Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Danse avec les chevaux.

publié le 09/10/2006 par Jean-Paul Mari

Jean-Paul Mari a retrouvé ceux qui murmurent à l’oreille des mustangs. Loin de la brutalité traditionnelle du Far West, ces nouveaux cow-boys savent soigner les effets de la peur et de la violence, réconcilier les montures avec leur cavalier. Sur leur divan de sable, tous les chevaux du monde peuvent venir s’allonger

Autant le dire d’emblée, il ne s’agit pas d’une histoire relative à l’équitation mais bien d’une histoire propre à l’amour entre deux êtres. Ils sont là devant nous, sur la terre souple d’un manège, au centre d’un rond parfait clôturé de barrières métalliques. Lui, l’homme, très grand, mince, regard bleu de gamin surmonté d’un chapeau de cow-boy d’où s’échappe une touffe de cheveux blond paille. Elle, dans son coin, l’air butée, une grande jument, jolie mais trop nerveuse, le corps raide, les oreilles méchamment rejetées en arrière, prête à frapper. Sa propriétaire a parcouru des centaines de miles pour venir la montrer à Buck Brannaman. Aujourd’hui, Buck donne une consultation au fin fond du Minnesota, à Spring Grove, village de fils d’immigrés scandinaves où on déploie toujours le drapeau norvégien, au bout d’une route de campagne où il faut faire attention à ne pas renverser la calèche d’une famille amish, dévots d’un autre âge, paisibles barbus qui veulent vivre sans eau courante et sans électricité dans cette Amérique de fin de siècle. Buck est le dernier espoir de la propriétaire désespérée, il est le horse whisperer, le « chuchoteur », celui qui donne quarante semaines de consultation par an, que l’on s’arrache aux quatre coins des Etats-Unis. Personne n’a jamais pu approcher cette magnifique jument, elle se dresse, mord, balance sa tête de 40 kilos comme un marteau, baisse son épaule et marche sur les humains qu’elle renverse et piétine. Un danger public. On aurait dû la dresser à l’âge de 3 ans au plus… elle en a déjà 7 ! Trop tard, beaucoup trop tard. Il faut la conduire à l’abattoir. Ou la sauver.
Buck enfourche son cheval de travail, saisit la simple cordelette passée autour du nez de la jument et lui maintient la tête contre sa hanche. L’autre donne de grands coups de tête qui ne trouvent que le vide, Buck colle son cheval contre elle, tourne, arrondit le mouvement dans une valse lente où son agressivité ne rencontre que le mouvement. Puis il descend de monture et elle se dresse, terrible. De sa main grande ouverte il repousse sa tête : « Ceci est mon espace, mon territoire. » De l’autre, il tapote sa croupe pour la faire avancer. Elle rue, se cabre, se défend, essaie de botter, et lui, danseur tranquille, répète : « Je ne suis pas le maître, je ne suis que ton partenaire », et il l’entraîne dans sa valse sans fin, lui apprend à avancer, à reculer, à s’arrêter, à s’abandonner à son amour. Trente-cinq minutes plus tard, elle est derrière lui, souple, détendue, les oreilles attentives, mâchouillant de la bouche comme le font les chevaux quand ils font la paix, avec l’air de dire : je n’ai plus peur, je te fais confiance, guide-moi. Dans la foule une femme pleure de joie : la propriétaire.On fait ensuite entrer un étalon noir, arrogant et rebelle, l’oeil du macho indomptable, coursier du diable dressé sur ses postérieurs. « Pour moi, explique Buck au public, ce n’est pas un étalon à briser. C’est seulement un cheval. Un beau cheval. » Et de nouveau, une demi-heure plus tard, au centre du manège, l’étalon noir n’a plus rien d’un voyou. Cet homme peut vaincre la violence. Il lui reste à surmonter la peur.
