Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Colombie: le président aux douze balles dans la peau.

publié le 06/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Année terrible pour Ernesto Samper : les Américains ont placé son pays sur la liste noire, trois mouvements de guérilla menacent son pouvoir, et l’opposition réclame sa démission. « Elu de la mafia », ou au contraire « président courage » résolu à triompher du mal colombien ? Jean-Paul Mari a accompagné pendant une semaine l’homme que les tueurs du cartel de la drogue avaient laissé pour mort, il y a huit ans, sur une piste d’aéroport


Ce vendredi 3 mars 1989, à 15 h 45, quand Ernesto Samper, futur président de la République de Colombie, arrive aux urgences d’un hôpital de Bogota avec onze balles dans le corps, il est en état de mort clinique.
Dix-sept minutes plus tôt, il attendait un avion dans le hall de l’aéroport de Bogota. Dans sa mallette, son discours de précandidature à la présidence de la République. En face de lui, José Antequera, le responsable des Jeunesses communistes. Les deux hommes sont sur la liste noire du Cartel de Medellin. Et ils discutent politique. Le dernier souvenir de cette première vie d’Ernesto Samper, qui s’arrête à 38 ans, est la vision de José qui ouvre une bouche démesurée mais ne dit pas un mot, avant de s’écrouler sur le sol lisse de l’aéroport. Ensuite tout va très vite. Ernesto Samper se retrouve face contre terre, abattu lui aussi. C’est alors qu’il entend, comme dans un mauvais rêve, l’écho des détonations, les cris d’une enfant blessée et ceux des hommes de son escorte qui tentent de riposter.
A quelques mètres de là, les tueurs professionnels, pistolet-mitrailleur au poing, lâchent leurs rafales. L’un d’eux hurle à l’autre : « Achève-le ! » Jacquin, l’épouse d’Ernesto Samper, comprend qu’on désigne son mari. Elle se couche sur lui, pour le protéger des balles. On tire dans tous les sens. Jacquin se relève et traîne le corps de son mari vers le comptoir, sur une trentaine de mètres. En état de choc, Ernesto Samper note que l’index de sa main droite est arraché, qu’il laisse un fleuve de sang derrière lui, mais sans ressentir aucune douleur. On le hisse sur le tapis à valises et son corps s’en va, bagage sanglant, vers le hangar de l’aéroport. Une camionnette qui passe par là, un conducteur qui traverse le terrain d’atterrissage, et un hôpital où tous les chirurgiens sont exceptionnellement réunis en séminaire… Ce jour-là, il était écrit qu’Ernesto Samper, actuel président colombien, ne devait pas mourir.
Des quarante-cinq jours passés sur son lit de mort-vivant, il se rappelle l’image du cadran de sa montre arrêtée à l’heure de l’attentat et cette incroyable sensation de dédoublement où, son esprit flottant au plafond dans une étrange lumière, il observait son corps étendu, comme un objet étranger.
C’était il y a huit ans. Avant sa guérison, sa convalescence, et sa décision de reprendre le combat politique. Dans une Colombie prise depuis quarante ans dans la tenaille bipartisane des conservateurs et des libéraux, Ernesto Samper, prodige universitaire, professeur d’économie au profil démocrate-chrétien puis ministre du Développement à 31 ans, promet le « bond social » et devient le candidat libéral à la présidence. En juin 1994, il est élu président pour un mandat unique de quatre ans. Il a 43 ans.
De sa résurrection il garde aujourd’hui une affreuse cicatrice, cinq projectiles enfouis dans l’abdomen et une extraordinaire capacité à survivre. Quel autre homme politique aurait pu résister à l’année de feu qu’il vient de traverser ? Année 1996, annus horribilis : les Etats-Unis, hostiles à Samper, l’accusent d’avoir financé sa campagne avec l’aide des narcotrafiquants ; l’activité de la guérilla et des escadrons de la mort explose, la criminalité et le chômage augmentent alors que la croissance baisse. Année terrible où l’opposition demande, avec la force de l’exorcisme, la tête du président. Pour les uns, Ernesto Samper est « l’élu de la mafia », un politicien « audacieux, habile mais malhonnête », voire un petit notable égaré au sommet de l’Etat. Pour les autres, c’est un homme de fer, kamikaze tranquille qui fait son chemin contre vents et marées américains, déterminé à imposer sa vision sociale et à traiter le fond du mal colombien. Est-il parrain, petit Machiavel, roi fainéant, ou un « président courage » ? Suivons-le.
