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Dans les griffes des Tigres Tamouls

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

Les Tigres Tamouls mènent dans le nord de l’île une guerre souterraine contre le gouvernement du Sri Lanka. Reportage dans le fief de l’une des guérillas les plus brutales du monde.


La femme hoche doucement la tête, regarde ses pieds, cherche ses mots, pousse un hurlement de fauve puis reprend son errance dans le vaste parc à la végétation luxuriante. Elle est sans âge, sans mémoire, sans famille, avec des rides de malheur creusées sur le front. Une victime de la guerre qui a rejoint le peloton des fous dans l’asile de Vetri Mana, la Maison de la Victoire, sous un soleil de plomb. Dans ce centre d’aide pour femmes, un chapelet de petites maisons à l’orée de la forêt dans le nord du Sri Lanka, au bout d’une piste qui semble ne mener nulle part, la guérilla tamoule accueille les traumatisées de la guerre sous la houlette d’une ex-sténo trentenaire, Ahilaswary Balasingham. « Vous avez là des proches de disparus, des gens qui ont été torturés, des femmes devenues folles à cause des bombardements, dit-elle en désignant le parc. Celle qui vient de crier a été violée par les soldats sri lankais, comme tant d’autres. »
Nul ne saura jamais s’il s’agit ou non de propagande. Une chose est sûre : dans les fiefs de la guérilla, aucune famille n’a été épargnée par la guerre, avec son cortège de morts – 60 000 depuis 1983.
Dans les maquis de la rébellion du LTTE, les Tigres de la Libération de l’Eelam tamoul, qui figure sur la liste des organisations terroristes aux Etats-Unis, se joue désormais une guerre souterraine. Depuis le cessez-le-feu de février 2002, les canons se sont tus. Du moins officiellement. Car derrière la trêve les armes pointent. Attentats, disparitions, exécutions ciblées, des deux côtés. Armée gouvernementale et Tigres s’affrontent dans un sale conflit qui ne dit pas son nom. Une famille débarque de la péninsule de Jaffna, une maigre valise pour tout bagage. En janvier, comme trois cents autres familles, elle a fui la vieille ville du Nord où sévissent les paramilitaires masqués. « Depuis deux mois, on compte une dizaine de disparitions par semaine dans nos rangs », clame Ganesh, membre de l’ORT (Organisation de réhabilitation des Tamouls), la branche humanitaire du mouvement.
« Si le gouvernement ne fait rien, les attentats se poursuivront jusque dans la capitale Colombo », rétorque un ancien major de l’armée de l’air. La paix fragile est bafouée chaque jour ou presque. Dans les maquis, la guérilla, l’une des plus brutales au monde et aussi l’une des plus efficaces, fait monter les enchères, forte de 10 000 à 15 000 combattants. Avec en ligne de mire l’indépendance pour les 3,5 millions de Tamouls que compte l’ancienne Ceylan.
L’ordre règne à Kilinochchi. Déjà, sur les maisons de Kilinochchi, la « capitale » des fiefs tamouls, les drapeaux de l’Eelam claquent au vent. Etonnante ville où s’activent de part et d’autre de l’avenue principale commerçants, guérilleros de retour de leurs camps d’entraînement, policiers à casquette blanche et fonctionnaires d’un embryon d’Etat. Sur le terrain de cricket voisin, jeu très prisé au Sri Lanka, des civils essoufflés se forment aux techniques de défense sous la surveillance d’une jeune combattante en treillis. Plus loin, des écolières en cravate et robe blanche sortent du central college de la ville. A une heure de route du check-point d’Omantai, au-delà d’un no man’s land truffé de mines, les stigmates de la guerre semblent avoir disparu. Pourtant la rébellion est omniprésente, elle gère la vie du peuple – 1 million d’âmes sous son contrôle – jusque