Ces influenceurs qui poussent les jeunes Maghrébins dans les bras des passeurs
En Afrique du Nord, les passeurs font souvent appel à des influenceurs pour recruter des candidats à l’émigration vers l’Europe
Sur TikTok, Facebook ou Instagram, ils vendent à leur communauté l’illusion d’une vie meilleure, sans mentionner les dangers de la traversée clandestine de la Méditerranée.
Le journal conservateur suisse “Neue Zürcher Zeitung” a enquêté sur leurs motivations.
La photo que le “Prince de la ville” poste sur sa page Facebook en janvier dernier montre un jeune homme au look bling-bling, au cœur de Paris. Il fait nuit. Le “Prince” en question, lunettes de soleil sur le nez et capuche enfoncée sur la tête, pose devant une Tesla noire – portière papillon ouverte, sièges en cuir blanc, éclairage intérieur violet. À l’arrière-plan, la tour Eiffel baigne dans une lumière jaunâtre. Au-dessus de la photo, le “Prince de la ville” a écrit en arabe : “Ne sois pas triste, maman, mon avenir est de l’autre côté de la mer.” “Inch’Allah”, commente quelqu’un – “si Dieu le veut”. Et le “Prince” de répondre : “Il le veut.” Chaque année, plusieurs dizaines de milliers de jeunes hommes originaires du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, de Libye ou d’Égypte traversent la mer pour gagner les rives de l’Europe. En Suisse, en 2024, plus d’un demandeur d’asile sur sept venait d’un de ces pays.
Numériquement parlant, l’Afghanistan reste certes loin devant les autres pays de provenance, mais il faut rappeler ici une grande différence : si les migrants originaires d’Afghanistan se voient accorder l’asile en Suisse dans 80 % des cas, ce chiffre est inférieur à 2 % pour ceux qui viennent des pays du Maghreb. Les jeunes Marocains, Algériens et Tunisiens ne fuient ni la guerre, ni les persécutions, mais sont, dans leur immense majorité, tout bonnement en quête d’une vie meilleure. Au pays, ils n’ont pas grand-chose à perdre : beaucoup vivent dans la précarité, sans espoir de voir leur horizon se déboucher un jour.
Papiers d’identité brûlés
L’Europe, un continent qu’une longue histoire lie au Maghreb, culturellement et économiquement, est une terre promise pour les candidats au départ. Les influenceurs qui ont des accointances dans le milieu des passeurs, comme le “Prince de la ville” et ses quelque 40 000 abonnés, surfent sur ce sentiment. Ils le nourrissent et contribuent, par l’influence qu’ils exercent sur Facebook, TikTok et autres réseaux, à soutenir la demande d’émigration vers l’Europe. Ces jeunes hommes tenaillés par des envies d’ailleurs, ce sont les “harraga”.
Le mot “harraga” vient de [l’arabe] “brûler”, et fait référence à l’habitude des migrants de brûler leurs papiers d’identité et tout autre document personnel afin d’empêcher leur identification par les autorités européennes. La “harga” désigne l’émigration clandestine – ce sont en quelque sorte ceux qui brûlent d’envie d’affronter les obstacles pour aller tenter leur chance en Europe.
Sur TikTok, on voit ainsi des jeunes gens euphoriques détruire ou jeter leurs papiers d’identité. Des vidéos qui leur valent des dizaines de milliers de vues et de “j’aime”. Le “Prince de la ville”, qui aurait la quarantaine et vivrait à Paris, si l’on en croit son profil, est actif sur Facebook depuis août 2021. Un de ses premiers posts annonce clairement la couleur. Sur une photo, on voit quatre jeunes hommes à bord d’un canot pneumatique. La légende est en arabe : “Tu viens d’Afrique ? Tu te sens opprimé ? Tu es pauvre ? Tu détestes l’État et le gouvernement ? Tu penses à changer de nationalité ? Tu es malade et tu veux te faire soigner ? Alors, tu es comme nous – et ta place est parmi nous.” Des profils comme celui-là, on en dénombre des centaines, voire des milliers, sur tous les réseaux sociaux, surtout TikTok, mais aussi Facebook et Instagram.
Originaire de Tunisie, Yassine avait plus de 10 000 abonnés sur TikTok et une solide réputation. Le nom de son profil résumait bien la raison d’être de son compte : il y employait à dessein le terme tagti3a – une expression dialectale tunisienne désignant la “fuite”.
“Tu peux y arriver – et on va t’aider”
Ceux qui se faisaient conseiller par Yassine pour émigrer clandestinement vers l’Italie étaient “garantis de partir”, telle était sa devise. Une activité lucrative : quand les affaires tournaient bien, elles permettaient à Yassine de couvrir, c’est ce qu’il affirme, l’essentiel de ses dépenses courantes. Tous les influenceurs n’ont pas les mêmes principes : beaucoup ne font guère mystère de leurs motivations financières. Ils mettent en avant le fait qu’ils sont en rapport avec des passeurs ou des contacts et qu’ils peuvent, moyennant finance, prendre en charge le client de A à Z, du départ à l’arrivée dans le pays de son choix. D’autres, par solidarité et par conviction personnelle, témoignent gratuitement de leur propre expérience ou s’investissent dans une ONG de défense des droits des réfugiés et des migrants.
