Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Comment sauver le jardin d’Eden

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

L’exploitation des richesses minières et les mammifères venus d’Europe ont détruit la faune de l’archipel néo-zélandais. Aujourd’hui, l’heure est à l’écologie. Et la chasse à l’opossum est ouverte.


Dans le train, Margaret s’est collée à la vitre avec la vivacité d’une enfant qu’elle n’est plus depuis 70 ans. De Christchurch à Greymouth, la voie ferrée, qui s’agrippe aux flancs des Alpes du sud, enjambe une rivière de galets et de fleurs. Non pas quelques brassées mais une marée. Un déferlement rose et mauve qui bouleverse Margaret dont les lupins, dans son jardin de Cornouailles, sont loin de connaître une telle exubérance. Si le plus souvent les touristes visitent l’île du sud pour escalader les montagnes et descendre les rivières, Margaret s’en va vers le passé en souvenir d’une photo qui a enchanté son adolescence, celle de l’anatomiste britannique Richard Owen tenant par le haut du fémur un oiseau au cou de girafe qui le surplombe d’un bon mètre. La photo date de 1870 et le squelette du moa de plusieurs siècles.
Le moa appartient à ce temps qui commence alors que les terres qui deviendront la Nouvelle-Zélande se séparent du Gondwana et dérivent vers le sud. A bord de ce radeau, les dinosaures vivent et disparaissent sans que les mammifères, comme partout ailleurs sur la planète, ne leur succèdent. Exception faite des chauves-souris, ces îles appartiennent aux reptiles, poissons, insectes, oiseaux…qui vont évoluer sans se bousculer. Sans même voler pour certains. Comme le moa, volatile démesuré, cloué sur un sol où il n’avait rien à craindre…
A Greymouth, Margaret prend la route du nord, pour le bassin d’Oparara. Pays de grottes et de labyrinthes. Paysage de mousses et de palmes où s’accroche une lumière sous-marine. Dans ses caves gisent enchevêtrés des ossements de moas, vestiges d’un temps disparu. Quand les pirogues des premiers hommes rejoignent cette terre inespérée aux sources d’eau douce qui jamais ne s’épuisent, aux arbres qui montent jusqu’au ciel et aux oiseaux si gros qu’un seul suffit à nourrir toute une tribu, l’équilibre des îles vacille. Les Maoris vont tuer jusqu’au dernier des moas et, pour en extraire le jade, gratter ce ventre nourricier. Plus tard, les Européens le mettront à nu. Ils arrachent les arbres pour faire place aux fermiers, ouvre le sol pour qu’il livre son or, creuse des galeries pour en extraire du charbon si abondant que son exploitation se poursuit encore. L’équilibre est rompu à tout jamais.
Mais dans les forêts d’Oparara, quand les nuages se déchirent aux branches en écharpes de brume, la magie de l’ancien monde est encore perceptible. Il suffit de suivre le fil des araignées géantes ou le sillage des escargots à la chair bleue pour imaginer des moas qui avancent entre les fougères arborescentes, le cri des kiwis qui par milliers se répondent et le vol de cet aigle géant dont les ailes se déploient avec l’ampleur d’une voilure au vent “ Un fragment de paradis” a dit Margaret avant de reprendre le train, sans même un regard pour la mer de Tasman.
Pourtant, aujourd’hui, elle est en furie. Grise et blanche. Taillée à la hache par un vent rugissant qui emporte des paquets d’écume au delà de la route qui plonge vers le sud. Une mer à naufrage. Longtemps, elle fut le passage obligé pour rejoindre la côte ouest. Celui des explorateurs, des chasseurs de baleine et des chercheurs d’or. C’est en voulant sauver son chien, emporté par le courant, qu’un homme se jeta dans une rivière et remonta une des premières pépites. L’histoire ne dit pas si le chien fut repêché mais surgirent par dizaines des villages miniers où les rêves nourrissaient les prospecteurs plus sûrement que le minerai. Certains s’enrichirent et tous les autres repartirent encore plus misérables qu’ils n’étaient arrivés, abandonnant des villages surgis en quelques nuits comme celui d’Hokitika qui fut un des ports les plus exubérants de la côte avec sa centaine d’hôtels, de pubs et de bastringues. De cette époque, reste la nostalgie d’un temps héroïque, des éboulis de pierre creusés dans les montagnes que les mineurs attaquaient avec des lances à incendie pour fracturer la roche et des villages parfaitement reconstitués comme celui de Shantytown où les enfants viennent apprendre l’histoire de leurs grands-parents.
