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Chasse aux blancs ouverte dans Abidjan

publié le 10/09/2012 | par Jean-Pierre Campagne

Nous étions en avril 2004, et je revenais en reportage dans un pays où l’on avait commencé à tuer des journalistes, à les enlever.
Guy André Kieffer avait été enlevé trois jours plus tôt. L’ami Jean Hélène avait été abattu.C’était un sale matin, un très sale réveil. La journaliste de RFI venait d’annoncer la mort de Jean Hélène. Abattu par un policier, la nuit, dans Abidjan. D’une balle dans la tempe, comme un chien. L’ami Jean, abattu.


La voix a murmuré à mon oreille, on va te trancher la gorge, avec toute la douceur assassine des vraies menaces de mort.
Pendant deux, trois secondes, j’ai eu du mal à comprendre que cette voix sans visage s’adressait bien à moi, j’ai mis du temps à admettre que la mort murmurée puisse venir ainsi bruisser à mon oreille, sans préavis, sans regard noir jeté, sans lèvres remuées. Toi, on va te trancher la gorge.Je ne me suis pas retourné. Dans beaucoup de contes antiques, il est dit qu’il ne faut jamais regarder la mort, sinon ton regard l’aspire, et elle vient se coller à toi pour t’aimer, à jamais.

J’ai avancé dans la cour défoncée du cinéma d’Abidjan, au milieu des Jeunes patriotes, et une deuxième voix m’a soufflé, toujours par derrière mais d’un ton plus clair, plus ferme, presque enjoué: Blanc, rentre chez toi!

Christophe ne s’était rendu compte de rien. Il était mon guide, mon ami,il avait du mal à démarrer sa voiture, à faire tourner les roues dans cette cour étroite du cinéma. je lui ai dit, allez, vas y, sur un ton peut-être un peu angoissé. Il a perçu mon malaise, et nous avons pu faire demi-tour en zigzagant au milieu des Jeunes patriotes, sans les heurter, surtout, ces jeunes doublement sombres, de peau et de coeur, pauvres et durs, roulant des yeux à la vue du blanc.

Au détour de la rue, j’ai mieux respiré, et j’ai pensé : tu as reçu presque en même temps la menace et le conseil. On veut te trancher la gorge, puis on te dit de rentrer chez toi. Alors, fais le , rentre.

Nous étions en avril 2004, et je revenais en reportage dans un pays où l’on avait commencé à tuer des journalistes, à les enlever.
Guy André Kieffer avait été enlevé trois jours plus tôt. L’ami Jean Hélène avait été abattu.

C’était un sale matin, un très sale réveil. La journaliste de RFI venait d’annoncer la mort de Jean Hélène. Abattu par un policier, la nuit, dans Abidjan. D’une balle dans la tempe, comme un chien. L’ami Jean, abattu.
La nouvelle venait, et revenait, et je ne comprenais pas, et je comprenais trop bien.
Lui, Jean, le doux, assassiné.
Je tournais en rond dans la chambre, tasse de café à la main, Jean, tué, lui, le journaliste intègre, l’homme mesuré, l’ami des courses folles de rugby.
J’ai appelé la rédaction en chef, j’ai proposé de faire un portrait de Jean, je me suis sauvé en plongeant dans le travail.
C’était le 21 octobre 2003, il y a quelques mois, dans la même nuit cassée d’Abidjan que cette nuit, qui feule comme un animal aveugle, si malade.

La chambre sent la climatisation humide, le moisi, la vieille cigarette. Pas moyen de régler l’air conditionné, vers trois, quatre heures du matin tu te réveilles d’un mauvais rêve, glacé.
Cet hôtel est vide, tout le monde évite Abidjan. Le longiligne envoyé spécial de Kofi Annan, croisé dans le hall au moment où il réglait sa note, semblait soulagé de partir.

Dans la salle de restaurant aux rideaux jaunes fanés, les serveurs s’ennuyaient, ce soir, souriant tout de même comme l’on sourit parce qu’on nous dit de le faire. Seuls avec toi un groupe d’une dizaine de noirs, blancs, jaunes, fonctionnaires de l’Onu, ils enquêtent sur les massacres de mars, dans les quartiers d’opposition d’Abidjan . Ils semblaient se forcer à plaisanter, à rire, le grand Burundais, la chef italienne, la latino et la Pakistanaise. Le monde au chevet de la Côte d’Ivoire, dans toute la complexité culturelle, linguistique, de l’Onu. Dans toute sa lenteur, sa componction. Son souci des détails, sa grande prudence envers les assassins.

