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Du courage, de Kidal à Châtelet

publié le 28/02/2013 | par Jean-Paul Mari

Dans Libération : Tous les samedis l’actualité vue par un écrivain, un intellectuel, un artiste…


Cette semaine, Jean-Paul Mari à l’occasion de la sortie de son roman « La tentation d’Antoine », Éditions Robert Laffont, janvier 2013.

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Du courage, de Kidal à Châtelet

22 février 2013

Samedi. Kalachnikov et master

«Les troupes françaises sécurisent Kidal, au nord du Mali», annonce RFI. Plus de nouvelles de Bilal. La dernière fois, par téléphone, il m’avait fait savoir qu’il était «un peu mal», c’est-à-dire dévasté par la fièvre. Ag-Bilal est un ami touareg de Kidal, né dans le désert, qui maîtrise la Kalachnikov et prépare un master de développement. Bilal n’a pas fait cette guerre-là. Il a voulu quitter Bamako, on l’a arrêté à l’aéroport. Passeport et carte de crédit saisis, «pour vérification». Il a attendu trois semaines puis a pris une piste, de nuit, vers la frontière du Niger. «Te recontacterai.»

Deux mois plus tôt, la nuit de Bamako était d’encre et j’avais vu les Touaregs danser au bord du fleuve Niger. Deux rangées d’hommes et de femmes face à face qui se frôlent sans se toucher. Elle flottait. Gracieuse dans son boubou de soie rose, le corps presque immobile, sans faire sonner ses bracelets en or. Une poupée touareg, pudique, comme pour s’excuser d’être aussi belle. Bilal la regardait esquisser un mouvement de la pointe du pied et retenir son geste vague qui ne déferle pas et devient aussitôt ressac. Les femmes n’étaient pas voilées, les hommes dansaient, fumaient. Et portaient des cicatrices blanches sur le corps, traces d’anciennes batailles. La nouvelle guerre est venue, les hommes sont repartis, la demoiselle s’est évanouie. Et Bilal m’a dit : «Je reviendrai à Kidal.»

Dimanche. Blade gunner

Lendemains de Saint-Valentin. Le cupidon en vitrine, ses flèches de guimauve, son gros cœur rouge et sucré. Oscar Pistorius, athlète sud-africain handicapé, nous offre une farce tragique en trois actes. Acte I : «Le miracle». Un jeune homme, né sans péronés, amputé des deux jambes dès l’enfance, devient champion olympique à Pékin. Monté sur des lattes de carbone, Blade Runner file comme le vent sur 100, 200, 400 mètres.

Acte II : «Le conte de fées». A 26 ans, le divin félin fait tourner toutes les têtes. Les hommes l’admirent et les femmes l’adorent. Sa princesse est un célèbre mannequin blond de 30 ans, belle, trop belle. Lui continue à accumuler les conquêtes. Là, le handicapé commence à irriter sérieusement les mâles valides.

Acte III : «La chute». Ils se seraient disputés, il l’abat dans la salle de bains de quatre balles de 9 mm. Assassiner son amour un jour de Saint-Valentin, quel manque de tact. D’autant qu’on découvre qu’Oscar dormait avec un pistolet près de son lit et une batte de base-ball – tachée de sang – derrière la porte d’entrée. Un fanatique des armes, violent et paranoïaque, désormais surnommé Blade Gunner. La morale de cette histoire est qu’il n’y en a pas.

Lundi. L’exécuteur souriant

Lecture du très fort Kampuchéa de Patrick Deville. Pas eu le temps auparavant. Une vie remplie de livres pas lus. Deville évoque Douch, le bourreau du camp S-2. Douze mille suppliciés. J’étais à Phnom Penh pour écrire son portrait. Un visage d’adolescent, toujours souriant, les dents de travers. Une grimace et une souffrance à la fois. Jamais oublié. Dans sa maison thaïlandaise de Chiang-Maï, nous fumions et François Bizot tournait en rond entre les sombres piliers de teck. L’auteur du Portail n’arrivait pas à oublier sa captivité et sa libération par le bourreau khmer rouge. Bizot, le survivant, épargné mais torturé à vie, jamais remis d’avoir été sauvé par Douch l’exécuteur.