La voilà, incarnée par la croupe pâle et tremblante d’un pasofino, fragile jument sud-américaine au bord de la crise de nerfs, qui trotte en pianotant de frousse. Alors Buck s’avance lentement. Et la magie envahit le cercle. Un chuchoteur ne dit rien, il parle avec son corps le langage des chevaux. Buck pousse la jument et la fragile s’enfuit. Il s’arrête et elle se retourne. Elle avance un sabot et il recule, s’efface, pour la remercier. Pendant de longues minutes, chaque pas, chaque geste est un mot dans ce dialogue avec cette jument sauvage, comme un fil invisible qui la relie à elle. Maintenant il lui tourne le dos et la belle le regarde, s’approche, incline son encolure vers lui, mâchouille et pose son nez sur son épaule. Alors, longuement, le géant blond la caresse, tout à la fois ami, père affectueux, professeur et médecin. On pense au thème du sermon du pasteur presbytérien, père de l’écrivain Norman Maclean : « Seigneur, nous sommes prêts à aider notre prochain, mais que faire quand notre prochain a vraiment besoin de quelque chose ? » Que faire ? Les aimer sans faiblesse. Sur le divan de sable du salon de Buck, tous les chevaux du monde peuvent venir s’allonger.
Il a découvert cet art il y a longtemps, loin d’ici, dans le Montana, dans ces montagnes du nord de l’Amérique, prises entre le Wyoming et la frontière canadienne. Allons voir, c’est à peine à 3 000 kilomètres vers l’ouest.
Au bout du chemin, il y a « Belgrade », « Manhattan », « Amsterdam », « Le Havre » ou « Glasgow », des noms brillants donnés par les pionniers à leurs premières cabanes de planches. Aujourd’hui, les hommes portent toujours des vêtements de trappeur à la ville et se plantent goulûment aux tables des restaurants en gardant leur chapeau de cow-boy sur la tête. Les routes sont lisses, et on se laisse glisser sur le velours de l’herbe d’automne qui moquette les flancs des montagnes du Montana, vert dans la prairie, ocre brûlé dans les champs et couleur châtaigne à la lisière de la roche. On plonge dans une vallée noire et sombre, saisi par le froid, entre les parois des Rocheuses qui se referment sur la route, le long d’une eau glaciale, à gros bouillons bleus, une rivière à truites – autre religion du Montana – où des pêcheurs en caoutchouc font tournoyer des cannes frêles comme des roseaux d’Asie. On plonge au creux du monde, au fond de l’eau, tout contre ces rochers gluants de mousse fraîche. On se noie. Puis la route remonte, passe un petit col, la prairie s’enflamme alors violemment de l’or de l’été indien, et on cligne des yeux à cette renaissance. Sous le ciel retrouvé, près de ranchs en rondins plantés comme des mobile homes sur une plage de montagne, des éoliennes de bois tournent dans l’air et des barbelés entourent les fermes acquises par des « milliardaires étrangers », Ted Turner, Jane Fonda ou Steven Seagall, en quête de retour aux sources ; des domaines vastes comme des mondes imaginaires désormais interdits et qui font grincer les hommes rudes de ce pays. Les Rocheuses sont là, léchées par des volutes de brume qui déposent leur haleine de neige sur les sommets bleus, étincelants, aigus comme les dents d’un géant de glace, éclairant la vallée heureuse.
Soudain, une flamme rousse à la crinière brillante, rein cambré, queue au vent, allume les herbes de la prairie. A demi sauvage, le cheval feu follet galope, plante ses sabots dans la terre comme un pianiste ses doigts sur le clavier. Il étalonne la montagne, la mesure, recense son domaine en galopant. Ici, une plaine sans cheval est une mer sans vagues, une rivière sans truites, une jeunesse sans folie. En regardant filer l’étalon, on découvre que ce monde du début du monde a toujours été habité.« Ces montagnes sont nos temples, nos sanctuaires et nos livres de repos, a écrit ici un vieux chef indien, John Snow. Elles sont nos lieux d’espoir, de vision, de refuge, un endroit très particulier et sacré où le grand esprit nous parle. » On écoute.
