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Egypte Les secrets du Haut Nil

publié le 14/02/2007 | par Jean-Paul Mari

Philae, l’île amoureuse

On vogue dans un noir d’encre, le ventre collé à l’obscurité du lac, sous la lune naissante qui découvre le jeu des barques entre le désert nubien et l’île. Je devine Philae, captive émergée disputée par deux amoureux jaloux, le vieux barrage anglais et l’ouvrage moderne du Saad el-Aali, monumental et brutal. La coque glisse sur l’eau et le silence est fluide comme le vent dans la voile des felouques, ce chuchotement de Philae dont Camille Saint-Saëns s’est inspiré pour écrire son concerto « Egyptien ». Choc de l’embarcation contre le ponton de bois, crissement doux du gravier, bruit des pas sur les dalles du temple, marche nocturne entre l’ombre des colonnes et la lueur de la lune. Philae vous séduit dans l’instant, par un coup de foudre sans étincelles qui annihile toute résistance. Cette île est une femme, sensuelle et gracieuse, sirène allongée qui attend son amant de la nuit. Soudain, des projecteurs allument des bouffées de végétation, bouquets de palmiers doum, de dattiers et d’acacias. Devant soi s’ouvre une vaste cour, la salle hypostyle, un portique et deux portes massives inscrites dans un carré de ciel bleu nuit piqué d’étoiles.
«Oh! Hapi… quand tu sors de ta caverne. La terre frissonne de joie!», dit une voix. C’est elle, c’est Isis, maîtresse de la Nubie. Elle parle du Nil, de sa crue et de sa source que les Anciens croyaient entendre bouillonner à Assouan, au fond d’un trou de granit; le Nil! long de 6500 kilomètres, dont les eaux passent du vert au rouge, gorgé de limon, de récoltes, de futur, celui «qui donne à l’Egypte le baptême de ses eaux jaillissantes». Sur une grande stèle de granit est écrite la tragédie amoureuse d’Isis et de son époux le dieu Osiris. L’histoire commence mal, par un crime, celui de Seth le démon, qui attire Osiris à un banquet, le tue, le découpe et disperse ses restes aux quatre coins d’Egypte. La vie s’en va, la crue s’arrête, il fait nuit et la Terre se désole. En secret, Isis fouille toute l’Egypte et reconstitue le corps de son amant, jusqu’au dernier morceau, son sexe: «J’ai survolé le pays; j’ai traversé l’océan primordial; j’ai reconnu la chose (le cadavre) auprès du fleuve», dit la déesse. L’île de Philae a la forme d’une oiselle comme Isis la magicienne réanimant à grands coups d’ailes son époux défunt. Osiris ressuscite. Ils s’aiment. Et Isis fécondée donne la vie au dieu Horus, leur fils. Seth le démon a perdu. La crue du Nil jaillit de nouveau, quitte son lit, fertilise la terre comme la semence d’Osiris. Voilà l’histoire que Philae raconte depuis des milliers d’années à ceux qui viennent jusqu’à elle.
Les Ptolémées, les Grecs, les Romains, les Blemmyes… tous se sont prosternés devant la déesse. Parfois avec de mauvaises manières, comme ce roi Ptolémée qui a cru bon de lui sacrifier cent prisonniers, sous les yeux d’Isis horrifiée. Parfois en amoureux désespéré, comme Antoine le Romain qui a aimé Cléopâtre reine d’Egypte, avant de voir sa passion et sa flotte défaite à la bataille d’Actium. Pour la déesse, l’empereur Trajan a construit un kiosque précieux où accostaient les processions, et César lui-même a cédé à la tentation d’Isis. A l’arrivée des chrétiens, les prêtres de Philae sont toujours là, fidèles, même si les évêques puritains font marteler le sexe des dieux et les robes de pierre encore trop légères. Qu’importe! Quelques siècles plus tard, les grognards de Napoléon présentent les armes dans la cour du temple et courent inscrire leurs noms sur la pierre, au pied d’une déesse au sein ferme et à la chevelure bouclée. Voilà l’histoire que Champollion le savant déchiffrera avec fièvre. L’histoire d’une passion douce et sensuelle, qui parle de la vie et de la mort, de renaissance et de fertilité, du triomphe de l’amour sur les ombres. Une messe païenne qui résonne ce soir encore aux quatre coins des murs de Philae et que semble écouter la lune, son disque plat incurvé vers le temple, elle aussi fascinée.