Assassins de Jean, l’histoire tourne en boucle dans ta tête. La maison de Nairobi, ses sourires fugaces, la blancheur de ses jambes, quand, en short, au retour de la Somalie et de la folie, vous courriez après le ballon ovale aux rebonds capricieux, ce ballon charnu, primaire, sensuel que tous les hommes de la terre tentent d’attraper et de garder dans leurs bras, sur leur poitrine, à vie.
Coeur blessé, tu es, coeur mort, brûlé, l’ami Jean.

Kofi t’a fais voir l’immeuble où vivait Jean, sur le Plateau. Anonyme, haut, sans aucune beauté. C’était lui, tout en discrétion, en anonymat. Loin des maisons luxueuses de Cocody dans lesquelles s’endorment toutes les nuits des blancs de plus en plus saisis de peur.

La chasse aux blancs est ouverte, dans quelques temps ce sera l’hallali, tu le sens dans l’hostilité de la serveuse du bar de l’hôtel.
Seule, yeux noirs sur noir, elle affirme que les Français protègent les rebelles du nord, que sa famille est éparpillée dans tout le pays, ses parents, ses frères ne peuvent se voir, passer les barrages rebelles.

Toi, tu es reporter, écrivain, voyageur, avant d’être blanc ou jaune, Français ou Libanais. Mais elle ne veut pas de ça: elle te fige, te fixe dans le rôle qu’elle t’assigne dans ce théâtre de la cruauté qui bat le premier acte. Marre des blancs, des Français, et tu sens, dans les yeux noirs sur noir de la fille, les années de complexe, les générations accumulées de honte d’être noir dans ce monde dicté par les blancs. Et tu ne lui en veut pas, à cette Africaine qui mord ces siècles de colonisation, qui secoue l’échine, qui ose dire au blanc son fait. Enfin.

Mais tu te dis, et tu tentes de lui dire, qu’elle se trompe de combat, là, au moins, que c’est une affaire entre Ivoiriens, avant tout, de pouvoir féroce, sans partage. Et elle ne t’écoute pas, te demande si tu veux une deuxième bière, glisse devant toi une assiette avec des toasts au faux caviar défraîchi et vous vous regardez quelques secondes de plus, et vous constatez, ce premier soir au moins, que vous ne vous comprenez pas.
Même si tu n’a pas d’habit colonial dans ta tête. Tu es blanc, journaliste français. Tu es pour elle un collabo des méchants, des cruels.
Et tu finis une bière bien amère.

Tu n’as jamais aimé Abidjan.
Jean non plus, c’est une ville qui ne m’a jamais réussi, écrivait-il à une amie. Il y est mort.
Tu as éteint la climatisation, il commence à faire trop chaud. Tu étais dans ce même hôtel, il y a 15 ans, le Tiama. Il faisait gris, humide, étouffant. Tu partais couvrir la guérilla au Liberia, la guerre aux masques de carnaval que portaient les jeunes tueurs défoncés.
Tu avais levé la tête, quand le ciel s’était obscurci sous des milliers d’oiseaux noirs. Non, ce sont des chauve-souris, elles vivent dans les manguiers, t’avais dit un passant. Un petit tentait d’en abattre, avec sa fronde. Oui, c’est bon à manger.

C’était il y a 15 ans, tu ne connaissais pas Jean, les blancs proliféraient au bord de la lagune Ebrié. Il t’avait semblé qu’il ne
s’agissait pas d’un pays indépendant, pont Charles de Gaulle, boulevard Giscard d’Estaing. Feux rouges, les mêmes. Panneaux de sens unique, les mêmes. Le blanc colonisait tout, le vieil Houphouët complice. Le Gbagbo d’alors se faisait matraquer par les policiers dans les manifs. Dans un restaurant, la patronne française t’avait expliqué, ravie: deux fois par semaine, je me fais livrer par Air France des plateaux de fromages tout préparés d’un traiteur parisien. Les blancs blanchissaient jusqu’à leurs intestins.

