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Chronique d’un massacre annoncé

publié le 04/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Vendredi dernier, des miliciens hutus sont venus enfoncer la porte de l’orphelinat de la paroisse Saint-André. Là, dans un des quartiers les plus dangereux de Kigali, le père Blanchard cachait cent soixante-dix réfugiés tutsis. Surtout des enfants. Dehors, un camion vide attendait sa cargaison: cent soixante-dix morts.
Une massacre de plus? Oui. Sauf que celui-là était annonçé. Des milliers de Tutsis, hommes, femmes et enfants, restent piégés dans la zone tenue par les milices, terrés dans des hôtels, des camps, des orphelinats. Face à l’offensive des rebelles du FPR, les milices hutues et l’armée gouvernementale reculent. Derrière eux, ils laissent peu de réfugiés vivants. Tout le monde le sait. Déjà, à la mi-mai, il suffisait de traverser Kigali, de voir aux barrages la haine dans les yeux des miliciens et leurs machettes tâchées de sang, d’enjamber les corps de leurs victimes et de ressentir la terreur chez les survivants encerclés pour comprendre qu’ils étaient condamnés. Témoins, journalistes, responsables humanitaires, prêtres, casques bleus; tous ceux qui ont vu cela l’ont dit, écrit, hurlé. Que peut-on faire avec huit blindés et quatre cents hommes à peine? Voilà toute la force du dispositif international que nous avons consenti à laisser au Rwanda. Un mois que le général Roméo Dallaire répète, désespéré: « j’ai besoin de troupes! » Des semaines que des civils viennent le supplier: » Protégez-nous. Ils vont nous massacrer. Demain…Ce soir! » Et il reste là, impuissant, à recenser les morts de la veille. Ses soldats, eux-mêmes, recoivent des obus de mortier. Comme celui qui a tué Mbaye Diaye. Il était casque bleu et sénégalais. A Kigali, tout le monde l’aimait, à cause de son sourire lumineux, de son dévouement, de son courage. le vrai courage, celui de traverser la ligne de front pour apporter de l’aide aux réfugiés. Mbaye Diaye est mort, la gorge tranchée par un éclat d’obus. Assassinat annoncé: on ne laisse pas impunément sous le feu un carré de soldats démunis. Plus d’un mois que les images de cadavres envahissent la une des journaux. Jusqu’à la nausée. Un mois au moins que le monde a la larme à l’oeil. La communauté internationale a fini par décider, du bout des lèvres, d’octroyer cinq mille cinq cents hommes de plus et une cinquantaine de blindés aux malheureux casques bleus de Kigali. Où sont-ils aujourd’hui? Où sont les renforts promis? Nulle part. En tout cas pas à Kigali, devant l’orphelinat du père Blanchard. Parmi les pays sollicités, certains promettent un peu d’argent mais refusent de donner des hommes, et les autres se taisent. Mieux, les casques bleus, privés d’un aéroport régulièrement bombardé, ont du réduire leurs déplacements, faute de carburant….Depuis, on a célébré le débarquement des alliés et commémoré le massacre d’Oradour sur Glane. Et, entre deux discours sur les plages de Normandie, Bill Clinton, président des Etats-Unis, recommande discrètement à ses diplomates de ne pas employer le mot « génocide », parce qu’il sait que le droit international exige, dans ce cas, une intervention immédiate. On sait et on ne fait rien. On sait et on ne veut rien faire. Et tous les enfants du Rwanda peuvent bien continuer à se faire découper en morceaux sous nos yeux, tous les témoins du monde peuvent bien continuer à hurler, et tous les diplomates faire semblant de se pencher, le dos rond, sur ces dizaines d’Oradour-sur-Glane africains… Le monde s’en fiche. Il attend, avec quelques frissons d’horreur transitoires et un cynisme tranquille, la fin des massacres. Faute de victimes.


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