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Drogue. Syrie.  » Un narco-État à la tête de l’empire du captagon

publié le 09/06/2022 | par grands-reporters

Le trafic de cette drogue de synthèse produite localement, transportée à travers les pays frontaliers et consommée dans les pays du Golfe, a fait la fortune des pontes du régime de Bachar El-Assad et de leurs alliés depuis le début de la guerre qui a ravagé l’économie formelle du pays.

Une enquête du média syrien d’opposition “Enab Baladi”.

En Syrie, la production, la consommation et le trafic de substances psychotropes [notamment du captagon] ont plus que doublé, faisant de ce pays l’un des principaux acteurs de l’industrie mondiale de la drogue. Cet essor est attribué à l’implication des proches et des alliés du président syrien Bachar El-Assad ayant fait fortune grâce au commerce illicite de ces substances. Non seulement la fabrication et le commerce de stupéfiants ont procuré des revenus juteux aux responsables syriens, mais leur impact sur les pays voisins de la Syrie est de plus en plus manifeste.

Une enquête publiée le 5 décembre dernier par le journal américain The New York Times a ainsi révélé que la 4e division blindée de l’armée syrienne, dirigée par Maher El-Assad, frère cadet du président syrien et l’un des hommes les plus puissants du pays, contrôle une grande partie de la production et du trafic de captagon. Des membres de la famille élargie des Assad et de puissants hommes d’affaires liés au régime syrien ou au groupe armé libanais Hezbollah sont impliqués dans ce commerce, révèle le journal.

Selon un rapport du Center for Operational Analysis and Research (Coar) [Centre d’analyse et de recherche opérationnelle] publié fin avril 2021, la Syrie est devenue l’épicentre mondial de la production de captagon, exportant en 2020 pour plus de 3,46 milliards de dollars de captagon.

“Dimension la plus visible de l’économie de guerre syrienne”

D’après l’enquête du New York Times, les ateliers de production de captagon sont répartis dans les zones tenues par le régime syrien : les territoires contrôlés par le Hezbollah près de la frontière libanaise, les environs de Damas et autour de la ville portuaire de Lattaquié. Ils sont généralement de petite taille et installés dans des villas vides ou des hangars métalliques. Certains sont gardés par des soldats, et d’autres arborent des pancartes portant l’inscription “zone militaire fermée”.

Le bureau de sécurité de la 4e division fournit une grande partie des infrastructures du réseau, tandis que ses soldats protègent un grand nombre d’ateliers et facilitent l’acheminement de la drogue vers les frontières du pays et le port de Lattaquié.
Les auteurs de l’enquête donnent les noms d’hommes d’affaires syriens influents, proches du pouvoir et acteurs clés de ce trafic, notamment Amer Khiti et Khodr Taher.

Ce dernier facilite la contrebande de captagon à travers les postes de contrôle tenus par la 4e division. En 2020, Khiti a obtenu un siège de député et, en 2021, Taher a été décoré de l’ordre du Mérite par Bachar El-Assad “en reconnaissance de ses bons et loyaux services dans l’économie et la gestion financière du pays en temps de guerre”.

Le gouvernement syrien, représenté par le chef du Comité national de contrôle des drogues, le commandant Hussam Azar, nie toute implication dans l’essor de ce trafic ainsi que le fait que la Syrie soit devenue un narco-État. Dans une interview accordée au site d’information syrien Al-Machhad Online le 11 janvier dernier, Azar attribue le développement de la contrebande à “la situation géographique stratégique et centrale de la Syrie, qui en fait un pays de transit entre les pays fournisseurs de drogues et les pays consommateurs”.

Or, d’après le rapport du Coar, le conflit syrien a déclenché une grave crise économique dans les zones contrôlées par le régime, entraînant le développement des activités informelles pour aider ce dernier à survivre ; “le commerce des stupéfiants est la dimension la plus visible de l’économie de guerre syrienne”.

Selon Joseph Daher, spécialiste de l’économie politique au Moyen-Orient, ce commerce est devenu une importante source de revenus pour la Syrie et permet aux membres du régime et à ses alliés de s’enrichir. Mais il ne peut pas sauver l’économie syrienne, insiste-t-il, et ne profite pas non plus aux gouvernements des pays voisins de la Syrie. En effet, l’argent est accaparé par des réseaux qui fonctionnent indépendamment de l’économie de leur pays tout en ayant un grand poids politique, comme le Hezbollah au Liban, et finance une partie de leurs activités grâce au trafic de drogue.

Selon une étude publiée par le Jusoor Center for Studies en octobre dernier, les revenus générés par l’économie parallèle en 2021 en Syrie équivalaient à 200 % de ceux de l’économie formelle.

