Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

« Dante n’avait rien vu », par Etienne de Montety.

publié le 03/11/2015 | par Jean-Paul Mari

Capture_d_e_cran_2015-10-29_a_16.37.40.png

Dante n’avait rien vu
Etienne de Montety

On se souvient qu’Albert Londres définissait son métier comme l’art de « porter la plume dans la plaie ». Il consacra aux bagnards, esclaves, forçats de son temps d’admirables reportages qui firent date. Jean-Paul Mari se place dans cette lignée de journalistes qui voient ce que les autres ne peuvent pas voir et portent la vérité sur la place publique. Son récit vaut les meilleurs romans d’aventures.

Qui l’ignore ? Les nouveaux damnés de la terre portent un nom : les réfugiés. Lointains descendants d’Ulysse, fuyant leur trop humaine condition, ils quittent l’Orient ou l’Afrique et embarquent sur la mer. La ­Méditerranée mare nostrum, est-ce encore vrai ? Notre bassin commun est devenu ­Al-Abyad Al-Muttawasit, la mer blanche du milieu : une frontière que les malheureux veulent franchir pour mettre des centaines de kilomètres entre eux et la guerre, la misère, l’intégrisme islamiste. Les attendent des épreuves comparables à celles que les dieux envoyèrent à Ulysse mais sans que les âmes errantes de 2015 puissent nourrir le moindre espoir de retour à Ithaque.

Leur sort a frappé Mari. Il est né en Algérie et se souvient qu’il y a un demi-siècle ses pères quittèrent eux aussi leur pays, préférant la valise au cercueil. Son exil intérieur s’est poursuivi sous la forme d’innombrables reportages publiés dans la presse française. Formé à l’école Kessel, où le cours du monde est raconté à travers des destins d’hommes, Mari sait comme personne nous saisir à la gorge. Son titre, Les Bateaux ivres, pourrait nous laisser croire qu’un parfum poétique parcourt son livre. Il n’en est rien. À ceux qui l’auraient oublié, il rappelle par une série de « choses vues » que l’histoire est d’abord tragique. Cela fait trop longtemps que nous dansons au bord du volcan. Celui-ci s’est réveillé.

Qui faut-il incriminer ? Les tyrans de l’Orient, l’égoïsme occidental, le cynisme américain ? Mari se garde bien de théoriser. À Lampedusa, à Athènes, à Messine, il montre bien que le mal est partout, parmi les autorités, les passeurs, entre les migrants eux-mêmes. C’est la définition même de l’enfer.

Il y a Zachiel, le jeune imam afghan qui a fui son village le jour où des hommes sont venus lui demander de prêcher, non plus Dieu le clément le miséricordieux, mais la violence. Avec sa famille, il a gagné la Turquie à pied. Robiel le chrétien érythréen a déserté pour fuir la dictature d’Issayas Afeworki. Il a pris la route avec sa fiancée, la jolie Mélat. La route est longue jusqu’à l’Angleterre. Et Fassi, qui rêvait d’un destin de footballeur en Europe. Il embarque de Nouadhibou sur une pirogue qui prend très vite des allures de radeau de la Méduse, que le génie de ­Géricault n’immortalisera jamais.

Mari a le don des scènes saisissantes : traversées par mer agitée, marches dans la montagne en plein hiver, l’odyssée est toujours hasardeuse. Le sommet de l’horreur arrive avec la description du sort réservé à ceux qui tombent entre les mains des redoutables ­Bédouins du Sinaï. Ils deviennent les otages d’authentiques monstres qui les torturent et rançonnent leurs familles par téléphone. Les pages qu’il consacre à ces bagnes modernes sont bouleversantes. Londres avait raison : Dante n’avait vraiment rien vu.

Pourquoi le taire ? On lit avec effroi et fascination ce grand livre où se respire l’air du large, rempli des pleurs des hommes.

Les bateaux ivresDe Jean-Paul Mari, Lattès, 280 p., 19 €.

ALLER SUR LE SITE DU FIGARO LITTERAIRE


Tous droits réservés Le Figaro