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« Dans les mâchoires du chacal: Mes amis Touaregs en guerre au Nord-Mali « 

Livres publié le 03/04/2013 | par grands-reporters

Les Touaregs kidaliens se battent depuis plus de 60 ans pour s’affranchir d’une double tutelle: celle de l’Algérie au Nord – et, depuis les années 1990, du djihad islamique, qu’elle refoule de l’autre côté de sa frontière –, celle du pouvoir politique et militaire, au Sud, le plus souvent indifférent, mais parfois franchement hostile.


Un livre de Gael Baryin

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Le 11 janvier 2013, la France entre en guerre contre les « terroristes » du Nord-Mali. Une masse d’informations s’étale d’un coup, portée par des politiques, des journalistes, des experts pressés d’expliquer qui sont les protagonistes et quels sont les enjeux de ce conflit. Toute une machine de guerre. Des armes et des mots. On expose fiévreusement des cartes, des graphiques ; des noms sont surlignés en rouge ; des flèches tracent dans le vide d’hypothétiques mouvements ennemis. Des visages à l’écran jusqu’alors inconnus. On prédit les stratégies des uns et des autres, selon des calendriers obscurs.

D’un coup le monde tourne son regard inquiet vers une région du globe complètement inconnue la veille encore : le nord du Mali. Or dans le portrait qu’on m’en trace, le vocabulaire qu’on utilise, les images qu’on me montre, derrière les comparaisons hasardeuses (l’Afghanistan, l’Irak, la Libye), je n’arrive pas à reconnaître cette région, elle qui pourtant est au cœur de mon existence depuis près de 35 ans. Un pauvre pays de sable et de rocs, sec comme un os. Un pays de vents incessants, de nomades et de misère.

Je ne veux pas prendre parti pour ou contre cette guerre – elle est là, c’est tout, peu importe qu’elle soit ou pas conforme aux promesses, au droit international ou aux résolutions des uns ou des autres – mais plutôt montrer que le discours politique et médiatique qui l’accompagne n’est porteur que de sa propre justification. Qu’il n’a pas pour vocation de nous expliquer pourquoi et comment on en est arrivé là mais plutôt d’offrir une vérité simple, facilement compréhensible par tous, qui permette de mener cette guerre avec le soutien de l’opinion, quitte à tordre le cou à la réalité à la fois historique, sociologique et géopolitique du Nord-Mali. C’est sans doute ce qu’on appelle de la désinformation.


Tadjrest, le froid

Vers la mi-décembre arrive tadjrest, la saison froide. La journée, le vent siffle. Les nuages venus d’Algérie, lourds de glace, s’amoncellent sur la montagne ; ils courent si bas qu’on dirait une seconde peau faite à la terre, grumeleuse et violacée.
Pendant tadjrest (en fait il y a deux tadjrest, la noire qu’on appelle ta-settafet et la blanche, ta-mellet) les nomades orientent leurs tentes sud-ouest, contre les grands alizés qui tourmentent le pays.

Une dette infinie
J’ai découvert le Nord-Mali et ses nomades touaregs l’hiver 1978 dans des conditions assez rocambolesques. Parti à vingt ans avec un ami, à bord d’une vieille Peugeot, à l’aventure à travers le Sahara, je me suis perdu au coeur du Tanezrouft, l’immense désert jaune qui sépare le grand Sud algérien du nord malien. Un pays effroyablement plat, vide : huit cents kilomètres d’aridité absolue. Sans doute l’un des endroits les plus inhospitaliers du monde. Je ne raconterai pas ce qu’on vit dans une telle perdition, la terreur et les traces que ça laisse, ça ne regarde personne, mais sorti de là par miracle j’étais devenu une sorte de survivant. Ça situe la hauteur de la dette que j’ai envers les nomades qui m’ont recueilli alors. Depuis, je suis retourné au Mali un nombre incalculable de fois, surtout au nord, dans la région de Kidal, celle qui fait ces temps-ci la une des journaux. Si j’additionne tous mes séjours ça représente au final plusieurs années.