Abou, la porte de l’Afrique

L’Egypte ancienne s’arrête à 100 mètres d’ici. Autrefois l’île d’Eléphantine s’appelait «Abou», l’ivoire, avec ses rochers aux formes de pachydermes modelés par la main du Nil. Des carrières de granit rose les pharaons ont extrait leur monumentale architecture. Le grand obélisque de la Concorde a été découpé ici avant de flotter sur un radeau géant vers le nord. Perchée au milieu du fleuve, défiant la folie des crues, l’île d’Eléphantine était à la fois frontière et forteresse. Dans l’argile rouge des alluvions, le dieu Khnoum à tête de bélier façonnait l’humanité sur son tour de potier. Et tout était en place. Au-delà commençait la Nubie, mystérieux corridor vers l’Afrique qui poussait sa corne noire d’abondance. Là-bas se trouvait l’or du pays de Koush, le «feu solidifié», la «chair des dieux», cet or «aussi abondant que la poussière des chemins». L’or – Noub, comme Nubie, en langue pharaon -, venu par caravanes de dromadaires des mines magiques de Wadi Allaki, pour devenir bijoux, sceptres ou masques funéraires des tombes royales. Là-bas était aussi le pays de Pout, la terre des hommes brûlés, où ceux qui se risquaient rapportaient la diorite, les bois d’acacia et de sycomore pour les navires. Plus loin, l’Afrique des profondeurs était riche d’ivoire, d’épices, d’encens et d’animaux fabuleux, lions, girafes ou «panthères», guépards, utilisés pour la chasse impériale. Les pharaons s’émerveillaient, témoin cette lettre de l’enfant-roi Pépi II à un des premiers explorateurs de l’Antiquité, son fidèle Herkhouf:
«Cachet du roi même. An II, troisième mois de la saison de l’Inondation, le 15. Tu as dit que tu as ramené un Pygmée du pays des habitants de l’Horizon… Viens donc en bateau à la résidence tout de suite et amène ce nain vivant, sain et sauf, pour les danses de Haute et Basse-Egypte», jubile l’enfant-roi. Il exige des gardes du corps sur le bateau pour empêcher son cadeau vivant de tomber à l’eau, «parce que Ma Majesté souhaite voir ce nain plus que les produits des carrières!» Puis les pharaons grandissent et les explorateurs laissent la place aux militaires. L’ennemi est le royaume de Kerma, capitale de haute Nubie bien au-delà de la deuxième cataracte. Il faut contrôler les mines d’or et les carrières où Sésostris envoie deux expéditions de 1300 hommes, soldats, carriers et tailleurs de pierre qui emploient 1000 ânes pour porter les blocs jusqu’au Nil. Les Egyptiens truffent les rives de forteresses communiquant entre elles par signaux lumineux de feu de bois. «Bouhen», formidable citadelle, s’étend sur 100000 mètres carrés et ses murs en brique crue de 5 mètres d’épaisseur grimpent à 11 mètres, dominés par des tours crénelées, percées de meurtrières pour décocher des flèches dans trois directions, au dessus d’un pont-levis. C’est une guerre pour le contrôle du désert, faite de razzias et d’embuscades, une guerre d’occupation où les «hommes sombres» de Nubie n’ont plus le droit de se déplacer sans autorisation.
«Ayant remonté le fleuve victorieusement en tuant le Néhésy, j’ai descendu le fleuve, rapporte un vizir, en récoltant leurs céréales, en abattant leurs arbres et en incendiant leurs maisons, comme il convient vis-à-vis de celui qui se rebellait contre le roi.» Au Nouvel Empire, quand Aménophis Ier revient de campagne, il fait suspendre la tête en bas à la proue de son bateau, le corps du prince rebelle qu’il a lui-même tué d’une flèche. Et le bateau de Pharaon le tout-puissant descend le Nil jusqu’à Karnak! Il faut terroriser l’indigène, car à chaque fois que l’empire chancelle la rébellion nubienne relève la tête. En 1580 avant J.-C., quand les Hyksos occupent le nord de l’Egypte, leur roi envoie une missive au chef des Nubiens du Sud pour lui proposer de prendre l’armée de pharaon… en tenaille: «As-tu appris ce que l’Egypte fait contre moi? Son prince Kamosis m’attaque. Mon pays et le tien, il les ravage. Viens, descends au nord, ne sois pas effrayé. Il est aux prises avec moi ici. Personne ne s’attend à te voir descendre dans cette Egypte. Je ne le lâcherai pas avant que tu arrives. Nous nous partagerons alors les villes de l’Egypte et ton pays sera dans la joie.» Las, la missive est interceptée, les Hyksos seront chassés et la Nubie annexée à la terre d’Egypte. Alors les «hommes sombres» partent encore plus au sud, dans les profondeurs du Soudan, construire leurs propres pyramides et inventer une nouvelle écriture dans leur fabuleuse capitale du royaume de Méroé. Loin des terribles pharaons.

