Dans les sous-sols de Kharkiv: “Ici, ils peuvent oublier la guerre”
À Kharkiv, où les alertes aériennes rythment le quotidien sans répit, les habitants s’organisent pour vivre sous terre en construisant dans les sous-sols des écoles, des restaurants et des théâtres

Le quotidien britannique “The I Paper” s’est rendu dans la deuxième ville d’Ukraine, qui tente de préserver une vie normale au cœur de la guerre.
L’école ressemble à tant d’autres, avec ses classes aux couleurs pimpantes, ses grappes d’enfants bavards et ses murs tapissés d’images multicolores réalisées par les élèves.Quand le chef d’établissement me fait visiter une des classes, les écoliers de 7 et 8 ans se lèvent comme un seul homme. À la question de savoir s’ils aiment leur école, ils répondent d’un “oui” unanime, certains arborant un sourire timide aux lèvres, avant qu’une cloche ne retentisse et qu’ils ne se pressent vers la sortie pour aller assister à un autre cours.
Cet établissement, qui a ouvert ses portes voilà moins d’un mois, est pour le moins inhabituel. Il a été aménagé dans les profondeurs de la terre pour permettre à ces fillettes et à ces garçonnets d’échapper à la grêle de bombes, de drones et de missiles qui s’abat sur leur ville.Il faut dire qu’on est ici à Kharkiv [dans l’est du pays], à 40 kilomètres à peine de la frontière russe. L’ancienne capitale de l’Ukraine est en proie à des attaques incessantes depuis le début de l’invasion insensée du pays par Vladimir Poutine, voilà trois ans.
Rien que le mois dernier [en avril], Moscou a lancé 136 attaques sur la région de Kharkiv – endommageant 533 immeubles de la ville, tuant 7 personnes et blessant 230 autres.Il faut moins d’une minute à un missile tiré depuis la zone frontalière russe la plus proche pour frapper cette ville désormais tristement célèbre que le sinistre dictateur russe [le président Vladimir Poutine] avait essayé de prendre une première fois en 2014, puis une deuxième en 2022.
“Ça me fait mal de voir ça”
En raison de sa proximité avec la Russie et des assauts du Kremlin, la vie quotidienne se passe pour l’essentiel sous terre dans cette ville qui est la deuxième d’Ukraine – les activités artistiques, les bars et les boîtes, mais aussi les hôpitaux, les maternelles, les restaurants, les théâtres et les écoles.
Maire de Kharkiv, Ihor Terekhov me raconte que les habitants étaient forcés de vivre au son des alertes aériennes et dans le fracas des explosions continuelles, et qu’ils n’ont donc pas eu d’autre choix que de reconstruire leur ville sous une forme troglodytique [creusée dans la roche]. Justement, une alerte se met à retentir pendant notre conversation, avant une deuxième quand j’irai assister à un merveilleux ballet, plus tard dans la journée, dans les sous-sols de l’imposant opéra de Kharkiv – symbole de la résilience de cette ville labourée par la guerre.
“J’en souffre énormément, parce que je n’ai aucune envie d’obliger les gens à vivre sous terre”, soupire le premier édile tandis que nous devisons dans une pièce souterraine de sa ville qui abrite encore quelque 1,3 million d’Ukrainiens. “Ça me fait mal de voir ça.” L’école que je visite – le “lycée 105 de Kharkiv” – est le quatrième établissement à voir le jour sous la ville. Quatre autres sont en projet, et six autres de plus dans des stations de métro. La ville prévoit également de créer sa première maternelle souterraine, un chantier à près de 6 millions d’euros.
Ihor Terekhov me précise que ces solutions novatrices ont été adoptées depuis par deux autres villes ukrainiennes matraquées par les bombes [des écoles souterraines sont en cours de construction à Kryvyï Rih et à Soumy, et dans les régions de Zaporijjia, Mykolaïv, Kherson et Tchernihiv]. “S’il n’existait pas d’établissements de ce type dans le monde, c’est parce qu’il n’y avait jamais eu de guerre comme ça”, poursuit-il. Je suis toutefois surpris de l’effervescence que je trouve dans le “lycée 105” avec ses 18 classes, sa salle commune, son réfectoire et sa pièce réservée aux enfants ayant des besoins particuliers, enfouie sous huit mètres de terre et de béton, et coiffée à la surface d’un terrain de basket.