La frontière est souvent floue entre les activistes politiques, les influenceurs lifestyle et les chroniqueurs qui livrent leur témoignage en ligne. Le message, en revanche, est toujours le même : tu peux y arriver – et on va t’y aider. C’est aussi ce que dit Yassine. Par le truchement d’un homme de confiance à Tunis, [le quotidien suisse] Neue Zürcher Zeitung parvient à en savoir un peu plus sur l’homme qui se cache derrière le profil TikTok Tagti3a et sur ses activités. Ces dernières années, il s’est constitué un vaste carnet d’adresses avec des personnages qu’il dit indispensables à son activité : des policiers, des agents portuaires, des fonctionnaires locaux.
Ce réseau lui permet d’obtenir des renseignements sur les opérations prévues par la police ou les gardes-côtes, des informations dont il se sert pour aider ses abonnés à quitter le pays en toute sécurité. Difficile de vérifier dans le détail les affirmations de Yassine. Certaines sont contradictoires, mais l’essentiel de ce qu’il avance concorde avec les recherches que nous ferons ensuite et complète ainsi le tableau qui ressort de l’analyse des autres profils sur les réseaux sociaux.

Une répression accrue
La Neue Zürcher Zeitung tente d’entrer en contact avec d’autres tiktokeurs par divers moyens. Nous créons un profil par le biais duquel nous nous faisons passer pour un jeune Algérien de la banlieue française qui cherche un moyen de transport pour un ami d’Oran (Algérie) qui souhaite gagner l’Espagne. Nous recevons un message d’un nommé Ahmed. Dans un français approximatif mâtiné d’accent banlieusard, Ahmed dit pouvoir organiser une traversée entre Alger et Ibiza. “J’ai un ami qui partira avec un 150”, écrit Ahmed dans la messagerie. Il entend par là un bateau équipé d’un moteur de 150 chevaux. “Combien il demande, ton ami ?” nous enquérons-nous. “140 mellion DA”, estime Ahmed – 140 000 dinars algériens. Un peu moins de 1 000 euros.
On a du mal à savoir si Ahmed touchera quelque chose pour ses services d’intermédiaire. Yassine, l’homme au profil Tagti3a sur TikTok, affirme n’avoir jamais demandé quoi que ce soit à ses clients pour ses conseils ou ses services d’intermédiaire. Il refuse dans un premier temps de nous dire comment il gagne de l’argent, mais laisse finalement entendre qu’il a été abordé par un membre d’un réseau de passeurs en Italie et qu’il travaille avec l’organisation en question depuis 2021. Sa mission serait d’établir une relation de confiance avec les clients potentiels sur TikTok et de promouvoir l’émigration clandestine en postant des images et des vidéos alléchantes.
Yassine reste évasif sur les détails de leur collaboration. Quand nous insistons, il devient nerveux et rétif. Rien d’étonnant à cela : la peur de l’appareil d’État est grande en Tunisie. La Tunisie a signé avec l’Union européenne et l’Italie des accords qui l’obligent à endiguer les flux migratoires qui passent par la Méditerranée en échange d’un soutien financier. Voilà trois ans, le président tunisien, Kaïs Saïed, a par ailleurs promulgué un décret en vertu duquel la diffusion de fausses informations et de rumeurs sur Internet est passible d’une amende et d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Fin 2024, Yassine a mis un terme provisoire à ses activités, par peur de la répression.
“Cette putain de carte d’identité”
Comme des centaines de milliers d’autres jeunes hommes, Yassine s’était mis en tête de partir pour l’Europe afin de se donner des perspectives et de venir en aide à sa famille. À part “cette putain de carte d’identité”, plus rien ne le relie à son pays, tempête-t-il.Yassine, qui aide les migrants à “réaliser leur rêve”, a lui-même toutes les caractéristiques des harraga. Mais il est resté en Tunisie, grâce aussi à sa source de revenus sur TikTok. D’autres influenceurs ont sauté le pas depuis belle lurette et postent aujourd’hui des publications depuis l’Europe pour inciter leurs compatriotes à émigrer.
Talal Rabah, alias “Tati G13”, un des rappeurs les plus en vue de Tunisie, est l’un d’eux. Il a émigré légalement et vit aujourd’hui en France. Dans un de ses tubes, il raconte l’histoire d’un jeune homme qui quitte son pays pour aller chercher une vie meilleure à l’étranger. Le clip a été visionné plus de 13 millions de fois sur YouTube, auxquelles il faut ajouter quelques millions d’autres sur d’autres plateformes comme Spotify. Le nom du titre en question : El-Kazaoui.
“El-Kazaoui”, ou “Al-Casaoui”, c’est le pseudo d’un passeur marocain connu comme le loup blanc. Il vient de Casablanca, d’où son nom : “celui de Casa”. D’après certains médias marocains et est-européens, Kazaoui et sa bande opèrent aussi en dehors du Maroc. Ils auraient “tenu” la route des Balkans pendant des années, peut-être même est-ce encore le cas aujourd’hui – plus précisément à la frontière entre la Hongrie et la Serbie.