Les crocodiles du lac Nasser

Vide le désert? Celui-ci est plein d’eau et jalonné de monuments historiques. Parfois l’un et l’autre font corps, quand le monument retient l’eau. Assis au sommet du Saad el-Aali, le barrage du lac Nasser, à 182 mètres au-dessus du niveau du Nil, je regarde cette étendue d’eau douce de 500 kilomètres, plus longue que le lac Victoria, une véritable mer qui contiendrait neuf fois le lac Léman! Drôle de pyramide que ce barrage, monument de béton équivalent à dix-sept fois le volume de la pyramide de Gizeh. Nasser a sans doute sauvé l’Egypte de la sécheresse, mais il a noyé la Nubie sous 157 milliards de mètres cubes d’eau. Soudain, au bord du lac, le soleil qui allume la surface du lac révèle un magnifi-que crocodile gris vert de 6 mètres de long, chasseur immobile dont la gueule affleure à la surface du lac.
Sébek, le dieu-crocodile, est de retour. Il avait disparu d’Egypte depuis plus d’un siècle, exilé au Soudan. Le lac Nasser lui a ouvert ses anses où nagent des poissons-tigres, des silures et des perches de 200 kilos. Avec, sur ses berges, quelques moutons, une paire de chiens de Bédouin ou un dromadaire assoiffé, cou tendu offert aux mâchoires. Déjà courent des histoires terribles, vraies comme celle de ce pêcheur croqué en braconnant les oeufs d’une femelle crocodile; à moitié fausses comme celle de ces passagers d’un ferry incendié, d’abord pris par le feu, puis noyés par l’eau, avalés par les sauriens ou tués par les serpents venimeux des rives du lac! En réalité, le dieu Sébek est un carnassier très timide, qui troue les filets des pêcheurs mais s’enfuit à l’approche de l’homme. Celui que je tiens dans la main se laisse même caresser, bébé croco aux yeux mi-clos. Et le temple de Wadi Seboua possède son «crocodile fou», un vieux mastodonte de 800 kilos qui approche les touristes et aime les regarder de son oeil débonnaire. En quarante ans d’existence, le lac Nasser est devenu un mythe, une «mare incognita» et une immense réserve naturelle. Les crocodiles côtoient les grands varans, amateurs d’oeufs d’oiseaux et de charogne, les tétraodons, poissons-ballons, les poissons-éléphants fouilleurs de vase et même quelques loutres aux apparitions fugaces. Sur ses rives courent les grands chacals dorés, en meutes aussi dangereuses que des loups, les renards rouges, les fennecs, quelques hyènes hurleuses, des scorpions qui ne tuent pas et des vipères à cornes mortelles. Le soir, le ciel dépose ses oiseaux migrateurs, cigognes noires, flamants roses, hérons cendrés et ibis légendaires, quelques autruches et pas mal de vautours égyptiens au masque jaune. Le jour, le désert n’est pas hostile; la nuit, il reste le domaine des carnassiers, des reptiles, des chasseurs et des contrebandiers venus en 4X4 acheter du poisson au marché noir. Dans les barques d’autrefois, c’était l’or du Soudan qu’on dissimulait sous une épaisse couche de saumure. Vide le désert? Ici est la terre des Bécharias, du pays d’Ouaouat, les archers préférés des pharaons. Rarement, très rarement, il arrive que ceux qui s’aventurent loin à l’est du lac aperçoivent ces êtres étranges, à la peau brûlée, grands et très minces, sans chaussures et sans chèche, en pantalon bouffant et petit gilet élégant, la chevelure afro gonflée pour se protéger du feu du soleil.
Ce ne sont pas des Touareg, ils parlent une langue, le rutana, qui n’est ni arabe ni nubienne, et même islamisés restent plus animistes que fils d’Allah. Sans nationalité voilà encore quinze ans, ils vivent d’élevage, poussent devant eux moutons et dromadaires, ne pêchent pas, ne mangent pas de poisson et se contentent de galette ou de lait caillé. Sous leur tente, on sacrifie à la cérémonie du jabana, ce café soudanais broyé dans un petit récipient en terre cuite, avec un filtre en herbe, des tasses en porcelaine, de la cardamome et des épices. Ils vivent encore comme il y a trois mille ans, évitent le contact et les photos, ne connaissent pas le plastique, sont doux, très timides et ne demandent jamais rien à personne. On les aperçoit marchant au loin, les hommes armés d’épée au pommeau d’argent, d’un poignard à lame courbe, de bouclier en peau d’hippopotame et de fouet en queue d’éléphant. A la fois aborigènes et dandys du désert, les Bécharias sont libres, silencieux et furtifs. Les gens d’Assouan peuvent bien les traiter de mauvais musulmans, de pauvres hères ou de gitans. Ils sont l’âme du désert, aussi mystérieux que lui.