Buck avait 11 ans à peine quand il est arrivé ici, au Valley Garden Ranch, une ferme de 4 000 hectares près de Big Timber, entre Bozeman et Billings. C’était un enfant perdu, orphelin et muet, tout meurtri par la perte de sa mère et la violence de son père. Gamin, il passait quatre heures chaque soir après l’école à s’entraîner au maniement du lasso. A l’âge de 6 ans, une corde entre les doigts, Buck était un artiste. Son frère et lui formaient un célèbre duo, les Sugar Pop Kids, qui faisaient le bonheur des festivals et des rodéos. Après la mort de sa mère diabétique, son père n’a plus cessé de boire. Sa dureté est devenue brutalité, et l’enfant s’est trop souvent retrouvé ligoté à la barrière du corral, le dos déchiré à grands coups de fouet à bétail. Un prof de gym a remarqué les vilaines blessures et les flics l’ont finalement confié à des parents adoptifs. Dans son nouveau ranch, Buck a découvert un tuteur affectueux et des chevaux, sa nouvelle famille : « J’ai peur de ce que la vie aurait pu faire de moi, dit-il aujourd’hui, si je n’avais pas rencontré les chevaux. »
A l’époque, personne ne chuchote à l’oreille des chevaux. Comme les Indiens Comanches qui brisaient les pieds de l’animal à coups de pierre pour mieux le dominer, les cow-boys dressent les poulains à la trique. On commence par pousser l’animal dans un corral, attaché à un poteau, un lasso autour du cou, un autre autour des antérieurs pour le faire chuter et un troisième qui lui enserre les postérieurs. Les cow-boys le marquent aussitôt au fer rouge, l’aveuglent avec un sac et le forcent à galoper longtemps sur trois jambes avant de le chevaucher, jusqu’à épuisement. Epouvanté, blessé, à bout de forces, le cheval n’apprend rien, sinon que l’homme est le plus fort. Il est brisé. Dans cette Amérique-là, on est bien loin des méthodes des grands écuyers de Saumur ou de l’école de Vienne. Enfin, à 17 ans, Buck rencontre un homme remarquable, Ray Hunt, lui-même élève de Tom Dorrance, de la race des cavaliers qui ont passé une bonne partie de leur vie couchés dans l’herbe à observer les mustangs sauvages, leurs réflexes naturels et l’éducation donnée par la plus vieille des juments aux poulains un peu fous. « Le cheval le plus difficile est l’orphelin, privé des leçons de la horde », explique Buck. Avec Ray Hunt comme professeur, Buck apprend à « parler cheval », il comprend que le mustang a toujours été une proie, un herbivore qui ne trouve son salut que dans la fuite. « Il n’existe pas de cheval mauvais, insiste Buck, il n’y a que des chevaux effrayés, qui se battent pour survivre, violents parce qu’en danger, tordus parce que mal éduqués par l’homme. » Mettez un gosse autiste, innocent et victime, sur le dos d’un coursier grincheux et il se fera aussitôt attentif et doux. Et quand un cavalier lui amène sa monture, Buck lui pose toujours la même question : « Qu’est-ce qu’on a fait à ce cheval ? » Comme le puma des montagnes ou le coyote des plaines, l’homme est un carnivore et le cheval le sait. Et pourtant il l’aime ! Que l’homme renonce à être son prédateur, violent et dominateur, et le cheval n’a plus à fuir. L’un posé sur le dos de l’autre, c’est la vieille alliance du paralytique et de l’aveugle, le mythe de Pégase réinventé, la puissance et la légèreté réunies, le contrat préhistorique qui permet d’échapper aux fauves, à l’ennemi, au danger. Ensemble ils galopent dans la bonne direction, loin de l’incendie, et la nuit, couchés l’un près de l’autre, ils n’ont plus froid. Parce qu’ils savent qu’ils iront toujours plus vite que le vent mauvais. C’est l’entente sacrée. Le lien ancestral qui les unit.
« Le cheval est une fenêtre ouverte sur l’âme humaine, dit Buck. Vous pouvez cacher vos émotions, vos travers, aux autres ou à vous-même, mais avec lui vous deviendrez brutal ou lâche et il le sentira. Un chien, même maltraité, vous porte un amour inconditionnel. Pas le cheval. Il n’oublie pas, ne dissimule pas. Le cheval est un miroir de vous-même. Et quand il vous accepte dans son monde, vous devenez quelque chose de plus qu’un être humain. » Buck soigne les chevaux comme les chevaux l’ont soigné. Et tout le monde cicatrise.