Personne ne sait si le rappeur G13 a touché de l’argent de Kazaoui en échange de sa vidéo promotionnelle, mais les spécialistes des questions migratoires le supputent.
Bateaux “ultrarapides” et “levers de soleil”
La traversée par la route occidentale, que ce soit entre le Maroc et l’Espagne ou entre la Tunisie et l’Italie, ne dure que quelques heures, selon l’endroit, la météo et le type d’embarcation. Les canots récents équipés de plusieurs moteurs hors-bord qui font parfois plusieurs centaines de chevaux peuvent atteindre les 50 km/h, voire plus. Les profils fourmillent d’images d’embarcations supposément ultrarapides, de moteurs puissants et d’hommes tout sourire. Le moteur fait partie des arguments de vente. Plus il est puissant, plus le prix est élevé.
Il arrive que le message soit sans détour : “Salut, une traversée est prévue à destination de Lampedusa avant la fin de l’année. Vingt passagers. En canot rapide (Zodiac), puissance moteur 60 chevaux. Le prix de la traversée est de 4 000 dinars tunisiens.” Soit environ 1 200 euros. Sur quantité de vidéos TikTok, les canots sont représentés voguant à pleine vitesse, devant un lever de soleil romantique qui se reflète sur la mer. Des hommes en gilet de sauvetage orange rient aux éclats devant l’objectif.
L’afflux de migrants dans les pays européens témoigne de l’attrait exercé par ces images. Mais, dans les pays du Maghreb eux-mêmes, les drames se multiplient dans le sillage de ces contenus postés sur les réseaux sociaux.En septembre, voilà six ans, un influenceur astucieux avait lancé à dessein une rumeur dans le nord du Maroc : un Zodiac amenait gratuitement en Espagne les jeunes candidats au départ. Sur Facebook, on avait vu fleurir des vidéos montrant des hommes triomphants criant “Viva España” à bord de canots.
Le 22 septembre, des centaines d’harraga attendaient sur la plage de Martil, non loin de Tétouan. Un bateau s’était bien présenté, mais il était vite apparu que la traversée ne serait pas gratuite, ce qui n’avait pas empêché la scène de se répéter les soirs suivants, les jeunes harraga convergeant vers la plage en question.
Le 25 septembre, la situation avait dégénéré : les gardes-côtes avaient ouvert le feu, il y avait eu de nombreux blessés et une étudiante avait trouvé la mort.
Des boucs émissaires venus du Sud
Difficile de mesurer la responsabilité des réseaux sociaux et des influenceurs dans cette cocotte-minute migratoire. Expert du sujet, Khalid Mouna avait déjà attiré l’attention sur ce phénomène explosif dans une interview voilà deux ans. Un marché gigantesque est en train de voir le jour, attirant toujours plus d’influenceurs, observait cet enseignant à la faculté de sciences humaines de Meknès, au Maroc.
Les influenceurs vendent de l’illusion sur les routes de la migration clandestine en sous-estimant les conséquences funestes qui peuvent en découler. Des milliers de personnes sont déclarées mortes ou disparues chaque année après avoir tenté de traverser la Méditerranée, et malgré cela la demande reste considérable.
Les réseaux sociaux sont devenus le repaire des passeurs, qui misent sur le sentiment de désespoir et de frustration si répandu chez leurs compatriotes, comme le constatent les diverses polices d’Europe. En octobre dernier, les ministres de l’Intérieur du G7 ont convenu de renforcer leur coopération avec les plateformes afin de mettre un terme aux activités en ligne des réseaux de passeurs.
Entre-temps, le durcissement de la politique européenne en matière d’asile se fait également sentir au Maghreb. Les gouvernements d’Afrique du Nord se heurtent à un dilemme : d’un côté, ils ont eux-mêmes intérêt à voir partir de jeunes hommes mal formés et mal intégrés. Seulement voilà, dans le même temps, les gouvernements européens accentuent la pression.
Des “milices” autoproclamées
En Tunisie, pays payé par l’Italie et l’Union européenne pour sécuriser sa frontière sur la Méditerranée, le gouvernement tente désormais de cibler les migrants venus du sud de l’Afrique. Et ces dernières semaines, des “milices” autoproclamées se sont attaqué à plusieurs reprises à des réfugiés et à des migrants venus d’Afrique subsaharienne. Les forces de l’ordre et les milices proches du régime ont multiplié les descentes et les expulsions. Rarement la situation avait été aussi tendue ces dernières années.
Sous l’effet de l’insécurité et de la répression, le sentiment de mal-être continue de se propager, garantissant aux passeurs un afflux régulier de candidats au départ. Les derniers chiffres laissent d’ailleurs penser que le nombre de traversées clandestines pourrait repartir à la hausse prochainement. Et, plus les conditions du départ pour l’Europe sont difficiles, plus les prix grimpent
** Le prénom a été changé.
Daniel Gerny, Beat Stauffer
Cet article du Neue Zürcher Zeitung a été traduit de l’allemand et republié par Courrier International
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