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Amérique. Ouest sauvage. « Rodéo: dans les bottes de Clint »

publié le 08/12/2019 par Frederic Laffont

Il est né cow-boy dans un coin perdu du Texas. Depuis l’adolescence, Clint enchaîne les rodéos. Avec son père et ses frères, ils sont comme les doigts de la main.Il parle à son chien au téléphone. Ses amoureuses le quittent. Il croit à la liberté, au courage. Il est sûr que l’homme n’a pas marché sur la lune. Clint rêve d’une Amérique qui n’a jamais existé?
Par Frédéric Laffont.
Illustrations: Alain Pilon.

« Mon nom est Clint. Clint Cannon. Je suis cow-boy de rodéo.

Mon père, Jay Cannon, était cow-boy de rodéo.

Notre chien s’appelle Cowboy. »

 

Voilà six années que je connais Clint. De rodéo en rodéo, nous avons parcouru plus d’une fois le tour de la terre en voiture. En chemin, nous avons partagé des paquets de tacos, des bouts de banquettes et d’existence, des confidences et des silences.

 

« Pour arriver chez nous, prendre l’US 290 au Nord de Houston. Rouler une quarantaine de miles, sortir à Waller et, derrière le cimetière, sous le vieux chêne, se trouve la maison du père. La porte grince, mais elle est jamais fermée à clé. Si vous êtes avec nous, notre maison est la vôtre. Sinon, tant pis pour vous. Papa dit que s’il y avait que des cow-boys sur terre, on n’aurait pas eu besoin d’inventer le verrou. »

 

Clint est dyslexique. Lire et écrire sont pour lui des épreuves plus difficiles que d’affronter les ruades d’un cheval sauvage. Moi qui ne suis pas cavalier, je prête ma plume à mon ami. Pour la famille Cannon, les cow-boys sont parmi les plus chics types de la terre. Je suis le dernier qui pourrait les démentir.

 

« Waller, Texas, est le genre d’endroit dont on parle pas à la télé. On se plaint pas, on a tout, même un resto vietnamien. Chez Tam’s, le vendredi, c’est le buffet fruits de mer à volonté, et il y a pas d’autre occasion de voir passer une crevette dans le coin.

 

Avec nos 2092 habitants, Waller devient une petite ville avec des gens qui ne font du cheval que le week-end. La nuit, les lumières des faubourgs de Houston chatouillent l’horizon. La ville s’approche de nos jardins plus encore que les coyotes. La ville…

 

Un jour, ma fiancée m’a demandé de ne plus reprendre la route. Elle voulait plus rester seule avec les chiens, même l’orage lui faisait peur. Quitter le rodéo ? Comment peut-on abandonner son rêve quand on est sûr de son étoile ? J’ai repris la route, bien sûr. Et ma fiancée est sortie avec des filles de son salon de coiffure, des filles de 20 ans, toutes mariées, qui sortent le soir pour picoler. Peu à peu, mon ex a adopté ce mode de vie des villes…

 

Je suis pas célèbre à Waller, non, juste un peu connu. Mon frangin Kirby et moi, on est resté les frères Cannon. Kirby a sa maison pas loin de la nôtre, avec femme, enfants, chiens, chevaux, lave-vaisselle et tout ce qu’il faut. Moi, j’avais aussi mon chien, Cowboy, un cheval et ma fiancée. Elle allait être ma femme, aucun doute là-dessus. Au rodéo de Houston, elle avait même acheté les croix en bois pour les invités de notre mariage. Cinq semaines avant la cérémonie, elle est partie. Quand je suis rentré à la maison, la vaisselle m’attendait et, elle, ne m’attendait plus.

 

L’été, la maison s’efface du paysage pendant plusieurs semaines. Tous les jours, on va d’un grand rodéo à un autre, et les semaines deviennent des mois. On roule jours et nuits. Tucson (Arizona), Albuquerque (Nouveau-Mexique), Colorado Springs (Colorado), Nampa (Idaho), Cheyenne et Casper (Wyoming), Abilene (Kansas), Salt Lake City et Vernal (Utah), Salinas (Californie), Calgary (Canada), Deadwood (Dakota du Sud)…

 

La nuit, au volant, on a nos trucs : musique à fond ou fenêtre grande ouverte pour que le vent gifle le visage. De l’herbe à droite, de l’herbe à gauche, parfois une colline ou la mer. Allumer, éteindre la radio. Faire le plein. Rien d’autre à faire que parler de rodéo et des chevaux.

 

« Cowboy Cannon »

 

On passe des heures sur nos portables et je me demande comment faisait papa quand il devait s’arrêter dans des cabines avec des pièces de 25 cents ? A part le téléphone, rien n’a changé. Je vais aux mêmes rodéos que mon père dans les années 70. Quand je me perds, je l’appelle, il se souvient toujours où se trouve l’arène.

 

Comme dans le temps, on claque notre fric en essence et en frais d’inscription. Il parait qu’on est les derniers gladiateurs de l’Ouest ? Vrai, mais nous, on paye pour entrer dans l’arène : jamais moins de 100$ pour les petits rodéos des campagnes, plus de 500$ pour les grandes arènes.

 

Parfois, on nous donne à manger, mais il arrive qu’on reparte le ventre vide pour le prochain rodéo. On se déshabille pas tous les soirs pour dormir. Roupiller dans la voiture ou manger froid, pas de problème, le plus pénible est encore de faire des pleins à 100$, parfois deux ou trois par jour.