« Le président ne perd jamais ! », lance Ernesto Samper en posant sa raquette de tennis. L’oeil est rieur derrière des lunettes de myope. Week-end de détente à Hato Grande, la résidence présidentielle, à une heure de Bogota, une grande hacienda de style colonial offerte autrefois par le grand Bolivar au général Santander. « Nos ancêtres avaient du cal sur le dos », dit le président en me montrant le lit historique, dur et étroit posé dans la chambre nue où il aime venir travailler. Ce matin, dans la petite chapelle privée, nous avons assisté en famille à la messe, régulièrement perturbée par les allées et venues des treize chiens de la maison. Juste avant la partie de tennis en double avec son médecin et ses gardes du corps. Ici la sécurité est une obsession. Le président montre la direction des collines : « La guérilla est là, dans les llanos, à 80 kilomètres d’ici. On craint moins l’attentat que la prise d’otage. Capturer un président… Le rêve pour la guérilla, non ? »
Entre elle et lui, il y a en permanence trois cercles. Le premier : les 24 hommes de sa garde personnelle, qui ne le quittent pas d’un pouce et s’accroupissent dans les bains de foule pour repérer les armes dissimulées. Le deuxième cercle, un bataillon militaire, surveille le palais : « Il y a quelques semaines, ils ont découvert des lance-roquettes et des mortiers de 60 mm cachés dans les rues alentour. » Le troisième cercle, un régiment entier, contrôle la région où le président se déplace. Lui refuse de porter une protection individuelle : « On crève de chaleur avec un gilet pare-balles ! » Il montre son ventre couturé : « Voilà mon vrai bouclier ! » Et il rit ! Un garde lui tend un énorme fusil à lunette et veut prendre une photo. Le président prend la pose. Juste au-dessus de sa tête, on aperçoit dans un arbre la cabane en bois qu’il a construite pour son fils. Le bureau, les chiens, la cabane, l’humour permanent… Ernesto Samper, l’ancien prof, regard d’intellectuel dans un visage empâté, a des allures de père tranquille. Mais sur le court, quand il monte au filet pour smasher, on comprend que cet homme est un faux mou.
Le lendemain matin, à l’aube, le président part vers Bucaramanga, grosse ville industrielle au bord de la cordillère des Andes. On grimpe dans le Boeing 707 qui attend. L’avion présidentiel est simple, mais célèbre. Le 23 septembre dernier, quelques heures avant le départ d’Ernesto Samper pour New York où il devait prononcer un discours devant les Nations unies, un appel téléphonique anonyme avertit : « L’avion du président a été piégé ! » Quatorze sachets d’héroïne, 3,7 kilos de drogue, sont dissimulés à l’avant et à l’arrière de l’appareil. Si le Boeing avait décollé le nez chargé de poudre blanche, le président de la Colombie aurait pu être arrêté à son arrivée à l’aéroport Kennedy de New York comme… trafiquant. Le coup est un peu gros. Quand Ernesto Samper arrive devant l’ONU, c’est pour dénoncer dans un discours musclé ce genre de coup tordu dont raffole la DEA, l’agence américaine de lutte contre la drogue.
« Vous aimez les fourmis grillées ? », demande le président en m’offrant une spécialité de Santander, de grosses fourmis d’un centimètre au goût de cacahuètes, pop-corn local. On attache nos ceintures et on grignote. Délicieux. En plein vol, un conseiller lui tend un message : « La guérilla exige la démilitarisation de la région du Caqueta. » Samper secoue la tête : « Impossible. » Voilà des mois que les guérilleros marxistes détiennent 60 militaires. Le 1er septembre, ils ont attaqué au mortier la base militaire de Las Delicias. Bilan : 27 soldats tués. Et des prisonniers. Pour permettre les négociations, le président a accepté de retirer l’armée sur 14 000 kilomètres carrés, « plus de la moitié du Salvador ! » La guérilla fait de la surenchère. Les négociations sont rompues. Quelques mois plus tard, la guérilla s’offre une bataille du Têt en lançant une offensive aux portes de Bogota. « Pour faire la paix, il faut être deux. Et la guérilla a choisi le bras de fer », dit Ernesto Samper. Au-dessous de nous, entre les nuages, la cordillère pointe sa roche déchirée. Un territoire grand comme deux fois et demie la France, 15 000 guérilleros engagés sur une soixantaine de fronts. « Et trois types de guérilla : le M19, aujourd’hui démobilisé, les Farc communistes, liées aux milieux de la drogue mais qui rejettent le terrorisme ; et l’ELN [Armée de Libération nationale], terroriste mais hostile à la drogue. »
Sur les bancs d’université, Ernesto Samper avait un ami, Carlos Pizarro, un des chef du M19. Pizarro ! En 1986, dans un maquis clandestin au-dessus de Cali, j’avais rencontré cet intellectuel séduisant et romantique. « Dans sa dernière lettre, dit Ernesto Samper, il me disait avoir compris que la violence n’était pas forcément le bon chemin vers la démocratie. » Pizarro est mort assassiné. « Aujourd’hui, le sommet de la guérilla reste idéologisé, mais la base a sombré dans la délinquance. Etre guérillero est devenu une bonne affaire », soupire le président.