Mon tout premier contact avec l’administration malienne a été une seconde épreuve. C’était au poste frontière de Tessalit. À peine sorti du cauchemar de la perdition – on n’a alors qu’une envie, retrouver les hommes, nos frères, retrouver la vie et le goût qu’elle a –, je subis humiliations et racket de la part de fonctionnaires venus du Sud et que l’éloignement avait rendus mauvais à force d’ennui. De l’ancien fort colonial où j’ai été retenu une journée entière, je voyais en contrebas une misère et un dénuement effrayants. Je ne comprenais pas pourquoi mais on m’avait interdit de descendre au village. Une violence sourde, palpable, séparait deux mondes qui se côtoyaient sans se voir. Là, perdus dans une immensité de sable et de roches, à un millier de kilomètres de la première ville digne de ce nom, des hommes se haïssaient. Je repris ma route.

Quelques kilomètres plus au sud je rencontrai des nomades au bord de la route. Ils étaient incroyablement grands, près de deux mètres, et secs comme des loups. Ils portaient des turbans serrés, on ne voyait que leurs yeux, des épées au côté et de fines lances en main. Leurs larges tuniques claquaient au vent comme des étendards. Ils m’emmenèrent dans leur campement au pied des montagnes.

D’énormes amoncellements de roches noires, usées et recuites par l’aridité, ceinturaient la petite vallée où les tentes étaient dressées. Les buissons chétifs, les arbustes hérissés d’épines et les ondulations jaune paille de l’herbe à chameaux peinaient à donner à l’endroit un semblant d’hospitalité ; il s’en dégageait une austérité infinie. Au loin les premiers contreforts de l’Adagh émergeaient de l’horizon en cônes bleutés et gris, posés derrière la coulée de plomb, tremblant dans le froid matinal. L’aube faisait frissonner le paysage. J’ai découvert là ce qu’est l’humanité quand elle est belle. J’y ai découvert entre tentes et troupeaux une vie pastorale faite de dénuement absolu, mais une hospitalité à tirer les larmes, à en oublier la déroute au désert, la terreur des mirages qui font douter de tout, puis enfin les humiliations de l’administration. J’avais vingt ans à peine et j’étais au Mali chez les nomades du désert. Je me souviens avoir voulu leur parler d’une histoire de désert, de peur et d’hommes perdus, mais tout cela ils le savaient depuis longtemps. Ils le savaient peut-être avant même d’être nés. Je suis repassé par là de nombreuses fois, mais je n’ai jamais réussi à retrouver l’endroit où je suis revenu. Ni jamais retrouvé non plus cette première tente du premier matin du monde.

À Aguelhok, plus au sud, j’ai été accueilli par d’autres gens – toujours cette même hospitalité, toujours cette même humanité –, ce qui était également interdit mais je ne le savais pas non plus. Quelques-uns parlaient français. Alors, au fil de nos discussions, j’ai commencé à comprendre. À esquisser peu à peu l’histoire de cet étrange pays. Un moment, quelqu’un est venu nous prévenir que les gendarmes en shorts bleu nuit à l’anglaise et casquettes galonnées me cherchaient partout ; ils fouillaient la ville, maison par maison. On s’est alors enfuis par le désert, en cavale comme des voleurs. Il me semblait que quoi que je fasse, ça m’était interdit.
Sans m’en rendre compte, au fil des années et de mes incessants retours, cette partie du monde est devenue ma seconde patrie. Un jour Raïcha m’a annoncé que, tout bien réfléchi, j’étais devenu une sorte d’immigré qui rentrait chez lui, à Kidal, pour les vacances. Il y avait un peu de ça. Je revenais chez moi. Et plus j’avançais dans ce pays, plus son histoire et celle de ses nomades devenait la mienne. C’est donc tout naturellement, sans même le savoir, que j’ai fini par prendre fait et cause pour eux. Je ne l’ai réalisé qu’après, quand c’est devenu dangereux. Quand le claquement des armes a remplacé le battement des coeurs.


Leur histoire, la voici.

