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Comment les serbes nous ont déportés…»

publié le 17/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Intimidés, harcelés, expulsés : c’est l’histoire d’une famille kosovare, aisée et citadine, qui n’a pas voulu croire au pire et qui a vécu néanmoins, avec des centaines de milliers de compatriotes, le calvaire de l’épuration ethnique. Le récit, tel que l’a recueilli notre envoyé spécial en Albanie, jean-paul mari


Le mardi 11 mai, une demi-heure avant la fin de mon travail, un homme en civil est venu me voir. » Sa veste est déformée par la crosse d’un revolver de gros calibre. « Vous êtes Salajdine Kransniki ? ­ Oui. ­ Suivez-moi. On en a pour cinq minutes à peine. » Salajdine sait que toute question est interdite ; il obéit. On le dépose devant sa maison. « Vous avez trois heures pour prendre vos affaires. » Trois heures après, le flic est de retour. Salajdine a entassé sa famille, sept personnes, dans son Opel Kadett ; il a récupéré les papiers de la famille, le titre de propriété de la maison, son passeport et l’album de photos historiques qu’il a patiemment assemblées pendant trente ans. On roule, escortés par la voiture de police. Sur le chemin, ils croisent des villages aux maisons brûlées, des voitures abandonnées, des vaches crevées. Au poste frontière, le fonctionnaire garde tous les papiers, sauf le passeport que Salajdine a caché sous le tapis de la voiture ; il ordonne de démonter les plaques d’immatriculation du véhicule et montre le chemin de l’Albanie. « Nous avons eu de la chance, dit Salajdine, aucun d’entre nous n’a été maltraité. » En face, s’ouvre la barrière du poste de Morina. Salajdine démarre en laissant derrière lui sa maison, son travail, son identité et sa mémoire. C’était il y a un mois. Aujourd’hui, Salajdine aussi n’est plus qu’un réfugié venu du Kosovo. Comme la majorité des familles albanaises qui peuplaient Prizren et ont fini par prendre le même chemin que ce long convoi de paysans qu’ils avaient, un matin d’avril, regardé passer à travers la ville de Prizren, leur ville. « Au début, pourtant, entre amis, nous ne faisions aucune différence entre Serbes et Albanais », se rappelle Salajdine. « Au début… », pour lui, c’est l’époque où, jeune étudiant formé à l’école serbe de Prizren, il jouait en junior dans la fameuse équipe de football du Partizan de Belgrade. En 1968, Salajdine a 20 ans. Il range le maillot de foot de son adolescence et devient infirmier. Autour de lui, les Albanais sont travaillés par le démon nationaliste. Il y a Pashk, le catholique albanais, Hadjz, le musulman, et Mériman, qui deviendra plus tard ministre de l’Education du Kosovo : tous veulent un drapeau à côté de l’étendard serbe. Le 10 juin 1968, Salajdine et ses amis déposent une couronne de fleurs devant la maison historique de la Ligue de Prizren, fondée en 1878 pour affirmer la volonté d’un Etat albanais. On se retrouve avec un drapeau à la main, on marche, quelqu’un prend la parole, puis tout le monde se disperse. Le lendemain, certains manifestants sont arrêtés, accusés de délit de « nationalisme albanais » et condamnés à un ou deux mois de prison. Les amis de Salajdine montent une pièce de théâtre itinérant où l’on évoque l’épopée de Skenderbeu, géant du Kosovo du XVe siècle, moustachu et casqué, en lutte contre les Turcs. « Le public hurlait d’enthousiasme.., dit Salajdine, et les autorités serbes fermaient les yeux. » Chaque année, le jour anniversaire du 10 juin, les « conjurés » se réunissent en grand secret dans une maison sûre pour vider quelques bouteilles, chanter des hymnes nationaux, parler de Skenderbeu et de la manifestation de 1968. Désormais, les Albanais peuvent publier leurs livres, donner des pièces de théâtre ou des concerts. A l’hôpital, les rapports médicaux sont écrits dans la langue maternelle et les docteurs serbes protègent les jeunes turbulents en blouse blanche. Depuis 1974, Tito a accordé un statut de région autonome au Kosovo. Et ce sont les Serbes, maintenant, qui se plaignent à leur tour d’une discrimination. En 1981, une grande manifestation pour l’indépendance est violemment réprimée. Mais à