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Chez les jeunes Kurdes, l’appel des armes

publié le 02/11/2015 | par Luc Mathieu

A Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, la jeune génération n’attend rien des élections et se dit prête à se battre pour l’indépendance.


(photo AFP)

Besra, 24 ans, a tout de l’étudiante polie et posée. Chemisier blanc et jean slim, elle reçoit dans les bureaux bien rangés de Tevger, une association de la jeunesse kurde à Diyarbakir. Sur les murs, des photos de Nelson Mandela, Gandhi et Malcom X.

Dans les armoires, des fascicules qui dénoncent «l’invasion du Kurdistan»et «la légitimité de la lutte, sous n’importe quelle forme». Besra n’espère rien de ce scrutin du 1er novembre en particulier, ni des élections en général. «Gagner des sièges au Parlement signifie que vous intégrez le système, que vous travaillez pour lui, même si vous êtes dans l’opposition. La Turquie n’est une démocratie que sur le papier. Les élections précédentes ne nous ont rien apporté, les Kurdes n’ont obtenu aucun droit en intégrant le Parlement.»

Cette défiance ne surprend pas Enise Güneyli, députée du Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde. Agée de 28 ans, la jeune femme a été élue dans la province de Mardin lors des législatives de juin. Pour la première fois, le HDP avait obtenu plus de 10 % des voix au niveau national, privant de la majorité absolue le Parti de la justice et du développement (AKP), islamo-conservateur.

Défait et incapable de former une coalition, le président Recep Tayyip Erdogan a convoqué un nouveau scrutin le 1er novembre. «Mais bien avant cela, dès la défaite de l’AKP en juin, nous nous attendions à des provocations et à des heurts. Et nous savons qu’ils ne toléreront pas de ne pas récupérer la majorité absolue, quitte à aggraver la crise», explique la députée.

Méfiants.

Depuis fin juillet et l’attentat de Suruç, perpétré par l’Etat islamique (EI) selon le gouvernement et où 32 Kurdes ont été tués, les affrontements entre militants et forces de sécurité sont quasi quotidiens dans le sud-est de la Turquie. Le processus de paix lancé à l’automne 2012 est brisé. «Nous avons tenté de le rétablir mais l’AKP ne nous suit pas, il ne répond même pas à nos demandes», poursuit Enise Güneyli.

Déterminés, méfiants vis-à-vis de la démocratie turque, les jeunes militants kurdes se radicalisent. Eux qui ont grandi lors de la guerre démarrée en 1984 entre le PKK et l’armée, sont aujourd’hui plus revendicatifs que leurs parents. Les membres de Tevger ne veulent pas de l’autonomie pour laquelle se sont battus leurs aînés : ils réclament l’indépendance.

«Nous devons réveiller notre nation. Tous les Kurdes devraient être favorables au séparatisme. L’autonomie n’est pas suffisante et c’est de toute façon une question qui aurait dû se régler au Parlement. Nous sommes prêts à prendre les armes, mais pour l’indépendance», explique Roger Çaxer, 25 ans, l’un des responsables de Tevger.

Omer (1), 18 ans, tee-shirt sale et bras tatoués, est déjà passé à la rébellion armée. Il est sorti de prison au printemps après avoir purgé une peine de neuf mois pour «appartenance à un groupe terroriste». «Je pourrais bien y retourner bientôt, je dois encore passer en jugement», explique-t-il dans un café du centre de Diyarbakir.

Omer ne le revendique pas, mais ne le nie pas non plus : il appartient au Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H), affilié au PKK. Les membres de ce groupe clandestin, parfois âgés de 14 ans, sont aux avant-postes lors des affrontements avec la police ou l’armée kurde. Ils creusent des tranchées, montent des barrages et ouvrent parfois le feu dans les ruelles de Diyarbakir, Cizre ou Nusaybin. «L’Etat nous attaque, nous nous défendons, rien de plus», dit Omer. Ils n’ont plus besoin«d’aller dans les montagnes», l’expression consacrée pour signifier qu’ils rejoignent le PKK : le combat s’est déplacé dans les villes.

«Manipulés».

«Je les appelle la génération Mad Max, explique le poète Reha Ruhavioglu, l’un des responsables de Mazlumder, une organisation de défense des droits de l’homme. Les jeunes du YDG-H n’ont rien à perdre. Ils sont dans l’escalade. Quand ils bouclent un quartier, quand ils utilisent des armes lourdes comme des lance-roquettes, ils savent que la police répondra et les attaquera. Ils utilisent la violence pour la violence, mais ce n’est pas une violence politique. Ils ne sont pas réceptifs aux discours des organisations civiles. Seul le PKK les contrôle. Ils sont manipulés.»

 L’affirmation ulcère Omer : «C’est complètement faux. Notre mouvement n’est pas hiérarchisé. Nous sommes simplement de jeunes Kurdes et nous savons ce que nous voulons : l’indépendance. Personne ne nous manipule. Si les affrontements reprennent, je retournerai me battre, mais c’est moi qui le déciderai, personne ne me donnera d’ordre.»

Comme d’autres, Omer dit que sa détermination est née de son enfance. Son père, combattant du PKK, a été arrêté plusieurs fois, tout comme certains de ses oncles.

«Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été une enfant, je ne sais pas ce que c’est, dit Besra.J’ai grandi dans la peur constante de perdre mes parents, de voir disparaître mes proches. Mon père, mon frère, ont été jetés plusieurs fois en prison sans avoir eu droit à un procès. Aujourd’hui encore, si l’on sonne à ma porte le soir, j’ai peur que ce soit la police. Mais cette peur me pousse à agir et à demander plus que mes parents. Le monde a changé, ce n’est plus la guerre froide, des dizaines d’Etats se sont créés. Ils ont obtenu l’indépendance et la liberté. Pourquoi les Kurdes n’y auraient-ils pas droit ?»


«Notre victoire».

Les revendications de la jeunesse kurde se nourrissent aussi de la guerre dans la Syrie voisine et de la lutte contre l’Etat islamique.«La bataille de Kobané a marqué un tournant. Elle a changé l’état d’esprit des jeunes», affirme la députée Enise Güneyli. Alors que la ville menaçait d’être prise par les jihadistes à l’été 2014, des milliers de Kurdes de Turquie se sont mobilisés et ont rejoint les rangs des Unités de protection du peuple (YPG), le pendant syrien du PKK, qui combattent dans le nord de la Syrie. 

«Mon frère de 22 ans est mort à Kobané, confie Besra. Mes parents ont tenté de l’empêcher de partir, ils voulaient qu’il termine ses études. Mais il leur a dit qu’il n’était pas utile s’il restait à l’université, qu’il devait réagir et se battre.» Kobané ne fut finalement pas pris par les jihadistes. Après six mois de combat, les Kurdes du YPG et leurs alliés sunnites syriens, aidés par la coalition internationale, les ont repoussés.

«Le monde entier a observé notre victoire. Cela a entraîné une immense vague de sympathie à notre égard. Car même vous, en France, êtes menacés par l’EI. Mais nous ne devons pas nous contenter de cette sympathie, nous devons l’utiliser pour établir de nouvelles relations avec les pays étrangers», explique Roger Çaxer, de Tevger.

Dans le café de Diyarbakir, Omer dit qu’il n’a pas l’intention de combattre en Syrie. Son rêve est toujours «d’aller dans les montagnes» : «C’est ce que je veux faire depuis que je suis enfant. Mais ce n’est pas le moment. Pour l’instant, le combat est ici, dans ma ville. Hors de question que je n’y participe pas.»

(1) Le prénom a été modifié.

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