Décolonisations(s) ?
En 1904, en pleine colonisation du Sahara central, la France envoie deux colonnes lourdement armées vers l’Adagh – la « montagne » en langue tamasheq, la langue touarègue –, dernier grand vide sur la carte de nos possessions. Un trou dans le maillage serré de nos forts militaires. Une montagne vaste comme une demi-France, deux cent soixante mille kilomètres carrés de roches, de sables, de pics érodés. L’Adagh est la partie la plus septentrionale de l’immense zone semi-désertique appelée Azawad qui correspond à toute la région saharienne allant du nord du fleuve Niger à la frontière algérienne actuelle. L’une de ces colonnes, dirigée par le général Laperrine, le colonisateur du Sahara du nord, était partie de Tamanrasset plus au nord. L’autre avait quitté Tombouctou au sud, elle était menée par le lieutenant Théveniaud. Elles se rencontrent le 16 avril 1904 au puits de Timéiawine, en plein pays touareg « Kel Adagh » : les « gens de la montagne », l’une de nombreuses confédérations formant l’ensemble du monde touareg.

J’avais voulu être à Timéiawine le 16 avril 2004, exactement cent ans plus tard, mais le puits est aujourd’hui en Algérie et je n’avais pas de visa. J’aurais dû descendre jusqu’à Gao pour en obtenir un. Ce jour-là, le 16 avril, à Kidal, il faisait autour de 45 degrés, c’est donc sans trop de difficulté que je m’imaginais leur rencontre un siècle plus tôt.

Timeiawine, 1904 : la chaleur est intenable. Le vent incessant met leurs nerfs à fleur de peau. La rencontre tourne mal, essentiellement pour des questions de politique intérieure française. La colonne du nord relève de l’Algérie, alors département français, et donc du ministère de l’Intérieur, tandis que celle du sud dépend du ministère des Colonies. Deux officiers français perdus au bord d’un puits, ivres d’orgueil et de conquêtes, l’immensité désertique autour d’eux. Dans le vide lumineux du Sahara sud, deux commandants se dressent l’un contre l’autre, prêts à en venir aux mains. Le ton monte. Ils sortent les armes et ordonnent à la troupe de tirer, mais les soldats kountas et chaambas, des tribus arabes sahariennes, refusent de s’entretuer pour des histoires de Blancs. À Paris le problème est résolu de la façon la plus simple qui soit. Début 1905, un géomètre inconnu trace une ligne à la règle sur une carte du désert, une ligne absurde découpant une montagne et ses nomades en deux. C’est le tout premier acte d’une tragédie qui, comme les grandes tragédies classiques, se jouera en trois actes dans le respect des trois unités : de lieu, l’Adagh, de temps, un siècle écoulé, et d’action, les révoltes touarègues.
Maintenant que la ligne est tracée on peut continuer. Passe le temps et passent les histoires. Quand, en 1958, la France annonce son retrait, on sent que ça va mal tourner. Au sud, un État appelé Mali est en cours de formation – il deviendra réalité en septembre 1960 après bien des péripéties (République soudanaise en 1958, Fédération soudano-sénégalaise l’année suivante, Fédération du Mali début 1960). Au nord, on ne comprend pas qui sont ces Maliens dont on commence à parler aux postes de Kidal, de Gao et de Tombouctou. On sait que quelque chose se prépare et que ce quelque chose n’est pas annonciateur de bonnes nouvelles.

Le 30 juin de cette même année 1958, 300 dignitaires, chefs de tribus, chefs religieux nomades et sédentaires, de l’Azawad – Peuls, Touaregs, Songhaïs, Arabes – se réunissent à Gao pour écrire une lettre à de Gaulle lui demandant de leur octroyer l’indépendance de l’Azawad, cette région n’ayant culturellement, historiquement ou sociologiquement, aucun lien autre que de voisinage avec les populations bambaras du Sud ou arabes du Nord.
Extrait :

Nous vous affirmons notre opposition formelle au fait d’être compris dans un système autonome ou fédéraliste d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord. Nos intérêts et nos aspirations ne pourraient dans aucun cas être valablement défendus tant que nous sommes attachés à un territoire représenté forcément et gouverné par une majorité noire dont l’éthique, les intérêts et les aspirations ne sont pas les mêmes que les nôtres. C’est pourquoi nous sollicitons votre haute intervention équitable pour être séparés politiquement et administrativement et le plus tôt possible d’avec le Soudan français pour intégrer notre pays et sa région, Boucle du Niger, au Sahara français dont nous faisons partie historiquement et ethniquement.