 

Si on gagne pas assez, la carte de crédit est aux abois et on doit rentrer à la maison. Parfois, il est trop tard. Une année, j’ai perdu ma fiancé ; une autre, Cowboy, est mort deux jours avant mon retour. Cowboy Cannon, mon gamin, mon chien. Le père et les frangins m’ont attendu pour l’enterrer. Mon frère Kirby a dit une petite prière. J’ai pas oublié les mots de papa : « On a perdu l’un des nôtres. La famille se raccourcit.

 

L’été 2006, j’ai cru que j’allais faire retomber la famille dans la misère. J’étais aussi sec que la Vallée de la mort. Au rodéo de Casper (Wyoming), 220$ l’inscription, j’avais perdu. Il me restait à peine 4$ en pièces dans la poche gauche et un billet de 5$ dans la droite, ça faisait dans les 9$. Dans une station service, j’ai commandé des œufs Bénédicte à 5.95$. Il sont arrivés avec une sauce orange infâme ; c’était même pas des Bénédicte.

 

En remontant dans la voiture, il restait plus assez d’essence pour arriver au prochain rodéo à Vernal (Utah). Inscription : 195$. J’ai tout réglé avec ma carte de crédit en espérant gagner avant le débit. Chez les Mormons, ils reçoivent bien les cow-boys. On peut manger chaud et ils coupent les cheveux gratis. L’apprentie coiffeuse m’a dit : « Mauvaise nouvelle, cow-boy, t’as deux tiques dans les tifs ! ». J’ai répondu : « Super ! J’suis un vrai plouc ! .

 

J’ai laissé mes deux derniers dollars et cinquante cents à la coiffeuse. Elle m’a sourit gentiment. J’ai encore perdu à ce rodéo mais, ce soir-là, j’ai dormi dans un lit. Un compétiteur du Montana avait réservé une piaule au Days Inn pour lui et sa femme. Ils venaient de se marier. Ils ne voulaient pas que je dorme encore dans la voiture, ils m’ont laissé un bout de leur lit.

 

« Tu es un champion »

 

Le lendemain, à Sheridan (Wyoming), j’ai fait 84 points, le meilleur score de la soirée, et empoché 3600$. Quand il veut, le destin fait bien les choses. J’ai appelé la maison pour annoncer que la route n’était pas finie et qu’on continuait le rodéo. Mon père et mon frère Kirby étaient fiers de moi.

 

De tous les SMS que le vieux m’envoie, j’ai gardé celui de ce rodéo de Sheridan :

« Sois un guerrier. Nous devons être plus forts que tous les autres. L’échec est impossible. Endurcis ton coeur et ton esprit, mais rends ton âme aussi sauvage que les chevaux. Contrôle et lâche tout. Tu es un champion et les champions trouvent toujours comment gagner. PAP. »

 

Pour partager les frais et être moins seul, je fais désormais la route avec Heath et Steven, deux autres cow-boys. Ce sont aussi des compétiteurs, mes rivaux si vous voulez, mais ils sont avant tout mes frangins du macadam. Quand l’un de nous faiblit, les deux autres sont là.

 

Heath est un cow-boy du Colorado, son père voyageait avec le mien dans les années 70. C’est un gars droit comme la I-80 W, quand on va de Californie dans l’Idaho (pas un virage sur 342 miles !). Sur les cols de ses chemises de rodéo « Shine4Jesus » (« Gloire à Jésus ») est brodé avec du joli fil.

 

Steven est Texan, comme moi. Il a posé sa caravane dans une forêt de Crossroads, avec une femme et déjà une petite fille, Alabama. On ne sait pas pourquoi Steven a appelé sa fille Alabama, il n’a même pas gagné un rodéo là-bas. »

 

Un matin, le père de Clint m’a demandé pourquoi je m’attachais autant à raconter leur histoire. Devinant qu’il avait quelque chose à me dire, j’ai répondu : « Je ne sais pas. » Jay a souri : « Notre histoire, c’est aussi la tienne ! ». J’ai beau ne pas chiquer, ne pas amidonner mes chemises et ne même pas porter de chapeau, j’ai beau être en désaccord avec beaucoup de leurs idées (sur la lune notamment), je devine que le cow-boy dit vrai. Avant et après les rodéos, j’ai été témoin des conversations téléphoniques de Clint avec son père, ses frères, ses copains, son amoureuse, son banquier et même ses chiens. Je connais des chevaux par leur nom et leur réputation. Les Cannon m’ont ouvert la porte de leur Amérique.

 

« Comme papa, comme Heath et Steven, je suis « bareback rider », le cheval sans selle est notre spécialité. Les cinq autres épreuves du rodéo ne nous intéressent pas vraiment. On tire nos chevaux au sort. Chacun a sa poignée, une main coincée dedans, l’autre en l’air. Quand la porte de l’enclos s’ouvre, il faut rester 8 secondes sur le cheval pour être noté. C’est un combat contre la bête et une valse avec une jolie femme ; on doit encaisser les ruades avec élégance sans jamais perdre le tempo. Deux juges nous notent sur 100 : 50 points pour notre style, 50 points pour la combativité du cheval (voilà pourquoi on espère toujours tirer les plus durs). L’homme ou l’animal, ça vaut pareil.

 

Parmi les milliers de gars qui tentent leur chance, on est une centaine à se battre pour finir dans les quinze premiers et gagner notre place pour les Finales de Las Vegas en décembre. On a droit à cent rodéos par an, et j’essaye de faire les cents, enfin si ça se passe bien…

 

Les médecins affirment qu’on prend plus de coups en 8 secondes qu’un joueur de foot américain pendant tout un match. Ils disent la vérité ! La question n’est pas de savoir si on va être blessé, mais quand ? En six années de carrière, je me suis fracturé trois fois le poignet et deux fois le bras, j’ai cassé quatre côtes, perforé mon rein et mon foie, reçu des coups de sabots là où personne n’aimerait en recevoir, je ne compte plus les KO, les nez cassés et les entorses aux chevilles, mon os orbital est fissuré, ma boîte crânienne aussi, on m’a greffé des bouts d’os ici et là, du titanium dans chaque bras, et j’ai dû me refaire totalement l’épaule après le rodéo d’Austin en mars 2008.