“L’île est riche et les hommes si gourmands!” Sur le trottoir d’Hokitika, aujourd’hui d’une terrible tranquillité, Ben ne mâche ses mots. Maori par sa mère et voyageur par tempérament, ce colosse porte au cou un hameçon de jade assez large pour qu’un requin blanc si casse les dents. “Les Pakehas ont pris les terres, rasé les forêts, exploité l’or, le charbon et maintenant, ils veulent nos plages!” Ben revient de Christchurch où il a, avec plusieurs autres Maoris, occupé une digue pour manifester contre la loi adoptée fin 2 004 par le parlement de Wellington dans le but de garantir l’accès public aux 18 700 kilomètres de littoral. “C’est ce que dit le gouvernement! Mais nos droits coutumiers sont menacés!” Par cette loi, les Maoris ne peuvent plus revendiquer un droit exclusif sur les plages. Ils ne l’auraient pas obtenu mais ces débats ont rouvert des blessures qui datent de la colonisation et du traité de Waitangi que les Maoris n’ont jamais cessé de contester du jour où il a été signé. Ben s’en retourne sculpter des pendentifs aux reflets d’absinthe pour les touristes qui filent vers le sud. “Ils sont souvent pressés” explique Ben “Il n’y a que Franz Josef et Fox qui les intéressent”.
Franz et Fox, deux glaciers qui font la paire. Ils ont pratiquement les pieds dans l’eau et sont les joyaux des Alpes du sud. Masse bleutée, suspendue dans le goulot des vallées mais habitée d’une respiration silencieuse qui, au gré des conditions climatiques, les fait avancer ou reculer. C’est dans cette région que se déploient les 12 000 hectares du sanctuaire d’Okarito qui a reçu pour mission de sauver le rowi, le plus rare des kiwis.
Ils étaient des dizaines de milliers, il en reste 200. Bien que de la taille d’un poulet, le kiwi est un oiseau aussi étrange que le moa. Pas d’ailes mais des moustaches de chat, des plumes qui ont la texture de poils, des narines plantées au bout du bec et un oeuf de la taille d’un melon que le mâle va couver durant environ 80 jours.
De tous les animaux qu’introduisirent les Européens en Nouvelle-Zélande, c’est l’hermine qui fut fatale aux kiwis. Elle ne les mange que petits mais 95% d’entre eux succombent avant d’atteindre l’âge adulte. Okarito est un champ de bataille, parsemé de 1 500 pièges conçus pour briser les reins des hermines qu’aucun poison n’a pu éradiquer. “ Cela revient à tenter d’endiguer une marée” avoue Chrissy qui travaille pour le ministère de l’environnement à Okarito. Des heures, des jours et des nuits à vérifier les pièges, à écouter le signal des émetteurs radios fixés sur les oiseaux, à s’inquiéter quand il disparaît. Sous une pluie presque quotidienne, le soleil étant ici l’exception. “C’est un travail fatigant, assez frustrant, les gens sur le terrain ne tiennent pas longtemps. Deux ou trois ans tout au plus.” Chrissy n’est pas certaine que la protection de la nature soit une évidence pour tous les Néo-Zélandais. “Il y en a qui protestent encore parcequ’il est interdit sur certaines plages, pour protéger les phoques, d’y promener son chien…” Des animaux aux jeux parfois meurtriers comme celui de l’histoire que racontent tous les écologistes du pays pour illustrer leurs propos.
“En six semaines, sur l’île du nord, un chien a tué 500 kiwis!”. Bevan flanquerait volontiers une muselière à tous les canins du pays et une raclée à leurs propriétaires. “Les gens ne se rendent pas compte des dégâts!”. Bevan le sait bien lui qui, dans le Kiwi and Birdlife Park de Queenstown, participe au programme ONE (Operation Nest Egg) qui consiste à récupérer des oeufs dans la nature et à les faire incuber en laboratoire pour relâcher les jeunes kiwis une fois franchie la barre des six mois et des mille grammes qui en font des proies trop grosses pour l’hermine. Si la marée, contre laquelle se bat Chrissy, venait à l’emporter, ONE serait la bouée de sauvetage des kiwis d’Okarito. A défaut de pouvoir éliminer les hordes de prédateurs installées sur les grandes terres du nord et du sud, de petites îles comme Codfish, Maud ou Kapiti, au large de la Nouvelle-Zélande, sont devenues -après avoir été nettoyées de toutes les espèces indésirables- les forteresses où survivent les rescapés. Des kiwis, des takahes aux plumes mauves, des tuataras, reptiles aux allures de lézard qui furent les contemporains des dinosaures…
Le vent venu de l’Antarctique, aussi tranchant que le fil du rasoir, immobilise les avions de Queenstown. Dans l’aéroport, les Japonaises profitent de l’attente pour essayer des vestes en peau d’opossum. Importés d’Australie et relâchés dans l’île du sud en 1837, ils ont traversé tout le pays pour atteindre, en 1990, l’extrême pointe nord du pays. Plus nombreux que les moutons et d’une voracité de sauterelle, ils sont la plaie de la Nouvelle-Zélande. Leur population est estimée à 60 millions et autant de dollars sont dépensés par an pour tenter de contrôler des opossums qui, chaque nuit, avalent 20 000 tonnes de feuilles. Aucun arbre ne les rebute avec une préférence pour les pousses les plus tendres. Dans un pays où, dans les années 80, porter une fourrure relevait de la provocation, afficher du poil d’opossum est aujourd’hui considéré comme un acte de salut écologique…
Des autocars finissent par emporter les passagers vers Christchurch. En ce début d’été, il neige. C’est le monde à l’envers, jubile le chauffeur qui montre l’horizon où palpitent d’étranges lueurs. Echo assourdi des aurores australes qui, encore plus loin vers le sud, accrochent au ciel des draperies embrasées.

Copyright GEO 2005