Le « Sahara français » en question, c’était l’OCRS, l’Organisation commune des régions sahariennes, créée par la France pour conserver le Sahara central et ses richesses ; mais ni le FLN algérien ni le futur gouvernement malien ne l’acceptent. Au même moment, du Niger voisin, une lettre identique était envoyée.

Rendez nous notre pays tel que vous nous l’avez arraché après la défaite de Kaosen. Nous ne voulons pas que des Noirs ou des Arabes nous dirigent, nous voulons nous diriger nous-mêmes.

On ne pouvait être plus clair.

Mais leur requête reste lettre morte. L’armée malienne vient occuper tout le nord deux ans plus tard. Une nuit, à Kidal, on replie le drapeau français ; le lendemain, à l’aube, le drapeau du Mali flotte sur la ville. Des Blancs sont partis, des Noirs sont venus. On a subrepticement changé la couleur des troupes d’occupation. Ils tentent d’expliquer aux nomades le concept géopolitique moderne d’État-nation. Le leur s’appelle désormais le Mali et sa frontière avec l’Algérie passe derrière Tessalit, Boughessa et Tinzawaten. S’ils faisaient un pas de côté, ils changeaient de pays. À la tadjrest blanche succède la tadjrest noire.

De ce jour, la question posée est celle du droit de cette armée à occuper ce territoire, celle-là et celle aussi de la responsabilité des élites africaines de l’époque. Contre les Nyerere et les Nkrumah qui militaient pour une redéfinition des pays africains tenant compte des particularités locales, des terres anciennes et des profondeurs historiques du nord au sud du continent, les Houphouët-Boigny et autres Senghor, soutenus par les ex-puissances coloniales, parvinrent à imposer à l’ONU la théorie des « frontières issues de la colonisation ». C’est l’une des causes des événements actuels, mais pas la seule.

Les nomades continuèrent d’aller et venir de chaque côté de la ligne, pâturant leurs troupeaux là où il y avait de l’herbe et plantant leurs tentes là où il y avait de l’eau. Leurs aïeux parcouraient déjà ces routes il y a plus de mille ans.


1963, la première rébellion

Quand on entre à Kidal, la première chose qu’on remarque c’est l’absence de verdure. Les rares arbustes qui, peut-être, ombrageront la ville un jour ont pris par précaution la couleur du désert alentour. L’air chargé de poussière épaissit encore plus l’ocre dominant la ville de terre et de ses ruelles ensablées. Kidal cernée de sables et de roches noires semble paresseusement se complaire dans cette malédiction vénéneuse, celle de la monotonie de son désert tout autour qui l’éreinte et la force à lui ressembler, Kidal la terreuse, Kidal l’écrasée par le vide sidéral et le poids de l’air bouillant. Kidal dans son isolement superbe semblait dormir d’un sommeil étourdi sous le regard de ses roches. Je ne savais pas encore qu’on l’y avait contrainte. Elle était contre son gré, et depuis trente ans, prisonnière de son désert. Attendez, vous allez comprendre.

Pour les populations touarègues, avoir été placées cinquante années durant sous la domination de la France restait compréhensible ; elles avaient été vaincues après des combats épiques – Firhoun au Mali, Kaosen au Niger, fusils contre épées et lances. Mais être du jour au lendemain occupées par une armée étrangère venue du Sud sans combattre, et la voir s’installer comme chez elle sur leurs terres était plus difficile à accepter. D’autant que cette armée se comporta rapidement de façon brutale, maltraitant les hommes, pillant les troupeaux, détruisant tout un environnement déjà fragile. Kidal, à son réveil, se retrouvait soumise à une nouvelle autorité qui – Bamako est si loin – se libéra vite de toute tutelle et vécut en maître absolu sur le pays, des hommes envoyés là par mesure disciplinaire, souvent, des déséquilibrés, parfois, des hommes dangereux et qui entendirent faire porter aux nomades la charge de leur dégradation. Ils édictèrent toutes sortes de lois spéciales qu’ils appliquèrent avec rigueur. La peine de mort pour un refus de scolariser un enfant, l’emprisonnement pour avoir coupé un arbre. Ils avaient les armes, le droit et le bleu du ciel pour seul témoin.