Du haut de ses 55 ans, Nave sait tout cela. Lui n’est pas un homme, c’est une souche. A qui on aurait enlevé les branches et les feuilles à coups de hache. Un carcasse puissante mais un visage ravagé, la nuque raidie par un tic imperceptible, les mains rongées par un eczéma, les doigts régulièrement troués par un clou de clôture ou brûlés par un fer à souder. Et au-dessus de tout cela, une tignasse d’enfant, une voix grave et un rire timide. Nave est amoureux de la race des quarter horses, chevaux de l’Ouest, héritage familial qu’il conserve, développe et exporte jusqu’en Europe, en Syrie, en Israël, en Inde, au Japon, en Afrique du Sud ou ailleurs. De Billings, Montana, il peut pousser une douzaine de superbes chevaux dans son van, rouler un jour vers Chicago, chartériser un bout de Boeing 747, débarquer les quarter horses à Amsterdam et rouler vers la Hongrie… Infatigable. Il ne boit pas, ne fume pas, court 10 kilomètres par jour, dort une heure par nuit et ressemble à ce qu’il est : un survivant. A 5 ans, ses parents alcooliques meurent dans un accident de voiture en Floride. Dans la voiture des policiers qui l’emmènent, il entend le mot « orphelinat », attend un feu rouge et entraîne sa soeur de 3 ans dans sa fuite. Un routier accueille les gamins et d’autres routiers les transportent à 3 000 kilomètres de là vers la ferme d’une grand-mère dans l’Illinois, qui les reçoit avec un gros baiser et une bonne fessée. Nave grandit chez un oncle, aux côtés de son ami Procter, vieillard noir d’un autre siècle, né esclave, affranchi et expert en chevaux. Un milliardaire local lui offre ses études ; le gamin sera biochimiste, « parce que le nom sonnait bien… », et devient expert en rayonnement fluorescent. En 1968 il est au Vietnam, sur une barge de débarquement, pour faire des prélèvements sur la côte asiatique. L’héroïne et la cocaïne tuent les GI, il faut repérer les bateaux qui assurent le trafic, et donc mettre au point un rayon laser qui mette en évidence la fluorescence de la poudre maudite. Sur son embarcation, Nave entend un grand bruit, relève la tête et voit son pilote coupé en deux par un obus. Il se jette sur la mitrailleuse M-30, arrose la berge… Le jeune scientifique vient d’entrer dans la guerre. On teste le laser en mission du haut d’un avion. Nave est encore là et l’avion est abattu par la DCA. Devant lui, on torture à mort les autres scientifiques plus âgés. Lui fait dix mois de camp, près d’Hanoi, s’évade à la faveur d’un bombardement, marche trente-cinq jours dans la jungle et est récupéré par un hélicop-tère US à quelques kilomètres de la ligne de démarcation. Direction l’hôpital de Wiesbaden en Allemagne. Il a été déclaré tué au combat. Ses enfants l’ont pleuré et sa femme est remariée. Il croit devenir fou. En 1972, des agents des services, intéressés par son immense rage, lui proposent de repartir au Vietnam. Il y fonce et « passe de l’autre côté du monde ». Saigon est en plein chaos. C’est la fin. Il faut faire disparaître ceux qui ne doivent pas tomber entre les mains des services d’Hanoi : « On me donnait un nom. Je me chargeais du reste. J’étais devenu un tueur. » On le parachute en mission de sabotage sur la piste Hô-Chi-Minh, il tient de longues semaines, prend un éclat de roquette dans la tempe, se réveille dans un nouveau camp, s’évade toujours à pied, retrouve sa radio, demande de l’aide et revient en commando vers le camp libérer un autre prisonnier oublié. De nouveau il se retrouve à l’hôpital de Wiesbaden. Cette fois, il rentre en laissant sa haine au Vietnam : « Je ne voulais plus tuer. » Apaisé, installé au Montana, il redécouvre les chevaux. Longtemps Nave a tout porté en lui : d’un côté la lumière, la douceur et l’harmonie qu’il dit avoir trouvé avec les chevaux, et de « l’autre côté du monde », la mémoire du tueur, sens en éveil, l’homme carnivore. Toute une vie partagée entre le yin et le yang, l’ombre et la lumière.
Aujourd’hui, le survivant remercie ses quarter horses qui le soignent et lui font oublier qu’il n’était qu’un prédateur. Et il porte une admiration sans bornes pour Buck, l’homme-cheval; Buck l’orphelin, l’enfant martyr, l’abandonné qui a compris que quand on touche le fond de la tristesse et de la douleur, il n’y a pas d’autre choix que de donner et de recevoir de l’amour, pour que la flamme soit plus forte que les cendres; Buck le chuchoteur, qui a réinventé le bonheur d’aimer.

JEAN-PAUL MARI


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