 

Ça coûte dans les 15.000$ une épaule, et on avait pas de quoi payer l’opération. Notre voisin a voulu nous aider, papa l’a remercié mais a dit qu’on allait faire ça à notre façon. On a fini par trouver un chirurgien qui aime bien les cow-boys, du côté de Dallas. Cinq heures et demie d’opération, il nous a fait un bon prix mais on a dû prendre un crédit. Toute cette saison, je suis resté à Waller, planté comme le chêne de la maison. Après trois mois de convalescence, j’ai remusclé mon épaule, cent pompes tous les matins. Autant d’abdos.

 

« 15 ans et un billet de 10 $ dans les poches »

 

Nous, les cow-boys, on est brisé de partout mais la pire des blessures, c’est quand le portefeuille saigne. On doit alors travailler pour 10$ de l’heure et arracher des mauvaises herbes avec des Mexicains. Pendant des semaines ou des mois, on met le rodéo entre parenthèse. Si les dettes sont trop grandes, la parenthèse se referme avec le couvercle du cercueil. Beaucoup de cow-boys finissent comme ça. On se plaint pas.

 

Je prends soin de ma santé. Jamais une goutte d’alcool n’a caressé ma langue et je surveille mon alimentation. Pas de burger, pas de beignet, mais j’aime les glaces. Entre deux rodéos, sur la route, on peut faire vingt miles juste pour en trouver. J’adore la Puissance Cacahuète, avec du beurre de cacahuète, des bananes, du soja, du miel, des excitants et du lait à 0%. Papa prend toujours la Puissance Cacahuète Plus, c’est pareil avec du sirop de fraise.

Quand on était gosses, notre père nous faisait la cuisine pour 3$ max : c’était soupe à la tomate à gogo, riz, haricots en sauces et saucisses. Nous, les trois frangins, on se dépêchait d’avaler. Papa supportait pas de voir nos assiettes vides. Le premier qui finissait recevait du rab. Aujourd’hui encore, je mange vite.

 

Le père peut citer un à un tous les chevaux qu’il a monté en douze années de carrière, mais il ne se souvient plus exactement quand ses parents sont morts. Jay Cannon a grandi dans un Houston qui n’était encore qu’une petite ville. Il a vu construire la Galleria Shopping Center. Là où il y avait des champs, c’est devenu le plus grand mall du Texas. Là où il chevauchait, cinq ans après, il y avait des embouteillages. « L’homme crée ses propres problèmes », c’est une phrase du père. Un monde s’est écroulé sous ses yeux.

 

Quand il a dit à ses vieux qu’il voulait être cow-boy de rodéo, sa mère lui a demandé pourquoi il voulait devenir Mexicain et son père l’a foutu dehors. Jay Cannon avait quinze ans, un billet de 10$ en poche, et dans son sac, il n’y avait pas de brosse à dents, mais une poignée de bareback rider.

 

Son premier rodéo pro, c’était à Greenville, au Texas, en 1972. Mon vieux ne savait même pas comment s’habiller, les juges l’ont pris pour un charlot. Ils ont vite changé d’avis. Sa mère est venue le voir une fois, une seule, au rodéo de l’Astrodôme de Houston. Elle lui a écrit qu’il était né trop tard et que des gars comme lui n’avaient plus leur place dans l’Amérique des années 70. C’était peut-être affectueux ?…

 

Ça me plait d’être habillé comme mon père l’était il y a quarante ans. Chapeau, bottes et ceinturon évidemment, chemise amidonnée, jean Wrangler (surtout pas un Levi’s, c’est pour les Yankees !). Peu de choses peuvent m’irriter, sinon les filles qui fument et les gars qui portent des chaussettes blanches au bar. Ça compte, les fringues. Enfants, on faisait l’année avec deux T-shirts et deux paires de jeans ; l’été, on coupait les jambes et on avait un short.

 

Tout le monde nous connaissait, à Waller, on était les gars qui n’avaient pas de maman. Ça nous rendait célèbres, enfin… Des mères refusaient que leurs enfants jouent avec nous, les frères Cannon. Je n’oublierai jamais ceux qui nous interdisaient de nous baigner dans leur foutu ranch. On disait : « On est des bons gars ! » ; ils répondaient : « Dégagez ! ». On était pauvres, vraiment ; mon père ne dirait pas ça comme ça, mais on l’était.

 

On vivait tous dans une seule pièce, Kirby et moi dans le même lit, jusqu’à ses 14 ans. Il a fallu nous battre contre la misère et on a une revanche à prendre. Nous, les Cannon, on veut un ranch à nous, avec nos chiens, des arbres, des chevaux et de l’eau pour la baignade des mômes. Les nôtres et ceux des autres.

 

On a un truc qu’on appelle notre code d’honneur. Ca tient en quatre règles : 1/ respect du père, quoi qu’il dise, 2/ ne pas jurer devant un enfant, 3/ taper un type qui bat une femme, 4/ ne pas dire du mal de quelqu’un dans son dos.

 

Ma mère ?… Elle s’appelle Vicky.

 

« Mister mam’Cowboy »

 

Au début, Vicky aimait les cow-boys et elle a voulu faire la route avec Jay. Le père a dit d’accord, mais pas longtemps. Une femme et le rodéo, ça va pas longtemps ensemble. Un soir de l’été 72, Jay a promis d’épouser Vicky s’il gagnait le rodéo. C’était du côté de Madisonville (Texas). Papa avait tiré un mauvais cheval, il n’avait aucune chance de gagner. Mais il a gagné.

