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Coups de foudre à Darwin

publié le 01/03/2009 | par Florence Décamp

De janvier à mars, dans le Territoire du Nord, les orages se déchainent et s’enchainent à un rythme effréné. Nous avons suivi un météorologue et un « chasseur de tonnerre » sous des éclairs échevelés.


Le temps d’un battement de cil, la foudre et le tonnerre tombèrent sur Mike. Il savait qu’il n’était pas loin du cœur de cet orage qui déversait sur Darwin une lumière d’argent fragmentée comme ces boules qui tournent au plafond des discothèques. Il avait reniflé une odeur de métal et senti ses poils se hérisser aussi vite que ceux d’un chat poussé vers une flaque d’eau. Il avait alors pensé qu’il était temps de se mettre à l’abri. Mais, soudain, ses oreilles claquèrent et un coup de poing en pleine poitrine le laissa chancelant sur des jambes de coton. « J’ai eu peur », dit sobrement le rescapé. Mais l’étrange hobby qui est le sien comporte ce genre de risque. Mike O’Neill est chasseur d’orages et poursuit de son appareil photo les plus beaux spécimens de ciels tourmentés.
A Darwin, dans l’extrême nord australien, les habitants partagent tous une même passion pour ces tempêtes qui crachent le feu. « Vraiment, nous adorons nos orages… Ici, ils sont totalement différents des autres… ». Il ne faudrait pas les confondre avec les lourds orages victoriens de Melbourne ou ceux de Sydney qui, en plein été, lâchent des écharpes de grêle sur les plages du Pacifique. « Ici, ils sont grandioses! » conclut le barman en plantant une ombrelle de papier dans les cocktails de businessmen indiens venus s’enquérir du prix des mines d’uranium. Sur la trajectoire de la mousson, les orages sont légion. En fin d’après midi, quand la terre est brûlante et l’air ruisselant d’une humidité qui ralentit les gestes, les nuages se pressent.
Accroché au volant de sa voiture, Mike regarde le ciel avec la nervosité de celui qui a promis la lune. Il y a bien quelques amoncellements au dessus de la mer, mais ils ne semblent pas vouloir s’approcher de la côte. Les orages sont imprévisibles, ils peuvent éclater comme des bulles de savon ou se gonfler en montgolfières. Se liquéfier en crachin ou embraser tout le ciel. « Il faut chercher des formations en chou-fleur » explique Mike. Des nuages blancs et brillants comme des œufs fouettés en neige. Tel Hector qui, chaque après-midi, dresse au ciel sa crémeuse pyramide. Ce cumulonimbus est une célébrité dans le monde de la météorologie. Il a été baptisé ainsi par les pilotes australiens qui, durant la guerre du Pacifique, s’en revenaient de mission vers l’aéroport de Darwin, utilisant comme balise Hector et son panache planté au dessus de Melville. Sur cette ile, à 80km au nord de Darwin, le relief, la température, l’humidité et les vents se conjuguent pour engendrer, de novembre à mars, chaque jour, au même endroit, un bel orage.
Hector et ses congénères apparaissent avec la saison humide qui, dans le Territoire du Nord, porte majuscule: le Wet qui alterne avec le Dry. Les pluies qui succèdent à la sécheresse. En trois mois, il tombe plus d’un mètre d’eau… Pour éviter les fioritures qui ne sont pas dans le tempérament des locaux, les Blancs ont coupé l’année en deux. Les Aborigènes, eux, la divise en six saisons dont Gunumeleng qui, en novembre et décembre, annonce la mousson. C’est un frémissement qui vient rompre l’engourdissement. Pas encore le temps des déluges mais celui des ondées aux gouttes épaisses qui nourrissent la terre. Les plaines exsangues se couvrent de vert tendre, les rivières chantent, débarrassés de ce manteau de poussière qui les avait laissées grises et minces comme un fil. Le Gunumeleng fait fleurir les nénuphars des billabongs où courent les jacanas aux pattes déployés en éventail qui leur permettent de se tenir, sans couler, sur les feuilles qui flottent à la surface. Il fait murir les mangues et les bananes qui accrochent à la brise un parfum de miel. C’est le temps de l’abondance, du plaisir. Les buffles se vautrent dans la boue tiède des marécages, les crocodiles cherchent une compagne et les orages font la sarabande.
En voilà un, enfin, qui dérive vers la terre ferme. Mike file sur la route, prend un chemin de traverse, se risque sur une piste rouge et battue qui fait tanguer la voiture entre les eucalyptus. « C’est souvent le plus difficile. Il faut anticiper la trajectoire de l’orage et trouver le moyen, à un moment, de couper sa route. ». Celui-ci nous attend, au bout du chemin, échevelé et phosphorescent. L’orage ne bouge plus, il respire d’un souffle de cheval. Mike chuchote comme s’il craignait que l’animal ne reprenne sa course. Mais les cacatoès, les cigales et les grenouilles s’en moquent, font un raffut à fendre les termitières géantes qui tendent leurs doigts de terre vers le ciel qui s’affole. Penché sur l’écran de son appareil photol, se frappant la nuque pour chasser les moustiques, Mike attend que son objectif emprisonne les éclairs. Il sourit à ces convulsions célestes qui ont changé sa vie. Il y a trois ans, avec femme et enfant, il est passé d’un extrême à l’autre, d’Adelaide tout en bas du pays à Darwin tout en haut. Peu de temps après, il s’est mis à courir derrière les orages. Il s’est fait frôler par la foudre à quatre reprises. La saison des pluies est pour lui la plus belle, la saison sèche, un tunnel de ciel bleu qu’il traverse en rêvant de temps ombrageux. A part ça, il travaille dans l’imprimerie du journal local.
L’orage a fini par lever l’ancre et Mike a plié son matériel. Sur la piste, il donne un coup de volant pour écraser un crapaud. Puis, un autre. Ces batraciens sont les seuls animaux -avec les moustiques- que l’on peut tuer sans être dans l’illégalité. Le Bufo Marinus, importé en 1935 d’Hawaii pour combattre un scarabée qui attaquait les champs de canne à sucre de l’état du Queensland, a pris la clé des champs et la route du nord pour atteindre le Parc national de Kakadu, classé sur la liste du patrimoine mondial. Ce crapaud, si costaud qu’il ne tiendrait pas dans deux mains réunies, est une vraie catastrophe. Il porte sur le dos des glandes chargées de venin qui paralyse un chien en moins de 15 minutes. Pas grand-chose peut en venir à bout, si ce n’est une voiture lancée à pleine vitesse… «Et de trois ! » crie Mike.
Par la fenêtre du bureau de météorologie où il travaille, Todd peut apercevoir Hector qui fut, en 2005, le centre de toutes les attentions. Plus de 100 scientifiques venus d’Europe, du Japon et des Etats-Unis, auscultèrent le prince des orages. Car si la prévision météorologique n’a cessé de s’améliorer au cours de la dernière décennie, les orages restent difficiles à anticiper. « Ils sont régis par l’interaction de plusieurs phénomènes » explique Todd «comme l’instabilité de l’atmosphère, la sécheresse de l’air en altitude, le taux d’humidité au sol, la variation du vent… » Ceux qui étudient les nuages veulent mieux comprendre comment ils se forment, comment ils transmettent de la chaleur qui se diffuse dans les couches supérieures de l’atmosphère, autour du globe. « L’idée est de créer des modèles informatisés pour améliorer les prévisions en matière de réchauffement de la planète… » Et pour observer le ciel, Darwin est un lieu idéal, avec assez de pluie pour faire pleurer d’envie le reste du pays qui se consume, depuis des années, dans la pire sécheresse qu’ait jamais connue l’Australie. A Darwin, en été, il pleut deux jours sur trois. De janvier à mars, il tombe plus d’un mètre d’eau alors que les régions du sud en reçoivent entre 7 et 10 centimètres. Avec les bouleversements climatiques de ces dernières années, l’écart ne cesse de se creuser. A l’ouest, pour parer au manque d’eau, Perth a inauguré une usine de désalinisation. A l’est, Sydney est train d’en construire une. Certains proposent même de tirer une canalisation pour descendre du nord cette eau qui, là bas, coule à flots et fait la vie facile aux fermiers.

« Vous avez vu cet orage hier ? Superbe non ? » Il y a trois ans, Tara a découvert, son premier orage du grand nord, crépitant sur la mer. Elle, qui était une nomade, allant de ville en ville, a décidé qu’elle n’irait pas plus loin. C’est la magie de cette terre que l’on croit seulement visiter et qui vous retient. Tara porte un sourire doux et des chaussures de mineur. Peut-être pour éviter que les crocodiles de la rivière Adelaide ne lui croquent les pieds. Depuis trois semaines, elle fait ce nouveau boulot, dompteuse de crocodiles. Sur le bateau et devant les appareils photos des touristes, elle accroche un morceau de buffle congelé au bout d’une canne qu’elle agite par-dessus le bastingage jusqu’à ce que l’animal se dresse à la verticale et referme ces mâchoires sur l’appât. Les crocodiles font partie de ce décor de jungles et de marécages entretenus par les pluies de la mousson. Le tourisme, les mines et les bases militaires forment le socle économique de la région. Les visiteurs veulent leur part d’exotisme. Ailleurs, les kangourous, ici, les crocodiles que les touristes ramènent chez eux sous la forme de porte clé, ceinture ou valise…. Longtemps chassé, le crocodile a bien failli y laisser la peau. Surtout celle du ventre dont la texture fait sa réputation à l’étranger. A Darwin, aujourd’hui, les seuls crocodiles à finir en sac à main sont ceux élevés en captivité. Depuis 1971, ceux qui vivent en liberté sont protégés. Ramasser ne serait-ce qu’un éclat de coquille d’œuf est considéré comme un délit et puni par la loi. Rares sont les rivières du Territoire du Nord qui sont dépourvues de panneau, planté sur la rive, indiquant la présence de crocodiles mais ils n’empêchent pas les accidents. Pourtant, les crocodiles, en moyenne, ne font qu’une victime par an alors que les orages tuent cinq à dix fois plus, principalement au nord de l’Australie.
« Ils ne sont pas si dangereux ! J’adore ces orages. Qu’y a-t-il de plus agréable que de s’asseoir sur sa véranda pour boire un verre en regardant tomber les éclairs ? » Après 41 ans passés à Darwin, Jane ne se lasse pas de la saison des pluies, celle qui rebute les touristes. Elle gonfle les rivières, coupe les routes, brouille les horizons et referme les portes du Territoire sur ses habitants ravis d’être enfin seuls. I« Nous aimons les orages mais nous détestons les cyclones ! » Ceux qui, en fin d’année, viennent régulièrement visiter le grand nord australien et ravivent les souvenirs laissés par Tracy qui détruisit la ville.
En cette veille de noël 1974, personne ne veut croire au danger. Cela fait quatre jours que le cyclone Tracy a émergé de la mer d’Arafura, à 700 kilomètres au nord-est de Darwin et les alertes ont été si nombreuses que les habitants ne les écoutent plus. Ils ne prêtent pas attention au ciel déserté par les oiseaux, aux centaines de cafards affolés qui s’agglutinent sur les murs et les moustiquaires des fenêtres. Jane se souvient qu’elle a poussé toute sa famille dans la buanderie, la seule pièce de la maison qui lui semble assez solide. Elle a bien fait : le toit s’envole, les murs se déchirent. Le cyclone arrache les clous, désosse les bâtisses, décroche des toits les tôles ondulées qui deviennent des rasoirs. A l’aéroport, l’anémomètre a enregistré des vents de 217km/heure juste avant d’exploser. Déjà détruite par les bombardements japonais pendant la deuxième guerre mondiale, Darwin est presque rasée. Tracy fait 65 morts et 150 blessés graves.
Ce soir, l’apocalypse semble se répéter. Inutile de compter les secondes qui séparent l’éclair du tonnerre. L’orage est ancré juste au dessus de Darwin, ourlé d’or par les derniers feux du soleil. La baie est si grande que la capitale du Nord semble chétive dans le crépuscule. Pourtant, elle pousse, bourgeonne de grues et d’échafaudages, se ramifie en de nouvelles avenues. Avec 115 000 habitants, elle ne cesse de grandir. Une augmentation de 2,5% entre 2005 et 2006, bien au dessus de la moyenne nationale. Dans le sillage de la croissance asiatique, le territoire du Nord compte assez de mines pour satisfaire tous les appétits, diamants, uranium, bauxite, or…
Les premières gouttes se brisent au sol qui, en quelques minutes, devient rivière. Fouettée par la pluie, la mer est agitée de gros bouillons où s’enfoncent les chalutiers qui rentrent au port. Le tonnerre tire au canon sur la ville, les éclairs se plantent en banderilles. Arrachées par les rafales, des palmes s’envolent avec des pirouettes de danseuses. Jane est sur sa véranda à siroter un tonic, le barman regarde par la fenêtre du restaurant où s’attardent les derniers clients. Sur la rivière Adelaide, Tara vérifie les amarres du bateau. Mike, lui, est reparti à la chasse.

Florence Décamp
GEO Magazine


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