 

 

Damas veut se rendre incontournable

Malgré tous les rapports démontrant l’implication du régime syrien dans ce trafic, les médias officiels continuent d’annoncer chaque jour ou presque des arrestations de trafiquants et des saisies de drogue.
Pour Ayman Al-Dassouky, spécialiste en économie politique au Centre d’études stratégiques Omran, la promotion par le régime de sa lutte contre la drogue peut s’expliquer de deux manières. La première est que le régime syrien est soumis à des pressions internes et externes considérables, dues aux informations sur son implication directe.

La deuxième est que le régime utilise la question comme un levier de négociation : il montre qu’il est capable d’intercepter des cargaisons de stupéfiants dans le but de briser son isolement et d’obtenir des avantages politiques et économiques de la part des pays destinataires de la drogue syrienne, principalement les États du Golfe.

Selon un article de la revue américaine The National Interest, l’accélération de la normalisation des relations entre le régime syrien et certains gouvernements de la région (le Bahreïn, la Jordanie et les Émirats arabes unis) ainsi que la réintégration de la Syrie dans le réseau de communication d’Interpol ont rendu la lutte contre le trafic de captagon de plus en plus difficile.

Les cargaisons continuent d’échapper aux services de police de la région. Des millions de pilules de captagon arrivent dans les terminaux de transport terrestres et maritimes saoudiens, cachées au milieu de marchandises licites comme les oranges, les grenades, les fèves de cacao ou le raisin.

La Jordanie et l’Irak, pays de transit

Plusieurs pays en subissent les conséquences, comme la Jordanie, qui ne dispose pas des moyens matériels et humains nécessaires pour intercepter toutes les livraisons suspectes et dont les forces de l’ordre sont aux prises avec des affrontements violents avec les trafiquants dans les zones frontalières. La Jordanie a toutefois pris de nombreuses mesures de sécurité à ses frontières avec la Syrie et empêché des dizaines de trafiquants de drogue d’entrer sur son territoire.

L’Irak fait également partie des pays concernés. Les drogues en provenance d’Iran, d’Afghanistan et du Pakistan à destination des États du Golfe ont toujours transité par l’Irak. La Syrie vient s’ajouter à la liste. Les activités de contrebande de drogue ont augmenté dans les zones proches de la frontière avec la Syrie, principalement près de la ville syrienne de Boukamal, dans le gouvernorat de Deir Ez-Zor, contrôlée par des milices pro-iraniennes qui circulent librement entre la Syrie et l’Irak.

La frontière entre les deux pays est longue de 610 kilomètres. Côté syrien, les Forces démocratiques syriennes (FDS) et l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie contrôlent les territoires situés au nord de Boukamal. Le poste-frontière de Boukamal est, lui, entre les mains des milices iraniennes. Juste en face, côté irakien, se trouve la ville d’Al-Qaïm, contrôlée par les Forces de mobilisation populaire (FMP) [en arabe, Hachd Al-Chaabi], une coalition de groupes armés soutenue par l’Iran qui a été incorporée dans l’armée irakienne en 2018.

Selon le politologue irakien Shaho Al-Qaradaghi, les activités liées au trafic de drogue syrien vers l’Irak ne sont pas le fait d’individus isolés. Elles sont organisées et menées avec le soutien de l’État, surtout côté syrien. Ce trafic servirait deux objectifs en même temps :
“Il fournit des revenus substantiels au régime syrien et constitue un moyen de pression sur l’Irak et d’autres pays pour obtenir certaines concessions en échange du renforcement de la sécurité à la frontière.”

Les sanctions, vraiment efficaces ?

Les États-Unis s’inquiètent de l’explosion du trafic de drogue en Syrie et des dégâts qu’il pourrait causer chez certains de leurs principaux partenaires dans la région, notamment les pays du Golfe.
Le 15 décembre 2021, le président américain Joe Biden a pris un décret qui autorise le Trésor américain à agir avec le département d’État pour sanctionner toute personne ou entité impliquée dans des transactions ou des activités ayant matériellement contribué à la prolifération internationale de substances illicites. Parmi ces activités figure tout soutien au processus de fabrication de ces substances.

“Les pays du pourtour méditerranéen et du Golfe disposent déjà de capacités étendues pour lutter contre la drogue, précise Joel Rayburn [ancien émissaire du département d’État américain pour la Syrie]. Ils doivent simplement aujourd’hui mettre ces capacités en commun et les utiliser contre le trafic mis en place par le régime Assad.

Pour le directeur de l’ONG Syria Justice & Accountability Centre (SJAC) [Centre syrien pour la justice et la responsabilité], Mohammad Al-Abdallah, les sanctions sont la seule carte que possède Washington contre Damas. Mais cette carte est “faible” car elle ne fait pas le poids face aux revenus que le régime tire de la drogue, qui sont supérieurs aux pertes liées aux sanctions.

Diana Rahima, Jana al-Issa et Saleh Malas
Cet article a été publié dans sa version originale le 14/02/2022.


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