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Dans les prisons de Saddam

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Cachots, centres d’interrogatoire, tortures, disparitions, charniers…Plongée dans cauchemar des geoles de la police secrète de l’ex-dictateur.


Il fait un noir d’encre. J’avance à la lampe de poche en grimpant les marches d’un étrange escalier, trop étroit. En bas, au rez de chaussée, l’entrée de l’immeuble banal donnait sur un couloir, un ascenseur et une série de bureaux ordinaires, pillés, meubles volés et dossiers brûlés. Au sous-sol, inondé, on patauge dans dix centimètres d’eau sale. Maintenant, il y a cette porte au bout d’un corridor. Ma tête heurte violemment un plafond soudain oblique. On grimpe, courbé, quasiment à l’aveugle, le long de cet escalier qui se resserre comme un boyau souterrain. Deuxième étage. Une porte de fer, ouverte à l’explosif, donne sur un autre couloir. A droite, une porte blindée, épaisse de quarante centimètres, une sorte de coffre-fort équipé d’un judas verrouillé. A l’intérieur, un cachot, des murs, un banc en pierre, le sol en ciment. La lampe de poche éclaire un numéro en arabe : « N°50 ». On vérifie, le long de l’interminable couloir : cinquante, il y a bien cinquante cellules aveugles. Au milieu, une pièce entourée de barreaux, le bureau des gardiens. Nous sommes à « Hakimiya », en plein centre de Bagdad, face au service des passeports, le long d’une rue agitée par le trafic de la ville, la vie, la foule, les voitures et les coups de klaxons. Mais ici, à l’intérieur de ce centre d’interrogatoire des Moukabarat, les sinistres services de sécurité, rien ne filtre du monde extérieur. J’éteins ma lampe. Le silence est absolu, l’obscurité totale à cet étage hors du monde. Dans ces coffres-forts, on enfermait des gens vivants, qui ne sortaient que les yeux bandés, courbé en deux, les mains ligotées dans le dos, pour descendre cet escalier étroit menant au sous-sol, vers les salles de torture. On étouffe. Dehors, des survivants, ceux qui arrivent à parler, donnent leur nom et leur adresse. Employés, commerçants, hommes d’affaires, anciens fonctionnaires, professeurs, étudiants, médecins, religieux ou opposants, ils disent tous la même chose. D’abord les coups et les insultes, toujours. Puis un siège qu’on fait tourner à toute allure, les électrodes accrochés aux oreilles et les violentes décharges électriques dans le cerveau. Les coups de câble sur le dos, les jambes, le ventre. Et la terrible « Fallaqa », l’homme ou la femme attaché, les genoux au niveau des coudes, la tête en bas, les jambes vers le haut, frappé à coups de câbles électriques sur la plante des pieds, la douleur qui remonte droit jusqu’au cœur. Des séances d’une à deux heures, jour et nuit, plusieurs fois par semaines, pendant un ou deux mois, des équipes de quatre tortionnaires qui frappent, boivent, se relaient, dans l’odeur d’urine, de sueur, de vomi. Parfois, une pause : « Tu veux un café ? Une cigarette ? » Le supplicié hoche la tête, reçoit le café bouillant sur le visage ou se fait écraser la cigarette sur la langue. Parfois, un médecin passe, avec sa boite de pilules tonicardiaques à la main, pour soutenir le mourant. Et on recommence, en jetant une poignée de sel sur les plaies. Avec toujours une bouteille sur laquelle on fait asseoir les récalcitrants, comme cette jeune femme enceinte, opérée d’une césarienne, kidnappée dans la salle de réveil de l’hôpital et torturée ici, dès le lendemain matin. Au besoin, on fait venir l’épouse, le fils, la sœur qu’on viole ou tourmente sous les yeux du prisonnier. A côté, un magnétophone à cassettes pour enregistrer les « aveux ». Tout est consigné par écrit, classé, répertorié, mis en fiches, transmis à la hiérarchie, avec un goût stalinien pour le travail administratif bien fait. Avouer quoi ? Que son frère a fui vers l’étranger, qu’on a glissé cent dollars à un médecin pour obtenir un médicament rare, qu’on a acheté une parabole TV ou vendu un bout de tissu dix dinars au-dessus du prix fixé par l’Etat, qu’on a pris par erreur une ruelle à la limite du secteur présidentiel interdit ou qu’on a osé grommeler quelque chose au sujet du régime ? Un doute, une erreur, un lien suspect, une dénonciation suffit pour vous envoyer en prison. Une insulte au chef de l’Etat, c’est dix ans ; la rebellion, c’est la mort, par pendaison.