Wadi es-Seboua, la Vallée aux Lions

Ce pays est de feu et de glace. D’abord l’angoisse vous prend quand le disque rouge du soleil s’enfonce dans le lac Nasser et que le bleu limpide du ciel se transforme en un univers noir. Il nous quitte! Et s’il ne revenait plus, nous laissant inertes, de glace, à jamais sans chaleur et sans lumière? On frissonne. Les Egyptiens avaient raison de l’appeler Râ, le dieu suprême. Maintenant il fait nuit. En face, les trois temples de Wadi es-Seboua sont illuminés. On cherche la Croix du Sud dans un ciel noir piqué de pierres glacées. La lune monte derrière une dune. Elle n’éclaire pas le lac; elle l’écrase, le repeint d’argent liquide, fait émerger les pyramides noires des sommets alentour et découpe le décor à coups de rayons froids. Le lac monte au ciel. Nous sommes sur une terrasse piquée de temples, d’îlots de lumière, de balises célestes, escaliers des hommes d’avant vers la voûte étoilée: la maison des dieux de l’Egypte, le toit de la Nubie.
Débarquement à l’aube en éraflant une eau bleu foncé, froide et coupante. On marche sur le sable rose, recouvert d’un lisier vert de gris, moquette élastique sous le pied nu. La nuit, tout ce qui a faim dans le désert quitte son abri et, au pied d’une butte d’herbes, un carré de sable ébouriffé dit l’assassinat d’un rongeur. La piste qui vient d’Assouan est interdite et un policier vous suit, kalachnikov sur l’épaule, souvenir d’un massacre de touristes à Louxor. Un jour, inévitablement, les hommes viendront creuser des sillons dans ce limon et élever quelques hôtels. Pour l’heure il n’y a que les temples, l’eau, le sable, le silence et ce sentiment inouï de fouler une terre vierge.
Le premier des trois temples est romain et un peu fruste. Dans le deuxième, grec, d’une extraordinaire finesse, les déesses ont le cheveu bouclé, le sein bombé et le mamelon ourlé d’un coup de ciseau hédoniste. Sous elles, le mur est creusé de rigoles, faites par les ongles des fidèles venus gratter un peu de poussière sacrée. Le troisième temple, égyptien, s’ouvre sur une double rangée de lions qui ont donné son nom à la vallée. A l’intérieur, Isis et Osiris, Hathor, Thot le scribe, Horus, Sekhmet à tête de lionne… tous entourent pharaon. Le visage des statues, le disque d’Hathor, l’entrejambe du souverain et le ventre des déesses, tout a été martelé, piqué, parfois creusé au ciseau par ces diables de chrétiens emportés par une rage d’effacer les dieux anciens, un intégrisme en guerre contre le plaisir. Au fond, une effigie peinte de saint Pierre s’effrite, un peu désolée, le regard du saint tourmenté à quelques centimètres d’un cartouche de pierre qui affiche toujours le nom de Ramsès.