dans les chaumières. Le divorce ? Déconseillé. L’alcool et le tabac ? Interdits pour les cadres et les combattants. Dans les camps de la guérilla où se mêlent hommes et femmes (30 % de combattantes), les relations sexuelles avant le mariage sont proscrites. Pour le chef des Tigres, Velupillai Prabhakaran, 51 ans, surnommé « notre guide national », qui change de cache comme de chemise et n’accorde pas d’interview, le combat doit être mené ainsi : avec un dévouement exemplaire, une organisation digne d’un Etat et une discipline de fer. Grand lecteur de Napoléon et de Mao, ce chef de guerre implacable qui vit dans la clandestinité depuis plus de trente ans n’a jamais hésité à éliminer les récalcitrants.
Dans son quartier général, P. Nadesan, chef de la police de la guérilla et bras droit de Prabhakaran, surveille le fief avec le regard d’un souverain bien entouré. Entraînés six mois durant, 3 000 policiers sont sous ses ordres, payés de 75 à 110 euros par mois. « On a eu douze meurtres en 2005 : tous les coupables ont été coffrés ! » s’enorgueillit ce combattant de la première heure, bedonnant et prolixe. Si l’ordre règne à Kilinochchi, avec la peine de mort appliquée pour les violeurs et les trafiquants de drogue, c’est que Nadesan a pris soin de faire quadriller les rues par une foule d’informateurs. « Ainsi nous pouvons sentir l’atmosphère… », lâche-t-il dans un demi-sourire. Près du canapé trône un tableau d’une vingtaine de portraits : ce sont les héros des Tigres, de Staline à Mao, de Spartacus à l’Irlandais Bobby Sands, de Ho Chi Minh à Fidel Castro, de Karl Marx à Arafat.
A quelques rues de là, le « ministre de la Justice » vante les mérites de sa loi. Vingt-six juges, 200 employés de tribunaux et 120 avocats hantent les villages et les forêts des maquis. « Nous avons étudié les Codes civils britannique, français, allemand et norvégien, puis on a fait notre propre sauce », lance E. Pararayasingham. Depuis douze ans, le « garde des Sceaux » des Tigres s’évertue à rendre la justice… jusqu’au-delà des maquis : plus de 2 000 affaires l’an dernier concernaient des litiges en zone gouvernementale. « Quand il s’agit d’une affaire de voisinage ou d’argent, les Tamouls préfèrent venir nous voir : ici, juges et avocats ne sont pas corrompus ! » A sentir la peur qui règne dans son fief, on le croit sur parole.
Omniprésente dans chaque village, la guérilla des Tigres a même créé une banque centrale. Son directeur, qui siège dans une prison aux murs suintant d’humidité, dispose de douze agences, dirige 225 employés et propose des taux d’intérêt à long terme à 8 %, avec une ristourne pour les combattants et policiers du LTTE, « mieux qu’à Colombo ». Afin d’initier les jeunes à l’épargne, il a installé des succursales dans les écoles, trois heures par semaine. « C’est un succès : 120 élèves se sont inscrits dès le premier jour. »
Va pour le portefeuille. La guérilla des Tigres s’occupe surtout des âmes. Les 18 000 martyrs du LTTE sont célébrés en grande pompe. Une sépulture en ciment leur est réservée dans les carrés de combattants appelés « lieux de repos », où s’alignent des centaines de tombes, même si le rite hindouiste, celui des Tamouls, recommande la crémation. Les candidats sont légion. Telles les combattantes Black Tigers, volontaires pour le sacrifice suprême, inventé, disent-elles, en 1982, bien avant que le Hamas n’utilise des kamikazes.