Le jour de ma venue, ce ne sont pas moins de 833 enfants âgés de 6 à 17 ans qui assistent à 41 cours différents au gré d’un roulement entre le matin et l’après-midi. La plupart ont été contraints d’étudier en distanciel ces cinq dernières années, en raison d’abord de la pandémie, puis de l’offensive russe.
“Notre vie est ici, et c’est ici aussi qu’on est à l’abri, résume Yulia Kryvenko, assistante pédagogique. C’est un vrai plaisir pour moi d’être là et je suis heureuse de pouvoir regarder ces enfants dans les yeux tous les jours. Même si ça fait mal, quelquefois, parce qu’on est tous conscients de la gravité de la situation. Je sais par exemple que le père d’un de mes élèves est sur le front. On a des enfants de l’école qui ont perdu leurs parents. Ils n’ont pas peur, mais il arrive qu’ils soient tristes. On comprend les enfants parce qu’on a tous les mêmes problèmes.” Yulia ajoute que les enfants plus âgés sont parfaitement au fait des réalités de la guerre, même si cette nouvelle école leur a donné, à tous, une chance de penser un peu à autre chose. “C’est bien – et il n’y a vraiment qu’ici qu’ils peuvent oublier la guerre”, commente-t-elle.
“On voit et on ressent leur fatigue en classe”
La psychologue de l’établissement précise toutefois que les enfants arrivent souvent déprimés et exténués, après des nuits entières passées sous les bombes ou les attaques de drones. “Ils veillent la moitié de la nuit et ils entendent tout, rapporte Tetiana Mishustina. On voit et on ressent leur fatigue en classe.” Les plus jeunes ont souvent du mal à socialiser après être retournés en cours, se contentant de répondre d’un signe de la main quand leur professeur leur dit bonjour. Les plus âgés, qui ont vu bon nombre de leurs camarades fuir la ville pour se mettre à l’abri, reconnaissent qu’ils sont plus refermés sur eux-mêmes aujourd’hui.
“Mon adolescence aurait pu mieux se passer que ça, souffle Yevgenia, 17 ans, qui n’aura que deux mois d’école avant son départ cet été. Je n’aime pas l’idée que ma jeunesse et mon adolescence se passent entre quatre murs.”
Les parents qui viennent chercher leurs enfants se voient priés de ne pas papoter entre eux en raison du risque d’explosion, mais n’en semblent pas moins ravis. “Cette école souterraine est une bénédiction”, s’enthousiasme ainsi Yana Halat, ingénieure d’études venue chercher Myron, son fils de 7 ans.La famille a également assisté à des pièces de théâtre sous terre. “Je n’ai rien contre le fait que toutes ces choses soient construites sous la ville, même si j’aimerais que la guerre se termine pour que nos enfants puissent vivre en paix”, fait observer la mère de famille.
Quand Kharkiv a été prise pour cible par les Russes en 2022, des milliers d’habitants sont descendus se réfugier dans les stations de métro. Ils campaient sur les quais et dans les escaliers, où ont alors été organisés des cours d’art et des concerts, avant que des écoles ne soient aménagées dans des rames à l’arrêt.
“On s’est déjà faits à cette nouvelle vie”
Aujourd’hui, cette ville malmenée s’installe à demeure sous terre. Dans un bar souterrain, propriété d’un militaire, la gérante me raconte qu’ils l’ont baptisé “Le Bunker” – inscrit sur une planche par des soldats qui avaient été cantonnés là brièvement – car c’était un abri, mais aussi un endroit où l’on pouvait boire et se sustenter. “Les choses ont un peu changé, donc on a décrété que ce serait un endroit sûr, explique Alla Shulekina [responsable du bar] devant un café. On peut mettre des lits et même passer la nuit s’il se passe quelque chose.”