Quinze ans plus tard, ils sont aux abois. Les manguiers du Plateau, le quartier des affaires, sont toujours là,les chauve souris,aussi. Les trottoirs sont de plus en plus défoncés, éclatés par les puissantes racines des arbres. Mais les regards croisés dans la rue sont plus glissants, plus distants, ô combien moins directs. Dans la lenteur, tu sens beaucoup plus de lourdeur, de réticence.

Tout à l’heure, après le meeting des Jeunes Patriotes , tu as marché dans la rue, refusant la peur des noirs, tu t’es toujours mêlé à eux, même dans les villes dures, à Nairobi, à Lagos, à Joburg, à pied, protégé dans le fleuve noir, noir parmi eux.
Au comptoir du Café de Paris, le patron aux joues creuses te dit, c’est curieux, Jean Hélène s’asseyait sur le même tabouret que vous. Tu as un mouvement de recul, comme si la mort occupait la place.

Il venait tous les soirs, dit le patron en chassant un petit cireur de chaussures. Toi, je t’ai déjà dit de ne pas entrer! Vous comprenez, ils ont l’air sympa, mais, certains, c’est des pourris, vous verrez.

En face du Café de Paris, la Sorbonne! Hé oui, sur ce terrain vague aux murs écroulés se tient une université à ciel ouvert, au sol défoncé. Ici, les Jeunes patriotes, légions de désoeuvrés, fourbissent des idées, des actions de plus en plus anti-françaises. La chaleur du midi écrase leur ardeur, tu t’es réfugié au frais, sous un gros ventilo qui brasse ce qu’il peut.
A une autre table, deux religieuses italiennes aux robes bleu pétrole déjeunent aussi. Tu ne reconnais pas la congrégation. Le
petit cireur s’est faufilé, tu lui abandonnes tes chaussures, il part avec. Tu te dis, s’il ne revient pas, je me retrouve pieds nus, à marcher sur l’asphalte brûlant. Il revient.
Et le patron est furieux.

Quand tu quittes le Café, au coin de la Sorbonne un jeune te lance Jean Hélène!, Jean Hélène!, d’un ton si cruel. Il sourit, il s’amuse, il se moque, ferait mieux d’arracher les ailes d’une chauve-souris! Doit faire 45 degrés à l’ombre. Tout colle, tout marine, pieds, chemise, souvenirs.

La nuit s’est faite, puis le matin est venu, gris-blanc, incertain, comme tous ces matins de villes africaines si humides.
Dans la lenteur de la lumière, les premiers gestes entrevus au travers de ta fenêtre, de ton hôtel pour riches: un terrain vague,la femme qui traverse la cour, bassine en plastique bleu à la main, elle allume un feu de charbon de bois, la fumée monte vers des chemises vertes et noires, un soutien-gorge blanc, qui sèchent. C’est ainsi, même en ville, l’Afrique bivouaque dans des ruines, dans des débuts de maisons imaginées.

Les premiers bus d’écoliers, et cet ascenseur vide, cette salle de restaurant au buffet maigrelet, des papayes sèchent dans un
plat et le croissant finit de décongeler.
Dehors, la chaleur te happe, tu zigzagues entre les racines du manguier, de rares blancs circulent en voiture, tu te croirais à Joburg, au temps de l’apartheid, quand pas un blanc ne marchait dans les rues. L’immeuble de Jean perfore le ciel blanc, et tu n’es pas à l’aise.

Le commissaire de police annonce: nous avons ouvert une enquête sur la disparition de Guy André Kieffer, aucun indice pour l’instant . Il transpire, sa bedaine comprimée dans un costume noir. Hé oui : après l’assassinat de Jean, Kieffer, journaliste franco-canadien,a disparu, trois jours avant ton arrivée. Il enquêtait sur les malversations dans la filière cacao, l’or noir de la Côte d’Ivoire. Ca sent pas bon du tout. Un journal a titré ce matin: Un mort sans cadavre. Ah, ils ont le sens du titre, et de l’humour.