 

Le lendemain matin, le shérif de Madisonville les a mariés. Papa dit qu’il a fait ça par superstition, parce qu’il faut jamais revenir sur un pari. Il a repris la route, maman est rentrée à la maison. Cody est né, puis Kirby, puis moi. Maman nous a laissés tomber en 1979. J’avais pas un an.

 

Le père est devenu « Mister mam’ Cowboy » (« Le cow-boy Monsieur Maman »). Il mettait ses trois gars et les couches dans le coffre avec sa poignée pour les chevaux. On a fait comme ça la route pendant trois ans. Je ne me souviens de rien, sinon qu’un jour, à San Antonio, on a perdu mon frère Cody dans l’arène. On a cru qu’on ne le retrouverait pas.

 

Cody, comment dire ?… Cody, c’est Cody. Il aime les chevaux et il sait parler aux vaches, c’est sûr, mais il a jamais eu le cran d’être un cow-boy. Enfant, il jouait pas avec Kirby et moi. Il se baignait pas avec nous dans notre mare sur Reinke Sreet ; elle était dégueulasse, mais c’était la nôtre. Avec le vieux, ça allait pas non plus.

 

Quand, sur le parking de l’église Baptiste, papa a surpris Cody avec une clope au bec, il l’a forcé à manger tous le paquet. Cody dit que ça lui a donné le goût de fumer. Il a essayé de jouer au foot avec les Bulldogs, l’équipe de Waller. Il a fait un match, un seul. On était venu pour l’encourager. En pleine action, Cody s’est arrêté net de courir, il a pointé son index vers le ciel et, devant tous les parents, il a hurlé : « Je hais le foot et je hais mon père ! ».

 

Plus tard, Cody a adopté un perroquet. Il lui a appris à dire « Fuck you Jay !» (pardon pour le gros mot, mais c’est ce que disait le perroquet, et il était doué ce con !) Puis Cody a commencé à picoler. Papa et Kirby l’ont plusieurs fois foutu dehors.

 

Une nuit, on rentrait en voiture du rodéo de Fort Worth avec Papa et Kirby, quand mon ex m’a appelé en pleurant. Elle était terrorisée. Cody avait pris un fusil et voulait descendre tous les animaux, mon ex, et lui après. On était à trois heures de route de la maison. On a dû appeler un voisin qui est allé le calmer. Quand on est arrivés, Cody était salement amoché. Il est parti en sang dans la nuit en hurlant qu’on l’aimait pas. J’aime mon frangin, c’est mon frangin. Rien d’autre à ajouter.

 

« Kirby adore le général Lee »

 

C’est Kirby, mon autre frère, qui pense pour la famille. Il dirige une petite entreprise de jardinage où travaillent mon père et des Mexicains. Quand on est dans la déche, Kirby trouve la solution. Il a toujours lu et il a toujours eu des idées.

 

Dans le temps, il voulait qu’on attaque la banque de Waller, lui et moi. Chaque jour à la même heure, le train s’arrêtait devant le BBQ Brunlow et coupait la route qui séparait la banque du poste de police, sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait au moins dix minutes aux flics pour contourner le train et pouvoir intervenir. On avait donc dix minutes pour faire le coup avec nos vélos.

 

Pendant des semaines on a repéré, chronométré et préparé le hold-up. Deux trucs nous ont retenus : 1/ le directeur de la banque nous connaissait par nos prénoms et 2/ notre voisin était un flic. Aujourd’hui, le poste de police a déménagé, les trains ne s’arrêtent plus à Waller et je dépose mon argent – quand j’en ai – dans la banque qu’on voulait dévaliser. C’est un drive-in où l’on continue de m’appeler par mon prénom.

 

Avant Cowboy, notre chien préféré était Sambo. Il avait vraiment une sale gueule, il puait mais il protégeait les gosses qu’on était. Quand l’employé de l’électricité est venu pour nous la couper, Sambo l’a mordu. Le soir même, un flic a vidé son chargeur sur notre chien. Cinq balles. Sambo a mis du temps pour crever.

 

Kirby et moi, on jouait beaucoup à la guerre : on était toujours le Sud et on se battait contre les Yankees. Kirby adore le général Lee, mais Ronald Reagan est le héros de la famille. Même si on mange pas de hamburgers, Kirby dit qu’il aime aussi Mc Donald parce qu’il a implanté le capitalisme dans les pires coins de la terre.

 

Nous sommes conservateurs, pour le port des armes, hétéros et chrétiens, et tant pis si ça déplait. Bush ? On l’a soutenu. Obama ? Comment un type qui est contre le port des armes peut-il être bon ? Mes héros à moi sont Jay Cannon et Jo Montana, l’ancien footballeur des San Francisco 49ers, un monsieur qu’a jamais fait de tort à personne.

 

Le 12 septembre 2001, Kirby et moi, on est allé au centre de recrutement des Marines de Waller, derrière le supermarché. On voulait défendre le pays. Mais, sur le parking, Kirby voulait plus qu’on parte tous les deux, trop dur pour notre vieux. Devant l’officier recruteur, mon frangin pouvait même pas se baisser à cause de son genou, une fracture jamais opérée, un souvenir de rodéo. Un genou, c’est trop cher pour nous. Moi, j’ai voulu m’engager mais Kirby a refusé. Il a dit : « Clint, ta place est au rodéo ».