Sur chacun des deux pylônes, Pharaon tient une poignée de têtes coupées de vaincus: au nord, têtes d’Hittites venus d’Asie; au sud, tête d’Africains de Nubie. Tout le paradoxe nubien est là. Cette civilisation a toujours à la fois accueilli et repoussé l’étranger. Pour l’Egypte, c’est un no man’s land africain nourri de trésors et de dangers que ses pharaons ont conquis en détruisant Kerma et Napata. Plus tard, Rome rêve de ses mines d’or, redoute ses archers rebelles et échoue à construire le mur d’Hadrien au sud. Après avoir détruit la flotte d’Egypte, Néron envoie un émissaire trouver les sources du Nil mais le pauvre centurion échoue, assailli par les fièvres et les crocodiles. Pour les Grecs, qui font légende de tout, la Nubie devient le pays de résidence des dieux. Là-bas, croient-ils, les hommes vivent cent vingt ans et se nourrissent de lait; les femmes voluptueuses se promènent dans des palais mobiles tractés par des éléphants, les prisonniers portent des menottes en or et les cercueils sont de cristal. La légende dit que le jeune Alexandre a rencontré l’amour près d’une fontaine d’eau au jasmin. «Ne me méprisez pas pour la couleur de ma peau, lui dit la belle, car l’intérieur est plus brillant que votre peau blanche.» Sous le règne des chrétiens, les Nubiens demeurés un peu païens adorent Isis-la Vierge Marie. Avec l’islam qui parle du pays noir, «le Soudan» noir, ils gardent leurs motifs chrétiens… La Nubie avale tout, partagée entre Mars et Vénus, porteuse d’une fascination amoureuse et objet de haine. Les archéologues des temps modernes vont l’ignorer. On la redécouvre dans l’urgence, avec la menace d’un barrage, exhumant en hâte ses trésors avant de les inonder. Ne reste qu’un parfum d’inconnu, de mystère, d’un monde disparu: Mû, le continent englouti.
«Il n’est qu’un acte sur lequel ne prévalent ni l’indifférence des constellations ni le murmure éternel des fleuves: c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort», proclamait André Malraux en 1960 en lançant la campagne de sauvetage des monuments de Nubie. Le monde a sauvé une partie des temples, mais pas les villages du bord du Nil. Aujourd’hui le désert est devenu un immense musée silencieux, privé d’humanité. Où sont les hommes?