Alla Shulekina, dont le village à la frontière a beaucoup souffert des combats, ajoute que beaucoup d’habitants ne prêtent même plus attention aux alertes aériennes, même si d’autres redoutent de s’attarder en surface. “Ceux qui ont peur viennent ici”, fait-elle remarquer. Le bar, qui a ouvert ses portes six mois après l’invasion russe en février 2022, se sert de douilles comme de vases pour les fleurs et accroche des armes antichars sur ses murs, à côté d’une carte de l’Ukraine. L’établissement reverse une partie de ses recettes à deux abris pour animaux du quartier, livre de la nourriture aux soldats qui servent sur le front et vient même de lancer sa “bière du bunker”.
Une association caritative a créé un espace sécurisé pour les enfants dans une ancienne cave à vins qui propose des soirées ciné, des spectacles de marionnettes mais aussi des concerts, dans une salle équipée d’un piano à queue Steinway qui peut accueillir 140 personnes. Il y a même un mur d’escalade dans un dédale de pièces employées pour les activités artistiques, les formations en ligne ou encore la relaxation. La détermination de Kharkiv à conserver un semblant de normalité au mépris des bombes est telle qu’un restaurant mexicain – qui a vu le “jour” dans une ancienne boîte de nuit en sous-sol – a organisé des soirées rencontres pour célibataires, des spectacles d’humour, des pièces de théâtre et des concerts.
“On fait nos événements ici parce que c’est plus sûr, explique Yana Zakharchenko, 25 ans, gérante du Taco Loco et Kharkivienne depuis toujours. On a déjà l’habitude de voir plein de choses ouvrir sous terre. En fait, on s’est déjà faits à cette nouvelle vie.” Le soir de ma visite, une chanteuse de pop donne de la voix. Mais il n’y a pas foule et Yana reconnaît qu’en raison de la guerre les gens ont beaucoup moins d’argent à mettre dans les sorties au restaurant et les loisirs.
Une ville qui danse
Comme me le confirment cependant des ballerines qui dansent avec grâce sur du Chopin dans les sous-sols de l’opéra et du ballet-théâtre de Kharkiv, de telles soirées restent une soupape émotionnelle pour des gens obligés de vivre dans ces conditions extrêmement stressantes. “Le fait qu’on ait la possibilité de danser ici, sous terre, ça veut dire que la vie continue – et, s’il y a des activités artistiques, ça veut dire qu’un jour la paix reviendra”, philosophe Antonina Radievska, directrice artistique du ballet et danseuse étoile.
J’assiste à la représentation en compagnie de sa fille et de sa mère, dans la pièce où des camions venaient autrefois apporter les costumes et où les accessoires étaient entreposés, dans les entrailles de l’édifice. Au-dessus de nos têtes se trouvent une des plus grandes scènes d’Europe et un auditorium d’une jauge de 1 500 places. Antonina reconnaît qu’il est difficile de danser sur une scène aussi exiguë et que le répertoire s’en trouve raboté, mais estime qu’il est néanmoins vital de continuer à se produire en public.
“Nos spectacles ici, sous terre, c’est une façon de dire au monde entier qu’on est vivants, qu’on continue de vivre et de créer. Ça montre que le peuple ukrainien est très fort – physiquement, moralement et émotionnellement.” Leur spectacle – qui associe des compositions classiques et contemporaines – procure une émotion incroyable, tout comme le fait d’entendre un orchestre de 55 instruments jouer du Chopin avec une grande assurance nonobstant les circonstances.
Quand je demande à la jeune femme assise derrière moi ce qu’elle ressent, elle éclate en sanglots en insistant sur l’importance de ces soirées dans une ville assiégée depuis trois ans. “On voit les artistes, on écoute la musique et on ne se pose pas la question de savoir où on est”, commente Maria, 34 ans.Son compagnon et elle confient qu’ils allaient voir des ballets souvent avant la guerre, mais que c’est leur première fois depuis l’invasion russe. “On adore les ballets et, là, on assiste à cette représentation la gorge nouée d’émotion, poursuit la jeune femme. Même dans ces heures noires, les gens trouvent la force d’être créatifs et de nous mettre du baume au cœur.”
Maria résume l’ambiance qui règne dans cette ville rebelle entre deux sanglots. “Clairement, ce ballet, c’est aussi une façon de résister”, conclut-elle dans un sourire.
Par Ian Birrell ( The Paper)