 

On soutient nos troupes, 100%. Quand je croise un soldat dans la rue ou au restaurant, je vais le saluer et le remercier. Dans les arènes, avant l’hymne national, on rend hommage à ceux qui se battent pour notre liberté. La plupart des officiers de nos Forces Spéciales sont texans, comme nous. Un de mes potes combat en Iraq. Je lui envoie de temps en temps des barres vitaminées et du chocolat. Cette guerre aurait pu, aurait dû, être la mienne.

 

Un jour, sur la I-25, j’ai eu un ticket avec la caissière d’une station service de Colorado Springs. Elle venait du Texas, comme moi, et elle s’ennuyait un peu. Elle m’a demandé de repasser après son service, à 22 heures. J’ai répondu « OK, Rachel ! » (son prénom était épinglé sur son chemisier). Quand j’ai appris que le fiancé de Rachel était en Afghanistan, je n’étais plus OK du tout. Je ne me vois pas dans les bras d’une fille alors que son mec se bat pour nous, là-bas. Le monde entier sait que l’Amérique a été faite par les cow-boys, on ne va tout de même pas la laisser mourir.

 

« On se caillait, on était heureux »

 

Dans l’Ouest, on est parfois si loin de tout que la radio ne peut choper qu’une seule station. Une nuit, j’ai dû écouter Beethoven sur une centaine de miles. On pense alors à celle qu’on veut oublier, mais dont on se souvient du numéro par cœur. Beethoven, c’est encore plus triste que Willie Nelson ! La musique country, c’est pas mon truc non plus. Dans notre petite écurie, à Waller, la radio reste allumée. La nuit, les chansons country apaisent les chevaux.

 

Moi, j’aime le rap. Plus la voiture s’approche de l’arène, plus il me faut du rythme pour accompagner la montée d’adrénaline. Les copains se moquent de moi quand j’écoute les chansons mexicaines. Mais ça me rappelle le temps où papa nous emmenait nous baigner dans le Rio Grande. Dès qu’il avait un peu de fric, il mettait ses trois gars dans la vieille jeep et on roulait loin, très loin, vers le Sud. On dormait à la belle étoile, par terre dans des couvertures. On se caillait. On était heureux. »

 

Au fil des miles et des épreuves, j’ai découvert un quotidien dans lequel résonnent de façon particulière les nouvelles du monde, les prières à « nos boys » et des slogans comme « Freedom is not free ». Au rodéos, on rappelle souvent le prix de la liberté en rendant aux hommage aux soldats engagés dans la « guerre contre le terrorisme » et à ceux tombés en Afghanistan, en Iraq, au Vietnam ou à Pearl Harbor. Le danger des missiles nord coréens ou la menace de la bombe atomique iranienne sont parfois convoqués pour galvaniser les foules. De Floride en Californie, dans toutes les arènes, on chante l’hymne national en posant son chapeau sur le cœur.

 

« J’écoute Fox News Radio pour savoir ce qui se passe dans le monde sans avoir trop de mauvaises nouvelles. L’autre jour, un journaliste a demandé à un garçon de onze ans s’il monterait à bord de la navette spatiale ? Il a répondu : « Ouais, parce que : 1/ ce serait fun. 2/ J’serais le premier gosse de l’espace et 3/ ce serait cool pour ma carrière ! » La conquête de l’espace, ça m’intéresse pas beaucoup, mais on les a bien eu, les Soviets, avec cette histoire de lune. Beaucoup croient encore qu’on est vraiment allé là-haut planter notre drapeau. Je sais que c’est faux. Kirby me l’a dit. Il faut vraiment être naïf pour penser qu’un homme peut traîner ses bottes sur la lune !

 

Les extras terrestres, j’y crois. J’ai vu de mes propres yeux des choses bizarres dans le ciel du Nevada ; mais marcher sur la lune, franchement… A la radio, ils disent que les Chinois et les Indiens veulent suivre nos traces et aller sur la lune. Jay m’a dit qu’ils allaient même organiser un rodéo à Shanghai. Avec le temps, nos rêves deviennent les rêves des autres…

 

Pourquoi le père a arrêté le rodéo ? Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver à Jay Cannon ?… Maman était partie depuis des années et la police cherchait des noises au père. On disait que ses trois gars n’étaient pas souvent à l’école. C’est vrai : entre deux rodéos, la route passe pas souvent à côté de la maison. Jay Cannon faisait papa-maman de son mieux. Il nous mettait à l’arrière de la jeep, on le suivait partout.

 

Mais, un soir, à Monroe en Louisiane, après le rodéo, papa a voulu rentrer rapidement à la maison. Fallait qu’on soit à l’école le lendemain. Nous, on avait faim. Papa s’est arrêté pour acheter du poulet grillé, mon frère Cody est sorti de la Jeep avec sa tirelire. Cody avait toujours avec lui son bocal rempli de piécettes, peut-être parce qu’on était pauvres ? Bref, la tirelire est tombée et s’est fracassée sur le sol du restaurant. Cody a crié. Papa a hurlé : « Ça peut pas continuer comme ça, ça peut pas continuer comme ça ! ». On a ramassé les pièces, une à une. On est rentré à la maison. Le lendemain, papa a cloué ses éperons sur la porte de notre maison. On n’a plus eu le droit de dire le mot rodéo, pendant des années. C’était fini, fini. C’était fini. Fini.

 

Jay Cannon a pris deux boulots, qu’il enchaînait l’un après l’autre, le jour et la nuit. Le nid était en train de cramer et papa voulait pas que ses oisillons se brûlent les ailes. Une mama noire de 80 piges nous gardait. Oui, à Waller, on vivait du côté des Noirs. Mon père lui donnait 15$ par jour et elle comptait pas ses heures. Elle était aussi bonne pour nous que celle d’Autant en emporte le vent. On allait à l’école à pied, on voyait passer le bus jaune du ramassage scolaire avec les copains qui nous regardaient marcher. Trop cher pour nous.