Prizren, ville tolérante et cultivée où se mélangent Serbes, Albanais, Turcs et Roms, la vie continue, sans violence et sans drame. «Tout a changé avec l’arrivée de Milosevic », se rappelle Salajdine. Le 23 mars 1989, il supprime l’autonomie du Kosovo. L’Etat renvoie 6 000 enseignants albanais, ferme les écoles et les administrations locales. La guerre éclate en Slovénie, en Croatie et en Bosnie. Salajdine est affecté au service des ambulances de l’hôpital Boro-Ramiz. Entre médecins serbes et albanais, il n’y a plus d’amitié mais pas encore d’hostilité ; on veille à ne jamais parler politique dans le service. Le climat devient très tendu au printemps 1998 avec l’offensive des forces de police serbes contre l’UCK dans la région de la Drenica. « On a passé toute une année à manifester dans les rues de Prizren ; les indics espionnaient et les gens repérés étaient renvoyés de leur travail », dit Salajdine. Dans son service, en 1991, 80% des médecins étaient albanais ; huit ans plus tard, ils ne sont plus que 20%. Aux urgences, l’infirmier voit arriver des blessés par balles tombés au combat ou des hommes au visage gonflé, aux mains tuméfiées, battus par la police à coups de matraque et de batte de base-ball, soignés et renvoyés le plus vite possible chez eux. Salajdine continue à se rendre chaque matin en voiture à son travail, en prenant au passage Lela, sa voisine, une neuropsychiatre serbe. Simple courtoisie : « Avec les Serbes, on vivait l’un à côté de l’autre mais pas vraiment ensemble. » Salajdine note seulement qu’une infirmière vient au travail avec un revolver dans son sac à main. Les Serbes aussi se méfient. Le 24 mars dernier, première nuit des bombardements de l’Otan, personne n’ose sortir. Depuis le jardin de sa maison, à 600 mètres de la caserne, Salajdine voit « un missile frapper le bâtiment de l’armée, une énorme déflagration et des flammes éclairer la nuit ». Au petit matin, les paramilitaires et les policiers saccagent et pillent la plupart des commerces albanais du centre-ville. Kabashi, le grand magasin de voitures, est en flammes et le plus grand restaurant albanais, Blendard, n’est plus qu’un tas de cendres. Le téléphone de tous les Albanais est coupé. Dans les rues, les rafles ont commencé : « J’ai vu des gens qui faisaient la queue pour le pain. Une camionnette de militaires s’est arrêtée ; les soldats ont pris une dizaine d’hommes et les ont enlevés. » On fouille les voitures aux carrefours, aux barrages ; on cherche les Albanais de 16 à 50 ans, censés vouloir rejoindre l’UCK. Globalement suspects. Certains disent avoir revu les disparus, habillés en uniforme serbe, contraints de travailler à la fortification de tranchées, sur les routes ou près des casernes. Du coup, les hommes ne sortent plus de chez eux. Alors la police fouille la ville, quartier par quartier. « On envoyait les femmes ou les gosses de moins de 10 ans, à vélo ou à pied, prévenir les quartiers voisins de l’arrivée des patrouilles », se rappelle Salajdine. On craint surtout les paramilitaires, en tenue kaki, bandana ou calot sur le front, visage peint en noir ou strié de couleurs de guerre, armés de couteaux, de kalachnikovs, de grenades, avec des obus de RPG dans leur sac à dos ; ceux qui ont dévasté les villages environnants et parcourent maintenant la ville dans des voitures volées ; ceux qui chassent l’homme adulte, l’Albanais, dans Prizren devenue ville désertée. Un soir, Fatmir, un ami, jeune restaurateur, arrive chez Salajdine, bouleversé : son frère cadet a disparu. Il décide de se cacher avec son frère aîné une semaine au grenier. Le frère conseille : « Je reste avec les femmes en bas ; toi, tu pars pour l’Albanie. » Quitter Prizren ? Fatmir a fait le serment de ne jamais partir. L’aîné ordonne : « Il faut qu’un de nous s’en sorte. Tu pars ! » Un convoi passe le 31 avril ; Fatmir le rejoint, défait et honteux. Salajdine, l’infirmier, n’a pas quitté l’hôpital et continue, après son travail, à aller faire des piqûres gratuitement à ceux qui n’ont plus d’argent. Il sort toujours, même s’il a découvert des croix serbes inscrites sur sa porte, même après avoir lu une inscription officielle, « Plus de pain pour les