Le paradis perdu des Nubiens

«Je suis né au village d’Ab Sambal, sur le Nil, face au temple d’Abou-Simbel», raconte Fikri le Nubien, «homme à la peau sombre», grand joueur de luth, nourri de psalmodies du Coran et de la musique des chants profanes:
«Au XIXe siècle, mon arrière-grand-père a rencontré Belzoni, un commerçant en antiquités qui a commencé à désensabler le temple d’Abou-Simbel. J’ai des photos de lui posant avec des ladys anglaises, en robes et capelines claires. Le village s’étendait sur 36 kilomètres; une partie de la famille vivait ici en Egypte et l’autre au Soudan, on se voyait souvent aux mariages ou lors des condoléances. En 1902, le premier barrage britannique n’a pas touché Ab Sambal. Avec la deuxième surélévation en 1922, une partie des terres arables, des palmeraies et l’école du village ont été noyées et mon aïeul a obtenu des Anglais la construction d’un quai de 8 kilomètres. Je suis né au nouveau village, où il n’y avait ni électricité ni eau courante. On buvait l’eau du Nil, face aux statues des temples, en sautant dans les felouques pour aller jouer, pieds nus, à l’intérieur du sanctuaire d’Abu Aouda. Sauf la nuit! Parce qu’alors les fantômes des temples pouvaient vous prendre. Dès la sortie de l’école coranique, on jetait nos cartables et nos chaussures pour galoper, entre les palmiers doum, les acacias et les roseaux, vers le Nil puissant comme un aimant. L’été, quand le sable était bouillant, on se fabriquait des semelles avec l’écorce des palmiers. Accrochés à des radeaux de branchages, on approchait en silence des îlots où d’énormes crocodiles faisaient la sieste, gueule ouverte. On courait vers eux en criant, riant de les voir dévaler – plouf! – vers un trou d’eau.Le monde était un terrain de jeu immense et magnifique. Parfois terrifiant, quand on fouillait les grottes inscrites de mystérieuses gravures rupestres ou qu’on croyait voir la nuit un grand château illuminé derrière la dune. Ah, le désert! On partait affronter les loups, les scorpions et les hyènes pour rapporter des pierres de basalte noir aux formes étranges. En revenant, je me jetais dans le grenier vers les jarres de fèves, de lait caillé et – mon péché majeur – la confiture de dattes! Il n’y avait pas de crimes, pas de vols, pas de police à Ab Sambal, seulement une mosquée dont les appels mélodieux rythmaient le cours des choses. En 1960 est arrivé le premier hydroglisseur pour touristes. Puis Nasser est venu nous parler de nationalisme, de progrès et de la nécessité de notre déplacement. J’avais 8 ans et on nous distribuait des cahiers de dessins avec des maisons électrifiées, des hôpitaux et des écoles modernes. Certains parlaient de choses inconnues, de cinéma, de voitures et des lumières de la ville. J’avais 9 ans quand ils ont commencé à démonter les maisons, les fenêtres et les portes de l’école. Les parents emballaient les armoires, les lits et les clés très simples en bois des portes sans serrure. Cela a duré un mois. Dans certains villages, les habitants ont laissé des messages sur les murs pour les poissons qui allaient venir les habiter en leur demandant de prendre soin de leur maison. Quand le grand bateau est arrivé, je jouais encore sur les bords du Nil. La police avait interdit d’emmener les chiens. Le nôtre nous a suivis toute la nuit à la nage. Le lendemain, mon grand-père a menacé de se tuer si on l’abandonnait. Et le policier a cédé. Moi, je me retournais sans cesse pour voir le village s’éloigner. En serrant contre moi mon dernier bocal de confitures de dattes. Avec le sentiment de lécher un paradis perdu.
«600000 Nubiens ont été déplacés en Egypte et 1 million au Soudan. A Assouan, un bus nous a transportés vers Kom Ombo. Là-bas, plus de Nil. Seulement des maisons inachevées, des HLM en béton, un grand chantier surchauffé où l’eau était rare pour des paysans sans champ et sans bêtes. Plus tard, je suis parti étudier au Caire. Les autres hommes sont allés nourrir le gros de l’émigration dans les pays du pétrole. Ou servir de chauffeurs, de domestiques ou de portiers d’hôtel. J’aimerais bien recréer un noyau nubien à Abou-Simbel, avec des maisons de briques en limon séché mélangé à la paille, des greniers bourrés de confiture de dattes, une bibliothèque, des instruments de musique, luth, flûte, xylophone, et un musée d’ethnologie. Nous représentons à peine 1% de la population égyptienne, un peuple en exil loin de son Nil, le chaînon manquant de l’humanité, entre l’Egypte et l’Afrique, entre hier et aujourd’hui. Quand les adultes se réunissent, ils ne parlent que d’Ab Sambal, leur village des origines. Un jour, peut-être, nous reviendrons.»

