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Côte d’Ivoire : la paix en rodage

publié le 26/04/2011 | par Jean-Paul Mari

Les fonctionnaires n’ont pas repris le travail, les banques demeurent fermées, et le centre des affaires de la capitale est à l’abandon. Même si Abidjan a retrouvé un semblant de vie normale, l’État ivoirien reste en panne…


Abidjan, le 13 avril

Ce n’est plus la guerre mais ce n’est pas encore la paix. Un moment étrange où les gens du peuple écarquillent les yeux en se demandant ce qu’il reste du passé, du danger, de la mort qui a rôdé à Abidjan pendant près de cinq mois après une élection présidentielle qui a tourné à la guerre civile. « Libérés ! », les gens se répètent le mot, comme un talisman. La guerre n’est plus omniprésente, les cadavres gonflés ne traînent plus sur les trottoirs, les milices ne sillonnent plus les rues en tirant par les fenêtres des 4×4, les nuits ne sont plus faites d’explosions, de feu, d’angoisse, de cauchemars.

Abidjan devrait exulter. Pourtant, la capitale hésite. Quelques taxis et des bus bondés ont bien refait leur apparition. Les magasins et les supermarchés qui ont échappé au pillage ont rouvert. Un semblant de vie normale. Mais l’Etat reste en panne.

Le quartier fantôme du Plateau, centre des affaires, a des allures d’interminable jour férié. L’appel du nouveau gouvernement à la reprise du travail est mollement suivi. Un fonctionnaire de l’Assemblée nationale, fidèle serviteur de l’Etat, s’est présenté à la demande de son administration. Il a trouvé l’entrée barrée par un cadavre en décomposition et des bureaux ravagés : «Les pillards ont volé tous les ordinateurs, tout fouillé, tout renversé. Je ne sais pas si on pourra travailler avant deux, trois mois. » Parfois, les bureaux sont intacts, mais ce sont les employés qui sont absents, exilés à la campagne, calfeutrés, craintifs.

La guerre est finie ? Alors pourquoi reste-t-il tout un quartier d’Abidjan interdit à la vie, obscur et dangereux ? A Youpougon, une zone tenue par les partisans de Laurent Gbagbo, président déchu, 3 000 hommes en armes interdisent l’entrée du quartier, multiplient les barrages, résistent encore et encore. Ils sont cernés. D’un côté, la lagune; de l’autre, l’autoroute et de grands boulevards tenus par les troupes du nouveau gouvernement Ouattara. En attendant le résultat de négociations ou l’assaut final. A l’intérieur de Youpougon, la majorité de la population est favorable à l’ancien président.

Mais il y a les autres, tous les autres, opposants à Gbagbo, originaires du nord, du Mali, du Burkina. Ceux-là n’ont pas de carte d’identité ivoirienne. Fuir leur est impossible. Ils savent ce qu’ils risquent à se présenter au premier barrage au coin de leur rue. «Là-bas, chaque nuit, on tire dans la rue, on traque, on tue », dit Honorin, informaticien réfugié à l’hôtel où il travaille. Il a perdu deux amis en quelques jours. Le premier a entendu des hommes armés fracasser sa porte d’entrée. «Des Libériens», dit Honorin. Ils ont hurlé en anglais « Money ! Money !», avant de l’abattre de deux balles dans la poitrine. Le deuxième a entendu du bruit dans son jardin, s’est levé, est allé voir. Une rafale de kalachnikov dans les jambes, une autre dans le corps. Chaque jour, au débarcadère du bateau qui vient de Youpougon, de nouveaux réfugiés arrivent, porteurs d’histoires d’exactions, de faim, de terreur et de mort.

« Sauver la patrie »

La paix est en rodage, neuve, fragile, entourée du mystère des disparus. Il y a les anonymes, ceux dont personne ne parle. Et quelques autres grands absents. Laurent Gagbo a été expédié vers le nord, à Khorogho, sous bonne garde. Simone, sa femme, « dame de fer » ou « dame de sang », est toujours prisonnière à l’hôtel du Golfe. Désiré Tagro, l’ancien ministre de l’Intérieur, est mort dit-on « de ses blessures » … sans combattre.

Enfermé avec son président dans la résidence, il a été vu sortant un mouchoir blanc à la main, prêt à négocier. A son arrivée à l’hôtel du Golfe, il avait le visage en sang, sa mâchoire pendait, brisée, comme emportée par une balle, blessure horrible. Puis il a disparu. On a évoqué une tentative de suicide, une hémorragie. Et on l’a oublié. Charles Blé Goudé a tout fait, lui, pour disparaître. Pendant la crise, le « général de la jeunesse », chef des milices des Jeunes Patriotes, était partout, tribun de la rue, toujours prêt à vilipender la France coloniale, à exiger de ses troupes chauffées à blanc le sacrifice suprême pour «sauver la patrie».

Au moment de l’assaut, il n’était plus là. Personne ne l’a vu dans la résidence aux côtés du président qu’il était censé défendre jusqu’à la mort. Envolé, le « Général » combattant fanatique. Un conseiller du gouvernement, connu pour son sérieux, a annoncé son arrestation, l’a démentie aussitôt après, les rumeurs ont couru. Et plus rien. Disparus aussi, dans des circonstances tragiques, deux Français, enlevés par les forces de sécurité, à l’hôtel Novotel, quand les hommes de Gbagbo faisaient encore régner la terreur sur le Plateau.

Civils européens, politiques, criminels de guerre, Abidjan n’en a pas fini de courir après les fantômes de la guerre.


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