Albanais ! », sur les murs de la boulangerie du quartier, même si sa femme doit faire la queue, de 4 heures du matin à 15 heures, pour obtenir du pain pour la famille de sept personnes : Julia la grand-mère de 72 ans, Salajdine, son épouse Myfida, deux de ses soeurs, Sadet et Resmiye, et ses deux filles, Atnora et Albulena. Salajdine possède une Opel Kadett, une grande villa de cinq pièces, un jardin, un emploi, une vie. Et il ne veut rien perdre. Et il a tout perdu. A son arrivée à l’autre côté de la frontière, c’est le choc. Pour les nationalistes kosovars, l’Albanie était un rêve. Devant eux, le mythe a piètre allure. Ce pays n’est pas un pays, c’est une carcasse. Un paysage de lendemain de guerre dans un Etat qui n’a jamais connu de bataille. D’abord, sur la première colline, une série de bunkers individuels, forêt de champignons en béton armé, épais de 60 centimètres, renforcés par des plaques d’acier suédois, l’équivalent du prix d’un appartement pour une famille. 600 000 bunkers en Albanie ! Plantés dans les champs, sur les crêtes, au milieu des fermes ou à l’entrée des cimetières, au pied des morts, sentinelles immobiles d’une Albanie des Tartares qui attend un ennemi improbable. Le chef-d’oeuvre de paranoïa d’Enver Hodja, l’ancien dictateur communiste, qui a transformé son pays de misère en une vaste maison de forcené, barricadée contre le monde entier. Pour le reste, les routes, succession de nids-de-poule, sont parcourues par des tracteurs déglingués et les Mercedes flambant neuves des mafieux locaux. Quant aux « villes », elles ressemblent aux camps de réfugiés de Gaza, avec des trottoirs-marchés aux puces et des magasins-foires à la brocante. Avec, sur le bord des routes, d’immenses complexes industriels chinois abandonnés, ferraille crevée, rongée, émiettée, déliquescente, comme le décor de studio d’une série B dont on aurait interrompu le tournage au début du siècle. Haut dans le ciel, en hélicoptère, on tangue au-dessus des sommets, secoué par des rafales de vent, entre les parois de canyons vertigineux, les méchantes épines des arêtes de pierre, la roche écrasante, tourmentée, et tout en bas des torrents bouillonnants et des forêts à la végétation accrocheuse… Vue du ciel ou au ras du sol, l’Albanie donne le vertige ! En arrivant ici, Salajdine et sa famille se sont arrêtés à la première ville, Kukës, 30 000 habitants et 100 000 réfugiés, où habite une cousine éloignée. Ils étaient déjà quatre à vivre dans un deux-pièces d’un HLM décati ; ils sont désormais onze à enlever leurs chaussures en entrant pour dormir sur le tapis du salon. Salajdine a eu de la chance. Moins que deux autres soeurs qui ont, dès l’année dernière, émigré en Suisse et en Allemagne, mais beaucoup plus que Selvet, la cadette des six soeurs, elle aussi ancienne infirmière, arrachée à son travail et expulsée dès le 21 avril sans avoir pu revoir sa fille et son mari. Ne reste qu’un gamin, Loric, 6 ans, blondinet aux yeux bleus, que Salajdine a réussi à amener jusqu’à Kukës, coincé sur le siège arrière, entre la grand-mère et un petit sac de voyage. Ce matin, la famille décide d’aller voir Selvet, abritée dans le camp de tentes monté par l’armée des Emirats arabes unis, venus droit de leur désert secourir leurs frères musulmans. On traverse la ville, entre les tracteurs bâchés, les camions humanitaires, les bunkers et la foule des réfugiés qui soulève la poussière de la route. Le camp des Emirats est là, après celui de l’armée italienne et de MSF. Sur la piste d’hélicoptère, à côté, des gosses ont découpé des bouteilles d’eau minérale en forme de pales et attendent le souffle des appareils qui se posent pour faire tourner le rotor en plastique de leur hélico miniature. Ici, il y a de la terre dans l’air ou de la boue dans les allées d’un camp surchargé. On se perd entre les zones « 1, 2, 3, 4… » et des numéros de tente emberlificotés. Selvet est au « J-9 », une grande tente de 10 mètres sur 15 qui accueille huit familles. A l’intérieur tout est net, rangé, avec ce sens scrupuleux de l’hygiène propre à tous les Kosovars. Selvet grimace en évoquant ces jeunes femmes, « petites paysannes incultes », qui ont accepté de porter