Hamid le poète, devant son ancienne cellule à Abou Ghreib

Hamid le poète, devant son ancienne cellule à Abou Ghreib

Chaque fois, avant toute chose, longuement, systématiquement, les Moukabarat torturent. « Un régime de bouchers » dit Hamid. Il sort un carnet de sa poche, l’ouvre et lit : « J’ai mis mes pas dans l’ombre des bois/ Ils ont replié mes ailes/ Ont écrasé mon corps à coups de câbles/ Mais ils n’ont jamais pu atteindre mon âme ». Il a quarante-cinq ans, un chiite pieux, maigre, aux yeux bleus, coiffé d’une casquette bohème en laine qu’il ne quitte jamais. Hamid Al-Mokhtar écrit des poèmes. Il en a toujours écrit. Même quand il était journaliste à « Al Thaura », un quotidien de Bagdad. Jusqu’alors, Hamid faisait partie d’un groupe de jeunes écrivains qui passaient leur temps à refaire le monde dans les théâtres, les cinémas et les cafés au bord du Tigre… C’était il y a vingt-trois ans. La guerre Iran-Irak vient d’éclater, un de ses amis déserte, se réfugie dans un hôtel populaire et se fait dénoncer par le gérant, membre du parti Bath. Hamid ne l’a plus jamais revu. Lui aussi déserte, se fait arrêter mais s’en sort, grâce à sa carte officielle de journaliste qui lui permet de passer les barrages. Après la guerre du golfe, il rejoint les insurgés chiites de la ville d’Amara. La révolte gagne et les villes du Sud tombent une à une. Hamid fait le coup de feu et écrit « La descente aux enfers ». Quand la répression, impitoyable fait plus de cent mille morts, il s’enfuit à pied et croise sept soldats blessés, de retour du front du Koweït. Sa kalachnikov à la main, Hamid arrête un camion et fait monter les plus gravement atteints. Au barrage suivant, l’un des blessés le dénonce. Prisonnier au rez de chaussée d’un immeuble, Hamid voit les Moukabarat remplir une fosse commune de cadavres d’insurgés. Par chance, l’officier militaire qui l’interroge habite près de chez lui : Hamid est libéré. De retour dans la banlieue de Bagdad, il se terre, silencieux, pendant neuf ans. En 1999, lors d’une conférence des écrivains irakiens, il lit quelques vers d’un de ses poèmes : « Témoignage du temps des ruines. » Dans la salle, Hani Wahaïeb, le premier secrétaire de Saddam Hussein, se lève d’un bond. Hamid fuit, vend sa télévision, achète un revolver et rejoint « Les partisans de Sadr », groupe clandestin du nom d’un célèbre imam chiite assassiné par Saddam Hussein. Entre deux tentatives d’attentat, les rebelles gonflent des ballons, les bourrent de tracts, -« Libérez les cheiks et les prisonniers politiques !, – et les font éclater dans le ciel de Bagdad. Un militant est arrêté, il parle, la maison d’Hamid est investie à l’aube et les Moukabarat l’emmènent, avec Zeïd, son fils de quinze ans. Au centre de sécurité de Jaddriya, non loin des luxueuses villas du fils de Saddam, Oudaï Hussein et de Tarek Azziz, Hamid est livré aux tortionnaires. Il se rappelle l’un d’eux, « en me frappant à coups de câble, il fredonnait toujours une chanson très populaire, avec ce refrain : « je cherche le chemin de la gare ! » Et de Rahed, un gardien illettré, épris d’une jeune fille, qui lui avait demandé de lui écrire une lettre d’amour : « Le lendemain, pendant la séance de torture, il était là… je l’ai vu sous mon bandeau ! » Les bourreaux font venir Zeïd, son fils, le matraquent sous ses yeux et menacent de violer sa fille : Hamid finit par craquer. Il signe une confession déjà écrite et reconnaît des « actes de sabotage ». Six mois plus tard, un tribunal spécial le condamne à huit ans d’emprisonnement, à Abou Ghreib. Aujourd’hui encore, il suffit de prononcer ce nom pour voir la peur dans les yeux des Irakiens Abou Ghreib n’est pas une prison, c’est une ville, un univers concentrationnaire avec ses avenues, ses quartiers, ses murs d’enceinte et ses miradors. Pour y parvenir, il faut quitter Bagdad, passer un pont détruit par les bombardements et rouler trente-cinq kilomètres vers l’Ouest. Au bord de l’autoroute, des dizaines de tanks, des T-72 flambant neufs, tourelle et portes