 

Nos institutrices insistaient pour qu’on mange gratuitement à l’école. Papa a toujours refusé, cette aide-là comme les autres. Il a jamais voulu dépendre de personne, surtout pas de l’Etat. Même forcé si se séperons étaient cloués sur notre porte, Jay Cannon a jamais lâché sa mentalité de cow-boy. Il se nourrit encore avec de haricots et de toasts, mais le rodéo nous a appris comment faire une vie avec ça.

 

A l’école, j’étais bon en sport. Mon frère Kirby lisait à voix haute les livres de musculation et moi je faisais les exercices. A 12 ans, je ne connaissais toujours pas mon alphabet. Cody m’appelait « l’Attardé », et Kirby c’était « Gros Cul ». On a toujours fait une bonne équipe, nous les Cannon ! Après avoir fait mes classes avec l’équipe de foot des Bulldogs de Waller, j’ai joué « fullback » (« Arrière ») en seconde division.

 

J’étais promis à un bel avenir, comme on dit, mais une sale blessure y a mis fin. Avec mon diplôme de l’université agricole des Noirs, pour faire une vie, j’avais que le sport. J’avais 22 ans. Le poker ne marchait pas aussi bien que maintenant et il était trop tard pour le golf ou le basket. Il restait que le rodéo. Papa voulait pas.

 

« La vie, c’est pas que d’avaler des marshmallows »

 

Au début, Kirby et moi, on a dû se cacher pour monter sur les chevaux et les taureaux des voisins. Mais, quand j’ai été « Roockie of the year 2003 » (« Meilleur espoir 2003), à Las Vegas, Jay Cannon a dit que c’était le plus beau jour de sa vie. Ça, j’oublierai pas. Une route s’est dessinée, il restait plus qu’à la prendre.

 

Les copains pensent que mon père vit son rêve à travers moi. Ils me disent de prendre mes distances avec le vieux, que ses recommandations incessantes et ses textos sont comme le lasso autour du cou d’un veau. Le rodéo sans lui ? Impossible. Si le vieil homme veut vivre son rêve à travers moi, qu’il le vive ! Il y a pas de problème. Je suis OK, à 100%.

 

Oui, ça parle de gloire. Quand c’est parti, ça manque. Chacun d’entre-nous aime qu’on fasse un peu attention à lui, non ? Depuis que Jay Cannon a quinze ans, il vit avec ce rêve. J’en ai pas peur. Je sais que quand je roule, papa s’endort avec l’atlas routier sous l’oreiller, au cas où je trouverais plus mon chemin dans la nuit. Oui, Jay Cannon rêve encore de récolter 90 points en montant un « bronc » (un « cheval de rodéo ») devant une foule immense.

 

Le rodéo, on connaît rien d’autre. Mère nature a distribué les rôles. Il y a des petits canards qui font coin-coin dans leur cage en ville. Papa est libre, il monte encore son cheval pour aller acheter son tabac à chiquer chez le Pakistanais de Waller. Quand l’ouragan Katrina a vidé Houston de ses habitants, nous étions sur nos chevaux et regardions les huit voies de la US 90 paralysées par les embouteillages. Des moteurs fumaient, d’autres n’avaient plus d’essence. Sur nos selles, on savait qu’il nous faudrait seulement quelques heures de cheval pour atteindre un abri inaccessible à tous ces citadins. La menace de l’ouragan les paniquait, pas nous. Nous étions les derniers hommes libres. Le Vieux Cannon est de l’espèce des coyotes qu’on ne peut attraper. Pris au piège, le coyote mange sa patte et s’enfuit. « La vie, c’est pas que d’avaler des marshmallows ! », c’est encore du Jay Cannon.

 

Nous, on veut un ranch et vivre loin du monde. Un ranch est un endroit dont on ne peut atteindre les limites qu’avec son cheval. Quand on regarde par la fenêtre du ranch, on voit pas de barrière. Pas de voisin. Pas les néons de la ville, la nuit, à l’horizon. Près du ranch, seul le chant des coyotes est joli. On vivra là avec nos chiens et nos chevaux, nous tous réunis : le père, Kirby et sa famille, Cody peut-être, et j’espère que moi aussi j’aurai une femme et des enfants ? On pêchera, on chassera, on se baignera.était

 

Longtemps, on a rêvé d’un ranch dans l’ouest du Texas. Trop cher pour nous. On a cherché un peu partout, au Texas et ailleurs, mais c’est toujours trop cher. On a même fait les petites annonces mexicaines. On s’est fixé un budget maximal de 225.181$. L’année où mon pote Kelly Timberman est devenu champion du monde de rodéo à Las Vegas, il a empoché 225.181$. »

 

Longue est la route pour Las Vegas. Elle peut prendre des années et jamais aboutir. Tous les cow-boys en rêvent, mais il y a seulement quinze places pour les Finales en décembre. En novembre 2007, j’étais 16ème mondial, avec un total de plus de 55.000$ de gains. Il me restait quatre rodéos pour me qualifier, ça allait se faire…

 

Papa avait repris la route avec moi. On rentrait d’Albuquerque (Nouveau Mexique), le rodéo s’était mal passé, mon poignet me faisait mal et on venait de griller une cartouche pour les Finales. Soudain, un cheval blanc a bondi du fossé. En voulant l’éviter, papa a percuté un autre cheval. Un cheval noir, en pleine nuit ! On était couvert de bidoche et de sang. Je pouvais plus ouvrir mes yeux à cause des débris de verre. Bilan : trois côtes cassées et une voiture à la casse.