Mardi. Epines d’os

J’ai rêvé de Can Tho, My Tho, Vinh Long, Chau Doc et de l’île de Caodaï. Du delta du Mékong parcouru de veines boueuses que je remontais en plongeant mes mains dans une eau couleur de thé. On flottait sur une terre liquide. A l’approche de la frontière cambodgienne, le delta du fleuve refermait ses doigts et on savait que Phnom Penh était proche. Dans les champs de la mort, la terre stérile était toute hérissée d’épines blanches, les débris d’os que le sol recrachait. J’ai grogné et maudit la force d’un livre qui m’avait replongé dans mes souvenirs. Et me suis rendormi. Immédiatement enlacé par un fantôme bienveillant et horrible, un colosse venu des îles Marquises, qui se vidait comme une outre en s’accrochant à moi. Cette fois, Deville n’y était pour rien. La chose sortait droit de mon dernier roman que je n’arrive pas à quitter. Me suis réveillé dégoulinant de sueur.

Mercredi. «Soupçons» au menu

Déjeuner dans un bistrot près de République. Au menu, le «Retour de Roger», nom donné au cheeseburger maison. Le patron nous parle à mots couverts d’un homme qui en connaissait le secret. Mystérieux Roger. Jean-Xavier, un ami réalisateur, a terminé Soupçons, la dernière chance. Dix ans d’enquête. Michael Peterson, écrivain américain en Caroline du Nord, l’Amérique profonde, accusé sans preuve d’avoir sauvagement assassiné son épouse. Face à lui, un expert, chef du labo scientifique, impeccable, mathématique : «Je sais». Or, il ment jusqu’à falsifier des documents. Soupçons. Suffit pour être condamné à perpétuité. D’abord le «trou», une banquette de béton, une lampe allumée en permanence, aucun contact humain. Huit ans de prison. Il recueille le récit des détenus. Stylo confisqué. Et retour au trou. Ses avocats démontrent que l’impeccable chef du labo est une ordure. Jugement cassé. Comme le détenu, libre mais usé. A 68 ans, il se dessèche en attendant un nouveau procès que la justice fait traîner. Un jour, un juge américain lui proposera de plaider coupable pour n’importe quoi, histoire de solder la détention et il refermera le dossier. Soupçons, définitivement coupable.

Jeudi. Vol et envol

Marché de Strasbourg. Denis a encore à l’esprit le superbe film qu’il vient de voir sur un couple de Roms, deux êtres rejetés et mal et en point. Une petite mendiante rom passe et il lui offre une pièce. Puis Denis va prendre sa place dans la queue pour la poissonnerie. La jeune fille n’est pas loin. Au moment de payer, toutes ses cartes de crédit se sont envolées. La mendiante aussi. Douze minutes plus tard, plusieurs centaines d’euros sont retirées au distributeur. Métro Châtelet. Trois gosses, 13-14 ans, cigarettes aux lèvres, arrogants, essaient de dépouiller une machine à boissons. Sur le quai, les gens fixent la pointe de leurs chaussures. La caisse résiste et les gamins entreprennent de démonter l’appareil à coups de pied. Un sexagénaire finit par gronder. Les gosses le narguent et continuent. Les gens regardent l’intérieur de leurs chaussures. Scènes de lâcheté ordinaire. Hier, un ex-président désignait une nouvelle caste de nuisibles. Aujourd’hui, il faut affronter le réel, protéger ces enfants et leurs victimes. Avant qu’une droite dure et cynique n’en refasse un instrument de machine électorale. Fustiger ou fermer les yeux, le résultat est le même.

Vendredi.Aquarium originel

«Tu repars quand ?» On vient juste de rentrer ! Je rêve de lenteur, de douceur, d’écrire dans les creux, pas dans les pleins, en sifflotant une musique intérieure où les blanches valent deux noires. Soudain, un carré de lumière dans le ciel me renvoie vers mon aquarium originel. La Méditerranée. Une certaine qualité de bleu, la chaleur des corps, le soleil qui éblouit. La mer salée qui berce, pétrit, materne. Les mômes qui rient en battant des mains dans les vagues. La musique de l’air qu’on écoute la tête penchée posée sur l’oreiller du vent. J’embrasse à pleine bouche l’été qui ne saurait tarder.

Jean-Paul Mari


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