Ce qui devait arriver arriva. Début 1963, la révolte éclate à Kidal, menée par Elladi ag Alla. Le 9 février, embuscade à Boughessa. Elladi je le connais, c’est le père d’une de mes amies. Le 12 mai, vers Durayet. Elladi, Sid’Ahmed, Bibi, Sidalamine et d’autres. Accrochages les 17, 22 et 25 juillet entre Tessalit et Taghlit. Ils surgissent du vent, du sable, de dessous les pierres. On ne peut s’en saisir, ils sont comme de l’eau, ils se glissent dans les interstices des roches. Août-septembre, la guerre s’étend à toute la montagne. Les soldats déroutés par l’ampleur de la révolte tournent en rond, mal préparés aux embuscades rapides mais meurtrières des nomades. Le 6 novembre à Surram, le 12 à Essalit. Le 15 décembre vers Alket. Ils razzient armes et chameaux dans tout l’Adagh.

Diby Sillas Diarra, un ancien d’Indochine commandant la troupe, appelle alors des renforts. Deux mille soldats venus du Sud montent vers l’Adagh. Ils ne savent même pas s’ils sont encore au Mali ou déjà sur la lune… Kidal, Tessalit, Boughessa, Tin Essako, jamais ils n’avaient entendu ces noms-là. Des blindés contre des chameaux. La répression est terrible, monstrueuse, extrême. Les soldats tuent, massacrent, torturent sans relâche, violentent les femmes, des campements nomades sont hachés à l’automitrailleuse, l’eau des puits empoisonnée, hommes et troupeaux exterminés. On oblige les enfants à applaudir et à chanter à l’exécution de leurs parents. Afrogada :

J’avais quoi, dix ou douze ans à l’époque. Un matin que je gardais mes chèvres vers Timajelelen, j’ai entendu un grondement sourd montant du sol, j’étais terrorisé – qui sait si ce n’est pas le diable qui allait me tomber dessus – quand ils apparurent, deux énormes chars, deux énormes monstres de fer et de bruit remplis de soldats, leurs casques luisants sous le soleil. Je me suis enfui laissant mes chèvres au chacal… Au chacal ou aux soldats du Mali c’est pareil, j’espère seulement que c’est le chacal qui les a mangées parce que, lui, il est comme nous, il vient du désert.

Afrogada s’est enfui vers Tessalit, puis de là vers l’Algérie. Quinze jours de course à perdre haleine, sans aucune nouvelle du sort de ses parents.
La vieille montagne n’est plus qu’un massif de sang. En septembre, Zeyd, fils de l’aménokal Attaher, le chef suprême des tribus de l’Adagh, passe en Algérie demander de l’aide pour faire cesser le massacre. Il cherche à rencontrer le président Ben Bella. Lors de la guerre d’Algérie, les nomades touaregs avaient soutenu le FLN en organisant des convoyages d’armes à travers le désert. L’Algérie avait donc une dette envers eux. Bouteflika, l’actuel président algérien, avait même organisé au nord du Mali la fameuse « Wilaya 7 », base arrière de l’Armée de libération nationale installée à In-Tedeyni, un petit hameau à 25 kilomètres de Kidal.
Arrivé à Tamanrasset, Zeyd est envoyé à Ouargla, puis arrêté sur ordre de Ben Bella. Il est livré enchaîné aux autorités maliennes à Tessalit. Là il est humilié publiquement devant toute la population contrainte d’assister au spectacle, puis emprisonné à Bamako et enfin exilé au Maroc. Il ne rentrera à Kidal qu’après la rébellion des années 1990.