Abou-Simbel, le sanctuaire

Que disent-ils? Je ne comprends pas. Le silence est trop dense. Quel calme, quelle paix! Ils sont écrasants de paix, ces quatre colosses de grès au fond de leur sanctuaire, lové à 60 mètres au coeur de la montagne. D’abord Ptah, la force du mal, bras croisés, les traits effacés: le mal n’a pas de visage. Puis Amon, coiffe haute, visage griffé qui le fait ressembler à un chat angora. Et Ramsès II, le pharaon, celui qui a osé se placer entre les divinités et qui peut dire: «Je suis Dieu.» Enfin, Rê-Horakhty, disque solaire au-dessus de la tête, astre rond qui remplace son visage emporté. Ils sont assis côte à côte, les bras posés sur leurs cuisses, ou plutôt leur absence de bras en or, pillés, face à la barque solaire qui était là, sur ce présentoir de granit noir. Le plus touchant est sans doute Ramsès, parce qu’il est resté étonnamment humain, même transmuté en Dieu. Il a l’air d’un vieil homme qui somnole, visage long, nez droit, allongé, paupières closes sur une bouche pincée, un petit menton et des joues poupines, vieillard calme et malicieux qui sourit en dormant. Qu’est-ce qui pourrait l’affecter? Il y a des milliers d’années, il dormait déjà, 60 mètres plus bas, dans son Spéos, temple creusé dans le roc.
Dans les années 1960, on a décalotté la colline, creusé tout autour de son sanctuaire, avant de le scier à la main, en traits fins de 6 millimètres, lui et sa montagne, divisés en un millier de blocs lourds parfois de 30 tonnes. Ne restait plus qu’à bâtir une autre montagne 60 mètres plus haut et de hisser les blocs pour reconstituer ce puzzle géant. Au-dessous de lui, la vallée est noyée, mais Abou-Simbel a gardé son orientation originelle face aux étoiles et exactement le même angle au soleil naissant.
Maintenant je suis seul. L’approche de l’ombre a chassé les touristes et l’heure de la rupture du jeûne du ramadan a éloigné les policiers pressés de boire un verre de thé et de fumer la première cigarette depuis l’aube. Le temple s’est vidé, on m’a oublié. La lumière des projecteurs, forte et douce, fait vaciller l’obscurité du sanctuaire, une vibration qui enveloppe les épaules des dieux. Ils rayonnent, comme entourés d’une aura poudrée d’or. Accroupi sur le plancher de bois, dans la chaleur souterraine de la montagne et face au lac bleuté, on voudrait attendre là longtemps, jusqu’à un de ces petits matins d’équinoxe, en octobre et février, quand le soleil se lève exactement dans l’axe de la porte d’entrée, selon le calcul précis des prêtres d’Amon. Ces matins-là, le premier rayon venu de derrière la montagne darde son trait droit au-dessus du lac, traverse l’air pur, pénètre par la porte du temple, troue l’obscurité sur 60 mètres et passe au centre exact de la salle hypostyle entre huit colosses qui gardent l’accès. De part et d’autre, le trait éclaire furtivement des fresques géantes où le roi-pharaon, terrible soldat, bande son arc du haut de son char, piétine des grappes d’ennemis et écrase de sa massue des chapelets de têtes. Cette lumière, ce spectacle horrible, ne pouvait que terrasser de peur l’étranger. C’était le but recherché. Mais le trait de lumière a déjà atteint l’autre salle, celle des dieux Rê, Amon, Thot, Hathor la vache sacrée, le dieu-bélier. Et tous reçoivent des offrandes, de l’encens et des paroles sacrées.
On est passé de la guerre au sacré, de la puissance à la dévotion, de la force brute à la philosophie de l’initié. Au Saint des Saints. Là, en une fraction de milliseconde, à la vitesse de la lumière, le trait venu du levant, du monde de l’au-delà, va éviter Ptah, puissance obscure. Il illumine le torse d’Amon, d’abord seul, puis avec Ramsès, duo rayonnant, couple divin, et enfin Rê. Tout est dit. Les bras manquants des dieux, autrefois recouverts d’or, réfléchissaient cette lumière de soleil d’or qui repartait en sens inverse. On la voyait resurgir des 60 mètres de profondeur jusqu’à la porte d’entrée comme un flux, un rayon prodigieux de lumière qui illuminait la surface des eaux dans la vallée. Et les dieux, revitalisés par le feu du soleil, lui rendaient sa lumière, redonnaient la vie à l’air, au sable, au Nil. Au monde des hommes.
Silence. On écoute. Que disent-ils aujour-d’hui? Que dit Ramsès, Homme, Pharaon et Dieu?
Il dit que le temps ne passe pas.

JEAN-PAUL MARI


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