Dans un hangar d’une base de la guérilla, Tamil Priya, 36 ans, cheveux courts, visage tendu, parole rapide, apprend à ses soldates engagées à vie le maniement des armes. Elle-même est volontaire pour un attentat-suicide, comme toutes les autres, soumise à cinq heures quotidiennes d’éducation politique après un lever à 4 h 30 du matin. L’une d’elles, Kavi, 25 ans, a été initiée au port de plusieurs centaines de grammes d’explosifs autour de la taille, avec un détonateur. Leur grade est tenu secret et ne sera révélé qu’après le sacrifice. « La veille, confie un conseiller de Prabhakaran, elles auront la chance de dîner avec le guide, qui leur donne sa bénédiction. » L’entretien se déroule sous le regard inquisiteur d’un commissaire politique en civil, dont le nom de guerre est Keethan, et qui a des allures de sbire de Pol Pot, l’ancien dirigeant khmer rouge du Cambodge.
« Je suis prête au martyre, tonne Tamil Priya devant ses Tigresses, toutes formées aux arts martiaux et qui attendent d’être adoubées pour le dernier combat. A force de combattre l’ennemi, on apprend beaucoup sur ses méthodes, et même sur celles des conseillers étrangers. » Sangna, médecin aux pieds nus, c’est-à-dire formée sur le tas, et combattante de première ligne, acquiesce comme pour plaire au commissaire politique. Jeyanthy, une autre combattante en baskets noires et aux nattes tressées, ne pense qu’à l’attentat-suicide, depuis ce jour où, à 17 ans, dans l’église de Trincomalee, elle jure avoir vu des soldats sri lankais égorger les fidèles et ouvrir le ventre d’une femme enceinte. Toutes portent une capsule de cyanure autour du cou, comme leur chef suprême, afin de ne pas être capturées vivantes.
Des enfants kamikazes. Signe de l’efficacité de la guérilla, les Tigres disposent désormais d’une aviation : des ULM et deux avions tchèques, qui attendent sur une piste perdue dans la forêt. Comment les appareils ont-ils pu atterrir ici ? « Nous avons nos combines, souffle un conseiller de Prabhakaran. Des bouts de moteur ont été acheminés par bateau jusqu’à Colombo. Le reste, on l’a construit sur place. Il suffit de payer… » Plus loin, à Mullaitivu, dans les replis des lagons qui bravent l’océan Indien, se cache une petite marine de guerre, avec des bateaux en fibre de verre blindés à la proue. L’un d’eux, piloté par une femme, s’est porté en janvier au-devant d’un patrouilleur sri lankais acheté aux Israéliens et a explosé. Bilan : 13 morts.
Tandis que défilent les documentaires à la gloire des Tigres sur la chaîne de télévision de la guérilla, Daya Master, leur porte-parole et ancien instituteur à Jaffna, vante les mérites des Tigres. « Si nous devons reprendre la guerre à grande échelle, nous le ferons. La lutte pour l’indépendance est à ce prix, et c’est un long combat. » Un combat qui se prolonge jusque dans les orphelinats et les centres pour amputés. Là, on marie les mutilés et les aveugles de guerre entre eux, comme au Centre Lieutenant-Colonel Navam-Arivukkoodam – le nom d’un kamikaze tamoul. Le directeur, l’officier Kalaikon, est lui-même aveugle, touché aux yeux par un éclat d’obus. « Nous les formons pour qu’ils retrouvent un travail et nous leur trouvons un conjoint, y compris parmi les cadres du LTTE, dit-il dans une guérite, lors d’un entretien filmé par les agents de la guérilla. Ainsi, le peuple voit que nous nous occupons de lui. » A l’orée de la jungle, l’orphelinat fête les volontaires des attentats-suicides. Beaucoup sont des enfants.
Le vieux Ratnam, lui, arrive de Colombo et erre dans un cimetière des martyrs où reposent 1 950 rebelles, dans des stèles grises alignées comme pour la parade. Alors que le village voisin se lance dans la célébration du guide suprême, cet ancien comptable se voue au culte des morts. Il a vu trop de guerres au Sri Lanka et devant une tombe il laisse couler une larme. Dans le maquis des Tigres, entre guerre et paix, la mort est un gros employeur.

Olivier Weber

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