 

Un flic, fan de rodéo, m’a reconnu et nous a emmenés dormir chez lui. J’étais encore plus triste pour la mort du cheval que d’avoir raté les Finales. Ce cheval noir, Jay Cannon pense qu’il nous attendait : c’est Dieu qui l’aurait mis sur notre chemin. Moi, je sais pas…

 

La saison 2008 avait été foutue par la dislocation de mon épaule. La suivante devait être la mienne. Je suis né il y a trente et un an au Texas Women’s Hospital de Houston. La maternité est à trois pâtés de maison de l’arène et quand le speaker a annoncé que j’étais leur gamin, les 73.000 spectateurs de la finale se sont mis à hurler. C’était le 22 mars 2009. Pour la première fois, j’ai eu la chair de poule en mettant la main dans ma poignée.

Papa était là, bien sûr. Les frères avaient pu trouver une place dans les tribunes. Comme d’habitude, je voulais gagner. Comme d’habitude, j’ai pris une dernière respiration et, à mon signal : « OK les gars ! », ils ont ouvert l’enclos.

 

Après ? Je me souviens juste que mon pote Heath s’est précipité vers moi. Avec ses 86.5 points, il était mon concurrent direct pour la victoire. Heath m’a pris dans ses bras en disant : « Ça y est !». Le speaker a annoncé 92 points, le record de l’arène. La foule a explosé de joie, les nouveaux nés de la maternité ont dû s’y mettre aussi ! Jamais un cow-boy n’avait fait autant de points à Houston. J’ai empoché un chèque de 59.250$. Tant pis si ça sonne comme une chanson country, mais ce rodéo de Houston 2009 est le plus beau moment de ma vie.

 

« Recordman des gains »

 

Cette saison, j’ai participé à 97 épreuves, monté plus de deux cents chevaux. J’ai gagné les rodéos de Bremerton (Washington), Okeechobee (Floride), Franklinton (Louisiane), Lovington (Nouveau Mexique), Walla Walla (Washington), Belton (Texas), Abilene (Texas), Bellville (Texas), Jasper (Texas), Sidney (Iowa), Lewiston (Idaho), Sundrie (Alberta, Canada) Clovis (Nouveau Mexique), Waco (Texas), Caldwell (Idaho) et Red Bluff (Californie).

 

Les Finales de Las Vegas n’étaient plus un mirage dans le désert. Je détenais le record de gains jamais empochés par un cow-boy : 233.504$. Mon avance sur mes poursuivants était plus large que la banquette d’une Cadillac. A dix jours des épreuves me séparant du ceinturon en or et du titre de Champion du Monde, j’étais numéro un mondial. »

 

Les Finales Nationales de Rodéo, ce sont les quinze meilleurs cow-boys du monde, les plus beaux chevaux de la terre, dix jours de compétition, un rodéo chaque soir diffusé en direct à la télévision. Le titre mondial est attribué à l’issue de ces Finales d’après le cumul des gains de l’année avec ceux de ces dix derniers rodéos. Comme au casino, on peut y gagner beaucoup. On peut aussi laisser ses rêves dans le vestiaire de Las Vegas.

 

« Papa et mes frangins sont évidemment venus. Ma mère, elle aussi, a fait le voyage. Elle avait brodé sur sa veste en jean ce qu’on pouvait lire dans la presse : « Clint Cannon va gagner le titre mondial ». J’avais le dossard numéro 2. On logeait tous à l’hôtel Monte-Carlo : Papa dans la 11-104, Cody dans la 9-229, Kirby et sa famille dans la 12-119 avec notre mère, et moi dans la 11-117.

 

Pour la première fois depuis trente ans, la famille était réunie. Seuls nos chiens manquaient. Un matin, on a pris un petit déjeuner tous ensemble. Papa et maman étaient à chaque bout de la table. Personne a pris de photo. Dommage. Cody a dit : « On est pas connu pour nous retrouver dans des conditions normales, mais c’est chouette d’être là, tous ensemble. » Papa a répondu : « Dans le temps, les dîners du dimanche soir étaient bons. »

 

Roy, notre voisin, un brave gars, était venu, lui aussi, à Las Vegas. Il se voulait comme une sorte d’ambassadeur de notre village. Il avait jamais pris l’avion, jamais quitté ses vaches. A Waller, sa ferme est gardée par un serpent à sonnettes.

 

A Las Vegas, la ville lui a fait peur. Jour et nuit, il tournait en rond dans la chambre de Cody sans oser sortir. Il était comme un GI parachuté en pleine zone taliban sans son M-16. Papa l’a invité à prendre un verre au casino. Roy a commandé un verre de lait. La serveuse a cru à une blague.

Au casino, Cody voulait jouer 20$ par jour. Il a tout perdu dès le premier soir. Une nuit, un peu saoul, il s’est retrouvé en caleçon dans les couloirs de l’hôtel. Sans clé. Le frangin a dû descendre à la réception et traverser le casino. Des joueurs ont quitté leur partie pour prendre des photos du type en caleçon qui se cachait le visage.

Kirby, mon autre frère, a été hospitalisé la seconde nuit. Pancréatite aigue. Il a failli y passer. Il a vu un médecin deux fois vingt minutes : 9000$. Il les avait pas et a dû négocier un crédit. A sa sortie, il s’est pas plaint. Il est contre le projet de réforme de la santé d’Obama.

« Maintenant, on est plus dans le train-train, on sort les flingues »

 

Pour moi, les Finales ont mal commencé. Mauvais tirages de chevaux, mauvaises notes. Le deuxième soir, ma tête a cogné dur sur le dos du cheval. J’ai été KO sur l’animal qui continuait de ruer. Je venais de monter cette année plus de deux cents chevaux sans jamais chuter et voilà ! La télé a diffusé au ralenti ces images. En quelques minutes, Cody a reçu 187 textos.