ouvertes, abandonnés, avec leur canon intact, tournés dans le sens de la fuite, leur magasin d’obus plein et leurs missiles. Ceux-là ne se sont pas battus. Les autres gisent ici ou là, noircis, carbonisés, leurs tonnes de blindage soufflées comme des feuilles mortes. Dans la ville d’Abou Ghreib, le marché propose quelques légumes, des camions de munitions et de kalachnikovs toutes neuves, pillées dans les casernes, à quatre-vingt dollars pièce, qu’on essaie sur place en tirant en l’air. La prison est à trois kilomètres plus loin, immense et terne, entre deux autoroutes crevées par les raids aériens. Le ciel est bas et gris, bouché par un vent de sable. On étouffe. Devant le portail effondré, au moment de pénétrer dans l’enceinte, Hamid a un mouvement de recul. Il hésite, souffle fort puis se décide : « Allez ! On y va… » A l’intérieur, livré aux pillards en armes, des paysans traînent leur butin, de longues tiges de ferraille de chantier, une carcasse de bureau, une chaise.
« Ici, c’était l’Unité des courtes peines. Moins de dix ans.. ». On parcourt des kilomètres de couloirs, de portes blindées, de petites salles à demi-aveugles. Les détenus s’entassaient là, à trente-cinq par cellule, sur trois rangées de lits superposés. A son arrivée, le poète s’endort par terre, sous un sommier et se réveille terrifié par d’énormes rats qui essayent de lui manger les pieds. Tous les détenus souffrent de gale et de piqûres de tiques qui leur donnent la fièvre. Rien ou si peu à boire. Des hommes deviennent fous, se promènent nus, guettent l’arrivée des nouveaux pour boire leur urine. La drogue circule, celle qui rend dingue, ou celle qui vous plonge dans une profonde torpeur pendant trois jours. Les jeunes détenus sont drogués, violés et revendus par des caïds qui font la loi, encouragés par les matons et la direction. Le reste se règle à coups de lame plantée dans un manche de plomb. Hamid se souvient d’Athmane Kurdi, surnommé « Le Lion de Badouch », un criminel endurci qui a voulu ravir le pouvoir au caïd d’Al-Thaura : « Je l’ai vu se faire découper par quatre détenus, là, dans la cour, devant moi. Il était gros, il a beaucoup saigné. » Pour punir les détenus, on les promène à coups de câbles, nus, avec un panneau : « Je suis une femme. » Les homosexuels notoires sont sodomisés avec un tube chauffé à blanc et les survivants jetés à l’hôpital. Bien sûr, chaque unité d’Abou Ghreib dispose de plusieurs Moukabarat et d’une salle de tortures. Dans l’une d’elles, au-dessus de notre tête, reste un crochet qui servait à suspendre le supplicié tête en bas. Sur le mur, comme partout ailleurs dans ces lieux, l’effigie de Saddam Hussein, celle-ci sculptée dans la pierre, avec un cou puissant, une mâchoire massive et un visage de colère, placé à un mètre à peine des yeux des suppliciés. Le mercredi était jour d’exécution capitale : «un jour, un gardien nous a dit qu’il y avait quatre cents noms sur la liste d’attente. » Personne ne sortait vivant de cette unité fermée. Mais tous les détenus savaient qu’il fallait donner un gros bakchich au bourreau, pour qu’il place le nœud coulant très haut et brise la colonne cervicale. Sans argent, le nœud placé plus bas promettait une mort lente, par asphyxie. « Sans mes amis et Youssef… je serais devenu fou » dit Hamid. Youssef est chiite et poète, lui aussi. Dans l’obscurité, l’ancien prisonnier trace un rectangle dans la poussière du sol : « ici, c’était mon lit. » A l’autre bout de la cellule, Youssef fait la même chose : « Là, c’était le mien. » le soir, ils parlaient longuement de poésie, par-dessus la tête des criminels. Youssef écrivait des poèmes et Hamid lui faisait l’honneur de les préfacer. Personne ne dormait jusqu’au matin, pour éviter les attaques nocturnes. Quand ils sont transférés à l’Unité des Politiques, le régime se durcit encore : pas de radio, pas de papier, pas de crayon et beaucoup d’indics. Chaque erreur est punie d’une séance de Falaqa, ces coups de câbles sous la plante des pieds : « Je vois le bourreau dessiner un autre corps que le mien / Et je n’entends pas l’herbe crier sous ses pas » écrit le poète, caché sous son drap, pendant que Youssef fait le guet à la porte. Dans l’unité, il y a un ex-ambassadeur d’Irak aux Philippines, un célèbre journaliste de « Babel », le quotidien d’Oudaï, fils de Saddam, des médecins, des avocats, des écrivains et des peintres. La nuit, en cachette ou en soudoyant les gardiens, on organise des soirées poétiques ; le jour, on essaie de donner des cours, d’arabe, de morale, de droit . A chaque visite de sa femme, Hamid réussit à faire passer à l’extérieur des extraits des deux recueils qu’il a écrits à Abou Ghreib : « Le désert de Nassabour » et « L’eau et le Serpent », inspiré d’un thème de « René Char, mon poète français préféré. » Ses poésies carcérales commencent à être publiées dans les Emirats, en Espagne, en Hollande. Un jour, à la fouille, un Moukabarat découvre un texte destiné à l’extérieur. Il le convoque, sévère : « Pourquoi écris-tu pour l’étranger, mécréant ! Au lieu d’utiliser ton talent pour louer notre président Saddam Hussein ! » Hamid sait ce qui l’attend, il se prépare à une séance de Falaqa. Le lendemain, à l’aube, des cris aigus, fous, une étrange clameur envahit les murs d’Abou Ghreib : « On faisait la prière du matin. Quelqu’un est arrivé en courant, très excité. Il a voulu parler… mais s’est évanoui d’émotion. On a expédié la prière. » Après le référendum qui a offert cent pour cent de oui à Saddam Hussein, le raïs régale les prisonniers condamnés à moins de dix ans d’une libération exceptionnelle… L’amnistie ! « On s’est embrassé comme des enfants. La guerre approchait. On était libres ! » Saddam vide les prisons du pays de ses criminels. Dès leur départ, il fait repeindre en bleu et blanc les murs lépreux d’Abou Ghreib, témoins ces pots de peinture oubliés dans des cellules, bien tardive entreprise de dissimulation. D’autres condamnés, non libérables, seront poussés de prison en prison, au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, façon de brouiller les pistes pour une destination finale inconnue. Hamid, une fois libéré, a fait ce que font tous les prisonniers du monde : il a marché des jours entiers, le long des rues, des avenues de Bagdad, au bord du Tigre, dans le quartier des cafés littéraires, pour se réapproprier sa ville et «avaler la vie » qu’on lui avait volé. Puis il est revenu à Saddam City, ce quartier misérable de deux millions de chiites où chaque maison compte un prisonnier, un exilé, un condamné à mort ou un martyr. Avec la fin de la guerre, l’opposant a créé un parti politique, le « Mouvement Islamique Irakien », ouvert à toutes les confessions, chiites, sunnites et kurdes. Il n’est pas opposé aux Américains qui ont abattu le régime de Saddam Hussein : « Ils disent qu’ils vont rester deux ans ici. On verra. S’ils se transforment en nouveaux occupants, je reprendrai les armes. » Déjà, il se dit choqué par la réponse d’un officier américain quand un Bagdadi lui a signalé que le policier recruté était un ancien bourreau du régime : « Son passé ne m’intéresse pas » a dit le militaire US. Comme si Abou Ghreib, les centaines de centres comme Hakimya, les dizaines de milliers de tortionnaires de Saddam Hussein ne méritaient pas un tribunal international et un devoir justice. Comme si la masse des torturés, des morts et des disparus pouvaient être effacés d’un simple coup de gomme de l’histoire. Hamid Al-Mokhtar, lui, n’a rien oublié. Comment le pourrait-il ? A la première réunion des « Intellectuels Irakiens libres », il a fait afficher une poésie écrite à la main par un de ses amis :
« Le chagrin a recouvert ton visage
Où les larmes coulent sans cesse !
Mais la mort est ton ennemie
Ô Bagdad, Ô Bagdad
Quels crimes voyons-nous !
Ces crimes qui recommencent
(comme lors de l’invasion Moghol) !
Ils ont volé et pillé nos musées
Et massacré notre histoire.
La plaie saigne, toujours béante
Il ne reste que les larmes
Qui sont le seul remède. »

Jean-Paul Mari


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