Un photographe tente depuis le début de la conférence de presse de te prendre en photo. Tu te cache derrière ta main, devant son insistance. Flic ou journaliste?
Tu lui demande d’arrêter, il se défend, mon chef m’a demandé… Tu t’adresse au chef, et il te fait cette réponse crue, oh, si crue: vous comprenez, avec ce qui se passe, on ne sait jamais.
Ah, c’est sûr, après Jean, après Kieffer, on ne sait jamais, autant enrichir les archives photos!

Le soir, l’ami Koffi t’emmène là où Jean a été abattu. Un emplacement de parking de voiture, au pied d’un maigre acacia. C’est moi qui suis arrivé le premier, dit Koffi, il était étendu ici, ah, il saignait. A cent mètres du poste du policier qui l’a abattu. Aucun témoin, c’était la nuit. Jean attendait la sortie d’opposants qui étaient entendus par la police.
Tous les jours, les medias du clan Gbagbo attisent la haine des journalistes étrangers, de RFI, de la BBC, de l’AFP.
Que s’est-il passé dans la tête de ce policier? A-t-il agi sur ordre? A-t-il simplement cru bien faire en abattant un journaliste, le sergent chef Dery?
Deux jours plus tard, tu es, à ton tour, stigmatisé dans un journal pour avoir “calomnié” le président Gbagbo au cours d’un débat télévisé. Jean, oh Jean, ils sont devenus fous.

(J’écris ce texte en écoutant ‘Mississipi’ de Dylan, la chanson que Jean aimait tant. Il avait écrit: s’il m’arrivait quelque chose, j’aimerais que vous vous réunissiez en écoutant ‘Mississipi’. Ce fut fait dans ce temple de Mulhouse, avant ta mise en terre. Une Africaine pleurait, l’une de tes amantes. Et Luigia portait le deuil de toute l’Italie. Elle jeta sur ton cercueil une poignée de terre rouge, apportée du sol kenyan).

Ce fut dans le train qui m’emmenait à Mulhouse pour une exposition des objets africains de Jean que la red’chef m’appela: il fallait que je rentre à Paris pour me rendre au plus tôt à Abidjan. Car la chasse aux blancs, réservée jusque là aux seuls journalistes, prenait une folle ampleur. Les chiens étaient lâchés sur tous les Français, et ils chassaient en larges meutes.

Et je suis parti à l’arrachée, sans visa, le lendemain , sur un vol militaire, trois journalistes, trente commandos et quelques tonnes d’armement. Pendant l’approche furtive du DC 10 sur Abidjan, deux moteurs coupés sur quatre, ventre frôlant la lagune, j’ai pensé, si on prend un tir de missile, ça fera un beau feu d’artifice, avec toutes ces munitions.

L’aéroport d’Abidjan sentait cette odeur particulière des catastrophes, des défaites, des coups d’Etat et des moments qui font basculer un pays, un peuple.
Il sentait l’odeur encore tiède de la mitraille et celle surchauffée du kérosène qu’engloutissaient des avions cargos, des Hercules , des avions légers comme celui du président sud-Africain Thabo Mbeki, arrivé en médiateur. Dans le soir qui tombait vite, 18 heures, montaient les effluves atlantiques ; une Blanche pleurait sans cesse, accroupie, ses longs cheveux châtains mêlés aux branches de l’arbuste près duquel elle s’était réfugiée. De grandes portes en verre avaient explosé, et les millions d’éclats craquaient sous les pas. Un Transal à la queue trouée par un missile gisait immobile en bord de piste.

Un groupe de soldats français blessés, une dizaine, attendaient de monter dans le DC 10 qui t’avait amené, Roissy-Martigues-Abidjan. L’un d’eux t’a soufflé: si heureux de partir. Toi, tu arrivais. C’est ainsi, rapporteur de guerre, tu réussis enfin à arriver quand les autres sont si soulagés d’emprunter ton avion pour s’enfuir! C’était pareil à Addis Abeba, à la chute de Mengistu, en mai 1991, quand les Tigréens prenaient la capitale: l’air si délivré des rescapés à votre vue, qui courraient dans l’autre sens pour grimper dans l’avion ! Et à Mogadiscio, l’arrivée dans un petit coucou du CICR, coincé entre les cartons qui transportaient du sang pour les blessés, et en Angola…

Tu interviewes un couple franco-burkinabè qui attend un petit avion pour s’enfuir. Les premiers à filer. Et tu tapes ta dépêche, en bord de piste, assis sur une brouette renversée et tes genoux en guise d’écritoire, tu la finis au fond du bus militaire qui t’emmène vers le 43ième BIMa, coincé à droite par la crosse du Famas d’un soldat, et sur ta gauche par l’ami Aymeric venu de Libreville pour couvrir la même histoire de folie, la même histoire d’hommes perdus.