Il fait chaud et humide dans le vieil hélicoptère soviétique qui nous conduit au coeur de Bucaramanga. Sur les trottoirs, « le bataillon du corps des femmes d’acier », au garde-à-vous, en tenue de combat, casquette kaki et rouge à lèvres cramoisi soulignant avec soin des lèvres pulpeuses. Le président vient inaugurer un hôpital, un marché, un hôtel de luxe. Sur le chemin, dans le bruit des klaxons et des sirènes d’ambulance, la foule se presse, l’embrasse, lui tend des ex-voto, une lettre ou une Bible… Ernesto Samper est resté populaire. Au marché, l’heure est au discours social : « La révolution, c’est de donner une petite propriété à quelqu’un. J’ai reçu des critiques sévères venant de gens qui… n’ont besoin de rien ! » Assurer une couverture médicale à 15 millions de Colombiens, construire un demi-million d’appartements accessibles, créer un « filet social » pour les plus démunis, faire passer les investissements sociaux de 8,5 à 14,8% du PIB… voilà le leitmotiv : « Nous faisons une révolution silencieuse ! » En s’arrachant à Bucaramanga, le président a la mine d’un homme réconforté et les joues couvertes de rouge à lèvres : « Dans les moments difficiles, j’ai besoin de ces bains de foule. Ils me donnent de la force ! »
Il en faut pour résister au quotidien de la Colombie. Quand Ernesto Samper va au Théâtre national il apprend à l’entracte qu’on a découvert des téléphones mobiles dans les cellules des membres du Cartel de Cali détenus dans un quartier de « haute sécurité ». Et quand il fait un discours sur les violations des droits de l’homme, dans lequel il reconnaît la responsabilité de l’Etat et applaudit à la création en Colombie d’un bureau de contrôle des Nations unies, on l’informe à la sortie que les groupes paramilitaires d’extrême-droite, dont certains sont soutenus par l’armée, ont assassiné 12 paysans « communistes » d’Antioquia. Avant de les décapiter.
Violence et sauvagerie au quotidien, sur une terre qui exhale l’odeur acide de l’argent de la cocaïne. Dans les couloirs du palais, un proche conseiller du président tourne en rond, pris entre la rage et le désespoir : « Qu’est-ce qu’on peut faire dans ce p… de pays quand il n’y a même pas de Code pénal adapté ! » Arrêtés, condamnés, les narcos bénéficient d’une série de remises de peine : s’ils se livrent, s’ils parlent, s’ils étudient, s’ils se tiennent bien. Sans compter les grâces lors des fêtes catholiques ! Cinq ans de prison…, et ils sortent au bout de huit mois. Moins de cinq ans, et ils purgent leur peine à domicile. « Un système carcéral corrompu, sans budget ! 3 000 flics pourris qu’on a virés. A Cali, quand la police a voulu arrêter les trafiquants, les radio-taxis, aux ordres des narcos, ont provoqué des accidents et bloqué toutes les rues de la ville. » En privé, Ernesto Samper explose : « Toute ma vie je me suis préparé à gérer ce pays comme un monastère… et je me retrouve à la tête d’un bordel ! »
Pour le président, l’urgence est législative. Avec deux actes majeurs : une loi sur l’augmentation des peines, et surtout « l’extinction de la possession ». Extinction… Derrière ce terme technique se joue la rupture ou la complicité d’un pays avec les trafiquants de drogue. Au cours d’une longue promenade dans les allées de Hato Grande, Ernesto Samper, soudain très grave, explique l’importance de l’enjeu. Aujourd’hui, 45% des terres cultivables appartiennent aux trafiquants qui mettent leur bien au nom d’un homme de paille. Même jetés en prison, ils restent propriétaires. Ainsi « Napoles », fastueuse résidence de feu Pablo Escobar, dispose d’un aéroport privé, d’une piscine, d’un terrain de foot, d’un court de tennis et d’un parc zoologique… « Je veux une loi d’expropriation complète, insiste le président, qui remonte à 1974, aux origines du trafic. Leur interdire à jamais la jouissance de leur crime, le blanchiment, l’amnistie, la notabilité. Ces terres seront redistribuées à ceux qui en ont besoin. »