Une telle trahison s’explique. L’Algérie et le Mali étaient alors engagés dans la voie du socialisme non-aligné (Modibo Keita, le président du Mali, ami personnel de François Mitterrand – ça aura son importance plus tard – avait été membre de la SFIO) et ce n’est certainement pas une poignée de nomades féodaux arc-boutés sur leur montagne et leur mode de vie ancestral qui allaient entraver leur marche en avant. C’est une autre clé du problème ; très tôt les élites africaines scolarisées se sont insérées dans le jeu politique du colonisateur, adoptant des conduites de partis (le parti communiste était de tous les combats anticoloniaux), se faisant élire à des postes parfois importants (Senghor était député à l’Assemblée nationale française) et militant dans des organisations souvent progressistes. Ce n’est pas spécifique à l’Afrique, Pol Pot avait lui aussi étudié à Paris avant de retourner au Cambodge fonder le mouvement khmer rouge.

Les nomades sahariens, eux, ne se sont jamais intéressés à la politique nationale française ; les théories de la libération ne les concernant pas, pas plus que militer dans un parti au nom d’une idéologie importée, les relations entre « nomades et commandants » (pour reprendre le titre d’un ouvrage traitant de la question) étaient restées relativement cordiales. Relativement seulement, car l’histoire de l’Adagh colonial est émaillée de révoltes souvent individuelles (Alla puis In-Allaghen, dans les années 1950) assez brutales. Mais dans l’ensemble, un certain respect mutuel s’était instauré. C’est au nom de cette entente supposée cordiale, prise par les élites du Sud pour une forme de collaboration – ce qu’elle n’était pas – que ces mêmes élites, au Mali comme en Algérie, ont considéré la rébellion de 1963 comme celle d’une peuplade nostalgique de l’époque coloniale, arriérée et réactionnaire.

Massacrés par le Sud et trahis par le Nord. Depuis ces jours noirs et jusqu’au milieu des années 1980, l’Adagh central (Kidal) fut déclaré « zone interdite » et placé sous gouvernement militaire ; terra non grata sur la terre des autres hommes ; vingt-cinq années d’enfermement dans le plus vaste désert de la terre. Des hommes en armes en fermaient l’accès. Seule la route Tessalit-Gao était autorisée aux étrangers, mais tout contact avec la population était rigoureusement interdit. Avoir été accueilli dans un campement faisait de moi un hors-la-loi et des gendarmes me traquaient à Aguelhok.

Une montagne qui n’existe plus. Elle aurait pu trouver sa place dans le Dictionnaire des lieux imaginaires de Manguel et Guadaluppi, entre l’Achoros de More, situé juste en face de l’île d’Utopia, et l’Adra de Drabble, un pays « au sol sec et pauvre, habité de semi-nomades qui promènent tentes et troupeaux à travers un paysage de sable rouge ».
Diby Sillas Diarra avait été nommé par Bamako administrateur de l’Adagh. Aujourd’hui encore, à Kidal, on l’appelle le « boucher de l’Adagh ». J’ai vu des vieillards pleurer à l’évocation de son nom, qu’on ne prononce qu’avec terreur. Je ne rentrerai pas dans les détails tous plus atroces les uns que les autres ; je dirai seulement que chaque soir, ivre mort, il exigeait de violer une fillette différente. Ou qu’un jour il ordonna que des femmes, entièrement nues sous le soleil, déplacent des tonnes de briques ; l’une d’elle accoucha sur le bord du chemin, se releva à coups de fouet et reprit ses briques en abandonnant son bébé. Diby Sillas Diarra et son discours hallucinant du 22 septembre 1964, à Kidal, le jour de la fête nationale :

Le Tamasheq est aujourd’hui un militant à part entière après que l’occasion lui ait été donnée d’apprécier à sa juste valeur la politique fraternelle et de justice de notre Parti

Le Tamasheq : celui qui parle tamasheq, la langue touarègue. Diby Sillas Diarra dont les atrocités remuèrent jusqu’au Sud : Le militaire le plus inhumain, le plus cruel que le Mali ait jamais porté, écrivait Kélétigui Mariko. Il s’illustra dans le raffinement de la cruauté et du sadisme. Ça donne une idée de l’amour qui peut exister entre l’Adagh et le sud du pays. À Kidal, le mot « indépendance » a laissé un goût amer.


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