Elle pourrait être de Marseille, de la Canebière, Babette la pâtissière. Elle crie, elle éructe, elle vocifère de toute sa blondeur, de toutes ses rondeurs, ils m’ont tout pris, même les frigos, même les prises électriques, même les chiottes! Elle dit chiottes, Babette, et non toilettes, elle s’en fout, elle a le parler crû des blancs d’Afrique qui, à force de tutoyer le nègre, de le houspiller, ont oublié, souvent, les bonnes manières, le langage policé.
Même les chiottes! Dans la file d’attente pour la fuite, certains sourient aux propos de Babette. Ils s’en vont, vite, pillés,pressés de sauver leur peau. Alors, les chiottes volées, quelle importance?

Mais ce vol symbolise tout, il montre la rapine des Jeunes patriotes, la misère de ceux qui les ont suivis. Une cuvette de toilettes, ça vaut, en Afrique. Même dans les bidonvilles de Treichville et de Youpougon sans eau courante. Ca vaut sur un continent où l’on survit avec moins d’un euro par jour. Ca vaut, en plus de la jouissance de voler au Blanc, au riche.

Le mari de Babette soupire, lui murmure calme toi, mais non, elle explose, ses 30 ans de Côte d’Ivoire remontent d’un coup, tout un pan de sa vie vacille, si vite, elle avait une bonne vie, une bonne pâtisserie, de bons employés. Je les payais correctement, je ne les ai pas exploités. Alors, pourquoi? Et de vociférer : les Libanais restent, eux, ils vont tout racheter pour deux queues de prune! Hé oui, des Libanais, il y en a peu dans cette file qui attend patiemment de se faire enregistrer sur le premier vol de l’avion affrêté par le gouvernement français. Des blancs, pour l’essentiel, quelques métis. Une métisse, rageuse: Je vous le dis, je suis Ivoirienne, mais j’ai honte, j’ai honte!

La nuit tombe, des moustiques s’affolent de toutes ces peaux offertes, les insectes des herbes, des arbres, vrombissent.
Une jeune femme, très pâle, murmure: jamais je ne reviendrai, pour les blanches, c’est fini, nous risquons trop. Et Babette, son unique valise à la main, son seul bien, crie encore : on va les virer de France, ils nous renvoient, on va faire pareil!.

Et tu dors avec les autres reporters sur des lits de camp de l’armée, on vous réveille en pleine nuit, il faut quitter la salle, pour une autre pièce, plus petite, où vous vous retrouvez serrés, lits contre lits, dans le désordre des ordinateurs, téléphones satellites, caméras, pieds, bancs de montage, câbles, sacs de voyage qui sont l’arsenal des reporters du monde entier. Tu constates: que des hommes, une quinzaine, surtout des Français, mais aussi un Italien, Massimo, connu à Mogadiscio en 1993 , dans la déroute américaine et la stupeur, seconde après seconde.

Et d’autres, Eric, rencontré à Addis-Abeba en 1991, à la chute de Mengistu, il faisait ses premiers papiers pour Libé, il était coopérant, et avait pris un pseudo: Derek Stewart. Quatorze ans d’écart, Eric le fluet a pris du poids, au physique et au moral. Il s’est arrondi et fait sa dernière mission à Abidjan pour sa télé. Il se repliera sur Dakar après. Trop dangereux au quotidien, Abidjan, surtout avec une famille.
Et Pascal le photographe, croisé en Somalie. Avec toi, cette fois, depuis Paris. L’AFP l’envoie toujours sur des coups durs ; il dit : on m’oublie sauf pour les coups tordus ; il râle, il aime ça ; trois jours plus tard , il restera allongé un jour et une nuit, foudroyé par une insolation.