L’objectif – plus large – est aussi de laver la présidence des accusations de corruption qui ont marqué l’annus horribilis. Tout a commencé avec des écoutes téléphoniques entre des parrains de Cali et des subordonnés de Samper. Les enregistrements, rendus publics par les Etats-Unis, et les témoignages de deux de ses directeurs de campagne accusaient le président d’avoir accepté des fonds du cartel pour se faire élire. Les deux hommes sont désormais en prison, comme les leaders du cartel. L’enquête du Congrès colombien a déclaré Ernesto Samper innocent, mais les Américains ont interdit le président de visa. Il sourit : « Je n’ai plus le droit d’aller visiter Disney World… » Plus grave : Washington a « décertifié », disqualifié la Colombie, la privant de fonds et surtout de crédit de confiance. Terrible campagne de déstabilisation : « Je me suis rappelé les trois conseils que m’avait donnés François Mitterrand : « Pour affronter une crise, il faut d’abord résister, ensuite résister, et enfin résister ! » »
En privé, Ernesto Samper remarque que tout cela ressemble à un avertissement déguisé au Mexique voisin, et que les Américains n’ont jamais aimé sa politique sociale, opposée au néolibéralisme effréné de son prédécesseur, le président Gaviria, très prisé à Washington. Et il a révélé que les comptes en banque new-yorkais d’un de ses accusateurs, trésorier de la campagne, étaient passés de 70 000 dollars à 5 millions de dollars… « Ecoutez : je n’ai jamais nié que ma campagne électorale ait pu être infiltrée par l’argent de la drogue. Mais je ne sais pas comment, quand et par qui. Ecrivez, je vous prie : « J’ai toujours dit la vérité. Et la vérité est que je suis innocent ! » – Monsieur le Président, votre responsabilité politique ne vous obligeait-elle pas à démissionner ? – Ma responsabilité de chef de l’Etat est de défendre l’image internationale de la Colombie. Démissionner, c’était reconnaître ma culpabilité. Je préfère passer dans l’histoire comme le président qui a anéanti le narcotrafic plutôt que comme le président qui s’est fait anéantir par le narcotrafic. »
Reste à faire passer la loi. Cet après-midi-là, le coucher de soleil tropical embrase la façade du palais de justice, qui porte encore les impacts des balles de la guérilla du M19. Il y a dix ans, la « prise du palais » avait fait plus de 100 morts. En face, dans la salle du Sénat les congressistes s’accrochent à leur téléphone portable qui ne cesse de sonner. On décroche, on se lève, on marche, main en coin sur l’écouteur, pour d’interminables conversations secrètes. Il y a quelques jours, la « loi d’extinction » a été rejetée par 57 voix contre 55. Ernesto Samper a fait suspendre les débats, rencontré et convaincu l’opposition et les chefs d’entreprise : « Attention ! L’opinion va vous condamner. Vous porterez une responsabilité historique ! » Le Sénat cède, approuve la loi, mais il reste le plus difficile : le Parlement.
Course folle dans les couloirs de marbre glissant, entre les caméras de télévision et les policiers. On entre dans l’arène. Certains députés tremblent de peur parce que les hommes du cartel les ont menacés de mort ; d’autres parce qu’ils ont été achetés. Carlos Medellin, le ministre de la Justice, passe de l’un à l’autre. Son grand-père, directeur d’un grand journal, a été abattu par les hommes du cartel. Son père, juriste éminent, est mort dans la prise du palais de justice. « Ici la violence, on connaît », lâche le ministre. Sa fonction relève de la mission de kamikaze. Le dernier ministre de la Justice colombien que j’aie rencontré se cachait à Vienne, après avoir été blessé de cinq balles dans la tête. Souvenir fugace de cet homme, de son courage, de sa mâchoire en acier…
A Bogota, le scrutin commence. Un député demande un vote nominal. « Aïe ! Très mauvais pour nous ! Ils vont avoir peur… », grince le ministre. Les téléphones se déchaînent. « Cette loi frappe les trafiquants là où ça fait mal : le fric ! Nous menons une guerre. Un combat à mort, dit Carlos Medellin. Il nous faut 83 voix. 83… » Au tableau, des lampes commencent à clignoter. Quelques députés préfèrent quitter la salle. Les chiffres s’inscrivent : 79 pour, 80, 81… Un temps d’arrêt, Horacio Serpa, ministre de l’Intérieur, serre les poings… 82, 83 ! Approuvé ! Les députés s’embrassent. Emus. Au téléphone, le ministre de la Justice appelle le Palais : « Monsieur le Président, on a gagné ! » Le soir, Ernesto Samper lève les bras au ciel : « Vous avez assisté à un événement historique. J’ai l’impression qu’on a enlevé le piano qui m’écrasait la poitrine ! Venez me voir demain… On parlera de tout ça. » Il n’y aura pas d’autre entretien. A l’heure dite, au palais, le président n’est pas venu. Pris par une réunion de crise. Une bombe venait d’exploser vers Cordoba, 3 morts, 37 blessés… La Colombie !

JEAN-PAUL MARI


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES