Cris de femme: la guerre d’Algérie.
« En Algérie, les femmes cristallisent toutes les passions…Elles sont devenues la cible obsessionelles des islamistes… » D’emblée, le propos est fort. Dommage qu’il soit souvent faux. On a assassiné, souvent dans des conditions atroces, au moins trois cents femmes en trois ans. Une guerre ou une guerrilla civile dont le bilan estimé varie entre trente et quarante mille morts. Il ne s’agit pas exclusivement d’une guerre contre les femmes. Au delà de cette macabre comptabilité, il suffit d’avoir suivi la montée de la violence pour constater que les groupes armés islamiques ont d’abord tué des policiers, des gendarmes, des militaires, puis les hommes qui avaient accepté de siéger au CNT, le Conseil National de Transition mis en place par le pouvoir après l’interruption du processus électoral. Les islamistes ont aussi tué des fonctionnaires, des magistrats, des employés de mairie, représentants de l’état. Et des intellectuels, dont certains résolument francophones, ce qui a fait dire que ceux là étaient la « cible privilégiée » des islamistes. Puis ils ont abattu des journalistes, des vendeurs de journaux qui refusaient le mot d’ordre de boycott, des chanteurs de Raï, des coiffeurs, des femmes qui fument ou refusent de porter le voile…Arrêtons-là. Les ultras des groupes armés islamiques tuent tout ce qui représente le pouvoir, qu’ils veulent prendre, et tout ce qui va à l’encontre de leur modèle d’état islamique, qu’ils veulent imposer. On ne tue pas d’abord des femmes mais on n’hésite pas à les tuer, surtout quand elles disent haut et fort, dans une société résolument misogygne, qu’elles n’accepteront pas d’être des sous-hommes. On n’a jamais aimé entendre cela en Algérie. Et si le FLN a utilisé des combattantes pendant la guerre d’Algérie, il s’est empressé, une fois l’indépendance obtenue, de les renvoyer sèchement à leurs cuisines. Et en 1984, sous le gouvernement Chadli, bien avant l’explosion de la violence islamiste, le régime a instauré un « code de la famille » archaïque qui fait des femmes des mineures à vie. Le mot n’est pas exagéré: il faut la signature du père, ou de tout autre tuteur légal, pour avaliser le mariage d’une…femme-magistrat!
Autre propos ou chiffre fort, celui de » 10 000 veuves et 140 000 enfants orphelins.. », tous frappés, dit-on, par le terrorisme intégriste. Là, le regard devient borgne. Comme s’il y avait d’un côté un peuple de victimes et de l’autre une armée de fantômes. En oubliant que la guerre tue aussi beaucoup d’islamistes. Ratissages dans les quartiers populaires, exécutions sommaires, arrestations suivies d’une torture quasi-systématique, viols pendant les perquisitons…on ne peut plus ignorer que la guerre en Algérie est une sâle guerre. Elle touche un peuple entier et n’épargne aucune femme. On peut mourrir parce qu’on est femme et laïque; on peut disparaître parce qu’on est la soeur d’un militant islamiste. « Et que peut faire mon amie.. » dit une femme, « dont un des fils est islamiste et l’autre soldat? »
Le reportage, enfin, est parfois trop court quand il nous montre un rassemblement, dans une grande salle publique, pour la journée internationale des femmes le 8 mars 1995. L’organisation refuse avec force tout dialogue avec les islamistes. Sur la scène, devant un tribunal symbolique, une femme en blanc toute maculée de sang, vient apporter le « témoignage des morts ». » Ô vous les vivants! »..Le ton théatral, grandiloquent, laisse une sensation de malaise. On n’entendra pas le tribunal prononcer son verdict contre les islamistes: la mort. Dans la salle, il y a deux anciens ministres de Chadli et les images Tv seront largement diffusées à l’étranger. A l’extérieur de la grande salle Iben Khaldoun, une armée de policiers et des hélicoptères surveillent les environs. Un peu plus loin, dans Alger, une organisation de jeunes, réunis dans une salle plus petite, n’a obtenu aucune protection. Ils ont choisi leur nom, « RAJ », comme « rage » de vivre, parce que c’est ce mot qui les unit. Loin des partis, ils rassemblent laïques, jeunes féministes, islamistes et filles voilées. Ils vont dans les quartiers où les adultes n’osent plus s’aventurer, distribuent leur journal, parlent du Sida, de la toxicomanie, des droits de l’Homme, font de l’action sociale, essaient, en un mot, de tendre une passerelle fragile entre tous les Algériens. Le reportage nous montre la porte-parole du mouvement, Dalila Taleb, jeune femme à la tête nue. Elle vit à Bab-El Oued, ne parle pas d’elle, du danger et des menaces, elle ne se plaint pas. Et quand on lui demande ce que les jeunes veulent, elle répond: « La paix! Comme un besoin urgent. Ils veulent la solution la plus pacifique, le plus rapidement possible. Sept morts sur dix sont des jeunes. Assez de morts, de larmes et de sang! » De passage rapide à Paris, à un autre journaliste qui lui avait demandé comment elle voyait l’avenir, elle avait dit: » L’avenir? On ne peut pas le prévoir. Essayons au moins de le permettre… » C’est le moment le plus intéressant de ce reportage. Sans oublier les témoignages de femmes blessées, violées, survivantes qui parlent de leur blessure. En Algérie, l’horreur a plusieurs facettes. Celle des exactions des groupes armés islamiques est la plus connue; ce n’est pas une raison pour ne pas le répéter. Dommage encore que le final de l’émission s’adonne au lyrisme, avec portraits de femmes au ralenti, musique d’opéra et grand drapeau qui flotte au vent. Comme dans les films des années cinquante. Et qu’au lieu d’éclairer et de préciser, le propos laisse une impression de confusion. Pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui, cela n’est pas vraiment nécessaire.
Jean-Paul Mari.
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