Il n’y a pas de tout jeunes, dans ce dortoir, plutôt quelques vétérans, des routiers confirmés à la dizaine de guerres, et des déjà lancés dans le grand bain, en Irak, en Afghanistan, dans une guérilla libérienne, un coup d’Etat africain… Très peu de hasard à leur présence dans ce dortoir, qui pue la vielle toile militaire moisie, sortie à la hâte des entrepôts. Leur route ne croise pas souvent celle des journalistes qui font du people, du politique, de l’économie, du culturel.

Ceux là taillent leur route à travers les conflits, hébétés par les guerres, excités par le danger, émus par la souffrance. La plupart sont devenus accros à la décharge d’adrénaline qui t’envahit au seul mot de départ, ou plutôt, à cette association de mots en désordre : partir, guerre, couvrir, vite, ya la!

Tout ça fait un cocktail de vies, de destins, de pensées, d’espoirs et d’ambitions qui, dans cette première nuit guerrière, vers les cinq heures du matin, se traduit par des grincements de lit sous les corps qui se retournent, agités, sur ces lits si durs, si étroits, des respirations saccadées, des yeux qui restent ouverts et des ronflements en rafales.

Le matin est gris sale. Une lumière de coup tordu, de départ en cachette, de destination risquée.
Le capitaine des forces spéciales, belle gueule de brun, te sourit, il te dit, on s’est rencontré à Madagascar, tu ne t’en souviens pas. Mais ça te plait, cet échange, tu te dis, si ça pète dur, il ne me lâchera pas.
Vous partez pour extraire de la nasse une centaine de Français réfugiés dans deux hôtels du Plateau: blindés, camions, jeeps et les trois voitures des journalistes. En queue de convoi, là où, dans un mauvais coup, on prend justement les coups. Mais le capitaine te fait comprendre qu’ils veilleront au grain.

Sur le pont qui enjambe la lagune boueuse, le convoi s’arrête, parlemente avec l’armée loyaliste. Un adolescent excité, tee-shirt jaune d’or, se roule par terre, il crie on a gagné, on a gagné! Pourtant, dans la nuit d’avant (mais tu ne l’apprendra qu’une fois de retour à Paris) , l’armée française a bloqué, sur ce pont, en tirant à la mitrailleuse 20 mm depuis des hélicos les Jeunes patriotes qui tentaient de passer. Mais le type au tee-shirt jaune d’or estime avoir gagné.

Un autre, regard las, digne, souffle : qu’ils partent, les soldats. On est bloqués, ça fait plusieurs jours qu’on ne peut plus aller travailler. On perd vite pied, sans nos salaires quotidiens. Il marche depuis un lointain quartier, les bus n’osent pas circuler.
Vous repartez à l’assaut du Plateau. Le convoi se scinde en deux. Le journaliste de TF1, devant toi, hésite, bloque la rue, vous vous retrouvez isolés, décrochés, sans escorte, tu t’énerves, emballes le moteur, le double, pour recoller au convoi déjà loin, recoller à l’histoire, ne pas la perdre, et la Japonaise tape du cul sur les nids de poule, elle est trop basse, si poussive, pas faite pour une opération commando, tu l’as louée la veille, sans vérifier son état, au seul loueur disponible sur Abidjan, et qui, au fil des jours, fera de bonnes affaires avec l’affluence de journalistes. Ah, profiteur de guerre, c’est un métier, presque un destin. Un peu de courage, de cynisme, et les euros/dollars tombent vite.

Nous avons retrouvé le convoi. Devant l‘hôtel, un membre du commando en position armée. Dans le hall, des blancs en rangs par deux, sacs ou valises à la main. Grands et petits, chemises froissées, mines angoissées, ils grimpent vite à l’arrière du camion, et le convoi repart, glisse en plein quartier des Jeunes patriotes, près de la Sorbonne. Des pavés ont été arrachés du terre-plein, à portée de main des jeunes. Ils sont une dizaine, huent les soldats français. Le convoi s’immobilise. Mauvais calcul, mauvais moment pour
s’arrêter.

Tu regardes Pascal, à côté de toi, vous vous êtes compris: il baisse son appareil photo au long objectif, le cache aux yeux des Jeunes patriotes. Pas le moment de les prendre en photo. Ils crient leur haine du blanc et tu te dis, quelle connerie, on se connaît pas, ils savent pas que je sillonne le continent depuis des années, que j’y ai vécu, qu’il m’intéresse, me fascine. Non. Ils me gueulent leur haine du blanc, du colon, du Français.

Je le suis colon, par l’histoire de mon pays. Sa politique d’exploitation des noirs. Et ça dure encore, on leur pompe leur cacao, leur café, leurs minerais stratégiques, on leur pompe l’air, et on leur donne peu, si peu, en retour. Du mépris, et une aide souvent détournée. Oui, tu es dans le mauvais rôle, par les pores de ta peau qui suent du blanc.

Les autres jours de ce novembre 2004 seront pour les blancs des jours de fuite, de peur et de détresse, leurs yeux noyés de pleurs, d’incompréhension. Les blancs sont devenus des réfugiés dans le camp du 43ème BIMa. Ils ont pris la place des noirs.
Il y a la petite blonde qui joue avec son caniche blanc, l’adolescente au nombril arrondi qui s’engueule avec sa belle-mère et qui pleure longtemps, le métissé trop noir pour les blancs, trop blanc pour les noirs, qui espère fort se faire accepter par les services du Quai d’Orsay qui enregistrent les futurs évacués.

Marc le planteur de papayes, vertical sur sa chaise, tout en blanche incompréhension, j’ai tout perdu, souffle-t-il, sa compagne ivoirienne ne peut le suivre car ils ne sont pas mariés, et il jure qu’il ne veut pas devenir un sdf en France.
La nuit, les Jeunes patriotes pleurent leurs morts près du camp militaire, leurs chants semblent s’élever du bois sacré des ancêtres.

Un matin, une jeune soldate au gracieux profil serre un bébé dans ses bras, Pascal la photographie, l’image partira dans l’heure qui suit, livrée aux journaux qui en feront leur une le lendemain.
Et des envoyés spéciaux déboulent encore, les moustiques dansent au soir dans le club-house de tennis où l’armée vous héberge. Vous dormez par terre, au pied de la table où vous travaillez, deux douches, deux toilettes pour une vingtaine de personnes. C’est ainsi, ce fut pire en Afghanistan, vous étiez une centaine pour cinq douches en hiver glacial(L’Américano-chinoise qui, un soir, a pompé toute l’eau chaude dans une douche interminable, insultée par les autres), ce fut plus confortable en Somalie, ou à Gaza (les vagues de la méditerranée, de ta chambre).

Peu importe les conditions, c’est l’Histoire qui court dans nos veines, et nous filons sur les routes incendiées écrire nos papiers, écrire l’histoire d’une humanité qui n’en finit pas d’entrer en convulsion.
La nuit, nous nous évadons de la base pour rejoindre un premier resto rouvert, retrouver un semblant de normalité. Puis nous émigrons vers un hôtel, un vrai, avec un vrai matelas. Les blancs s’enfuient par la lagune, l’école française est détruite, c’est toujours délicat de franchir les deux ponts de la lagune.

Tu pars avec des militaires de l’Onu, ils se la jouent cow-boys, leurs puissants 4×4 sautent les trottoirs. Sauf devant de petits gars aux gourdins et quelques machettes qui filtrent les abords de la présidence. Un Français qui a appelé les Casques bleus à la rescousse tremble des genoux, et le représentant de l’Onu soliloque dans une conférence de presse, coupé des réalités.

La nuit, vous buvez sec, tu ne stoppes pas aux contrôles routiers des soldats ivoiriens qui reviennent dans les rues. Tu es entré sans visa. Un jour, ils t’arrêtent, veulent t’embarquer au poste, tu as chaud, tu te défends, tu mens: j’étais avec le président cet après-midi pour un entretien. Ils te laissent partir, ils ont peur du chef suprême.Tous ont peur dans cette ville livrée à ses démons.

Le dernier avion part avec ses derniers évacués, huit mille au total. L’histoire est finie, mais la redchef te demande de rester quelques jours de plus, ce sont des jours plus lents, la tension baisse, tu sens la vague refluer. Un tournant vient d’avoir lieu dans l’histoire des blancs et des noirs, sur cette terre ivoirienne, et au-delà.

(Un mois après, vers Noël, tu constates: il n’y a pas eu un seul blanc tué, pas un seul dans cette folie de novembre. Et tu repenses à l’ami Jean).

Jean-Pierre Campagne


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