le hidjab flambant neuf offert par les imams des Emirats. Le « J-9 » n’est pas une simple tente mais un véritable hôpital en exil, avec Hulaï, 40 ans, médecin spécialiste de prévention ; une autre femme docteur en pédiatrie, une spécialiste de la rééducation des sourds-muets, un dentiste et un ingénieur en informatique. « Le camp n’est pas mal organisé », diagnostique un réfugié, spécialiste en épidémiologie, « mais il y a trop de monde, et avec la chaleur il faudra faire attention aux infections. » Pour l’heure, les intellectuels s’ennuient ferme et occupent leurs journées à chercher de l’eau, une douche de fortune ou à évoquer Prizren, la ville douce et perdue. Le soir, après avoir écouté Voice of America, la BBC ou Radio-Tirana, Selvet évoque ces hommes menottés deux par deux dans un commissariat, les cris et les coups qui ont résonné pendant les deux heures qu’elle a passées là, ou bien ces blessés par balles accueillis en urgence à l’hôpital, le 24 mars, rescapés d’un « massacre » à Rando Brava, à 20 kilomètres de Prizren. Dans la tente, tous travaillaient au même hôpital que Salajdine ; tous ont été arrêtés, expulsés lors des opérations de police, mélange de purge politique et d’épuration ethnique. A l’extérieur, Salajdine et sa famille, interdits d’accès au camp, attendent Selvet derrière l’enceinte métallique qui les sépare désormais. Les doigts passés à travers le grillage, ils se touchent, s’embrassent, se chuchotent leur affection, la bouche de l’un collée à l’oreille de l’autre quand un hélicoptère décolle ou que l’émotion se fait trop forte. Longues retrouvailles. A la nuit, dans son HLM surpeuplé, Salajdine feuillette son album de gravures historiques et Julia, la grand-mère au visage de porcelaine craquelée, raconte le temps où elle ne voyageait que pour le plaisir. Julia, autrefois jeune fille mariée à 15 ans, deuxième épouse d’un mari âgé de 50 ans, riche et cultivé, qui s’efforçait de la séduire en lui faisant visiter le monde. Les yeux brillants, Julia dit qu’elle a adoré l’Allemagne et l’Autriche, ses rues propres et brillantes ; et la Turquie, ses mosquées où elle n’a pas prié, elle qui adorait faire le ramadan surtout pour la fête ; et la Syrie, le pays de Cham, Damas à la culture si raffinée. Autour d’elle, la famille écoute en souriant ces récits d’un passé où le Kosovo était en paix. Mais sur le balcon, face à l’ombre des montagnes qui glace les réfugiés de Kukës, Resmiye, la plus jeune des soeurs de Salajdine, ne rêve que de retour au pays. Elle avait étudié pour être professeur d’albanais ; la suppression de l’autonomie l’a forcée à finir ses cours dans une école nationaliste clandestine de Prizren : « On y allait le matin à pied, une par une pour ne pas éveiller l’attention, un cahier caché sous le pull. On étudiait sans table, sans chaise, assis sur un tapis, en écrivant sur le dos de l’élève voisin. » Etudes devenues inutiles… Resmiye s’est retrouvée vendeuse dans un supermarché de Prizren, ne s’est jamais mariée et se berçait d’Occident en écoutant les CD de Whitney Houston et de Céline Dion. Surtout ne lui parlez pas de revenir vivre avec des Serbes au Kosovo : « Le régime de Milosevic est terrible mais les civils serbes le soutiennent. Personne, parmi nos voisins, n’a eu un geste pour nous lors de notre expulsion… Personne ! » Resmiye regarde, angoissée, l’été qui s’approche : « Kofi Annan est venu dire ici qu’il « espérait » que nous rentrerions chez nous avant l’hiver…. » De toutes ses forces, Resmiye s’accroche à cet « espoir » car elle sait, comme tous les réfugiés de Kukës, qu’elle ne pourra résister psychologiquement plus de quelques mois à l’épreuve de l’Albanie, du froid, de la neige, de la boue, des camps et de l’ennui. Après ? « Je partirai, vers l’Europe, rejoindre mes soeurs. Ou aux Etats-Unis s’il le faut. » Avec Resmiye, ses soeurs ou sa grand-mère, ne parlez pas trop longtemps de l’avenir ; elles ne parviennent pas à faire leur deuil de Prizren, se cachent le visage dans les mains et finissent immanquablement par pleurer sur leur Kosovo, « à la fois si proche et trop loin d’ici ».

Jean-paul mari


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