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En Méditerranée, à bord d’un « bateau-ivre »

publié le 12/11/2015 | par Jean-Paul Mari

Dans un monde en mouvement qui vit au rythme des crises, le récit et la réflexion sont indispensables. Le service Etranger du JDD recense ici les livres qui traitent de l’actualité internationale. Aujourd’hui :Les bateaux ivres, de Jean-Paul Mari, qui retrace l’odyssée des migrants en Méditerranée.


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BIBILOTHEQUE GLOBALE

A l’heure où les chefs d’Etat européens et africains se réunissent à Malte, pour réfléchir à la manière de juguler les migrations entre l’Europe et l’Afrique, Les bateaux ivres est un livre salutaire. Un livre où les protagonistes ne rentrent pas dans les cases du jargon diplomatique, ni dans les grilles statistiques. Un livre qui rappelle combien les parcours d’émigrations sont singuliers et douloureux. Combien la réalité des « migrants » – l’auteur préfère parler d’ »hommes-frontières » – est insaisissable pour qui ne l’a jamais vécu.

L’auteur, justement, sait de quoi il parle. Grand reporter au Nouvel observateur pendant trente ans, prix Albert Londres et prix Bayeux des correspondants de guerre, Jean-Paul Mari est né en 1950 en Algérie, qu’il a quitté un beau jour en bateau, pour « changer de rivage » lors d’un exode « hoquet de l’histoire ». L’histoire, depuis , s’est répétée, transformant la « Mare nostrum » en cimetière du monde contemporain, avec ces cadavres par centaines, qu’on ne prend même plus le temps d’identifier…

Destins croisés et trajectoires complexes

Jean-Paul Mari, au contraire, redonne aux migrants une identité, une histoire et une dignité au-delà du marasme et des sévices subis. Au-delà de cette marée de chiffres qui souvent les déshumanisent – et ne disent d’eux que ce qu’on veut bien en retenir… On suit ainsi Robiel l’Erythréen au destin déchirant, Fassi, le gamin de Guinée qui rêvait de football. On suit Nawad l’intellectuel syrien, scotché derrière sa caisse de supermarché dans un camp de réfugiés en Turquie, Zachiel l’imam afghan, qui a fui les talibans avec sa femme et ses quatre enfants.

Sur la longue route de l’exode, tous franchissent des frontières géographiques, mais aussi psychiques. A terre, qui joue les passeurs, qui est passé? Sur un radeau naufragé, qui se transforme bourreau, qui est sa victime? Une fois par miracle arrivé, qui est persécuté, qui se révèle espion en mission aux ordres d’une dictature? Un migrant économique est-il vraiment mieux loti qu’un réfugié? Les trajectoires sont complexes, prêtes à basculer du mauvais côté du fil en une seconde. Comme celle d’Abdelaziz, marin à Tanger. Pêcheur accablé de dettes le matin, il devient passeur l’après-midi à la faveur d’une sollicitation sur le port, puis coupable d’ »homicide involontaire » le lendemain, avec comme châtiment quatre ans de prison. Et la culpabilité à vie.

Les bateaux ivres est aussi un livre sur les solidarités, sur tous ces « refuzniks » qui ont bravé les interdits, fait craquer les carcans pour venir en aide aux « hommes-frontières ». Il y a ces marins jetant par-dessus bord de l’eau et de la nourriture aux canots errant en Méditerranée, alors que la loi italienne l’interdit. Il y a ces villageois de Lesbos se mobilisant pour faire basculer le procès de Zachiel l’Afghan.

Ceux de Lampedusa fleurissant sans relâche les tombes des disparus, quelle que soit leur religion. Il y a aussi les villageois d’Acquaformosa, haut perché en Calabre, qui ont vu leur bourgade ressuscitée lorsque le maire a eu la bonne idée d’accueillir des Erythréens et des Syriens dans des maisons à l’abandon, depuis retapées.  Les bateaux ivres est un livre où la mort frappe, beaucoup. Mais où l’humain finit par triompher.

Camille Neveux – leJDD.fr

Les bateaux ivres de Jean-Paul Mari, éditions JC Lattès, 279 pages, 19 euros.


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