 

Le pire, c’était deux soirs plus tard, à la quatrième manche. J’ai raté mon cheval. Une faute de débutant : après l’ouverture de l’enclos, j’ai oublié de l’éperonner avant que ses deux pattes ne touchent le sol. Zéro point. Même le speaker du rodéo trouvait plus ses mots !  Jamais, ça m’était arrivé.

 

Papa a répondu aux questions des journalistes à ma place : « Je traverse la pire période de ma vie. Je rêve de ces Finales depuis quarante six ans et ça devient un cauchemar. Il reste six chevaux, six chevaux pour couronner une saison fantastique. Et, ce soir, tout est remis en cause. Bobby Mote peut revenir sur Clint et rafler le titre. Je suis dans la panique. Putain, rater un cheval ! »

 

J’avais besoin d’être seul. Je me suis à marcher, sous la pluie, entre l’arène et l’hôtel. Même les néons me narguaient. Papa attendait dans sa chambre. Il m’a parlé à voix basse, très calmement : « Maintenant, on est plus dans le train-train, on sort les flingues. Il reste six balles, ce sont les six prochains rodéos. On y croit, jusqu’au bout. Je la veux cette victoire, j’ai envie de hurler par la fenêtre : ‘’Las Vegas, on est là !’’ Ok, on est mal barré, mais on va tirer un truc qui rue bien, un truc qui fait du fric, un truc qui fera qu’on nous traitera correctement. T’es le meilleur, fiston. Les autres cow-boys, je les connais tous. Ils sont bons, mais t’es meilleur. Pense aux galères, au miles, aux pompes et aux abdos. Faut le finir, le boulot. Il te reste six chevaux, 48 secondes, pas une de plus. On va pas compter sur le hasard, y’en a pas ! T’as bossé, on a bossé dur » J’étais d’accord avec lui. Nous sommes descendus faire un poker.

 

Le cinquième jour, le cauchemar a continué. Bobby, mon adversaire, a tiré Delta Ship, le meilleur cheval sur terre. Sur Delta Ship, n’importe quel cow-boy ferait 92 points. Moi, j’ai tiré Poker Star, un cheval canadien dont personne n’a jamais entendu parler, même au Canada. Bien sûr, Bobby a gagné la cinquième manche et pris la tête du classement. J’ai arrêté de répondre à mes fans sur Facebook, j’écoutais plus la messagerie, je jettais les textos. Un gamin du Texas – je lui avais offert ses premières leçons de rodéo – m’ envoyé ce message : « Jean 16:33. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! ».

 

« Mon père, droit dans les yeux »

 

Le sixième jour, il pleuvait. Pour Papa, c’était un signe : « Dieu veut faire fleurir le désert environnant ». Le soir même, j’ai gagné la manche. A la remise du chèque et du ceinturon, maman a grimpé sur l’estrade avec nous. Papa était furax. Il pensait que ma mère essayait de se raccrocher aux wagons. Quand l’animateur de la cérémonie a raconté que les cow-boys se marrent quand mon père répond « nous » aux questions qui me concernent, le vieux n’a pas apprécié. Le lendemain, j’ai emporté la septième manche. Seconde victoire. Y’en aura pas d’autre.

 

A Vegas, j’ai empoché 33.081$. Pour la saison 2009, ça fait un total de 266.585$. Bobby a gagné plus que moi. Il est champion du monde, je suis vice champion. Avec l’argent des Finales, j’ai pu déposer une garantie pour l’achat d’un ranch au Colorado. 44 hectares, c’est pas le ranch de nos rêves, mais c’est quand même un ranch ! Il va falloir sortir 2.500 $ par mois. Je vais devoir disputer les Finales chaque année jusqu’à la retraite ! Déjà, je n’ai plus un rond.

 

On a plié bagage dimanche. J’avais mal partout, surtout à la jambe gauche. Je pouvais à peine marcher. Papa a dit que mes blessures lui faisaient mal. Lui aussi voulait rentrer à Waller pour retrouver nos chiens : « 2009, c’est fini. Pouf ! 2009, on l’emmerde ! On est sur la route 2010 maintenant. T’as fait du super boulot, fiston. Vice champion du monde, ça me va. Y’a une putain de malédiction à être Champion du monde. C’est connu, dans le rodéo : le type qui remporte le titre connaît une saison difficile après. Par contre le vice champion… »

 

J’ai regardé mon père droit dans les yeux. Je lui ai dit : « On va pas pleurer. En 2008, je m’étais disloqué l’épaule à Austin et j’avais retrouvé Cowboy mort. Là, ne pas avoir remporté le ceinturon en or, c’est de la blague. En 2009, j’ai tout gagné, sauf ça. » Papa a pas discuté, il pensait que c’était sage.

 

Voilà, c’est notre histoire. Certains disent que les cow-boys sont en voie de disparition et que l’Amérique elle-même ne va plus si bien que ça. Même au rodéo on entend des trucs comme ça. Sur Fox News, Obama vient d’annoncer qu’on ne marchera plus sur la lune. Nous, on continue. Au bout de la route, il y a un ranch, notre ranch. Le ranch des Cannon.

 

Un jour, je serai champion du monde de rodéo.

Je m’appelle Clint Cannon. Je suis vice champion du monde.

Mon père, Jay Cannon, était un cow-boy de rodéo.

Notre chien s’appelait Cowboy. »

 

Texte par Frédéric Laffont.
Illustrations d’Alain Pilon.

 


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