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En poche: « Sans blessures apparentes » – enquete sur les damnés de la guerre, par Jean-Paul Mari

Livres publié le 09/06/2023 | par Jean-Paul Mari

Le livre « Sans blessures apparentes », consacré aux traumatismes psychiques de la guerre, publié en 2008, sort aujourd’hui en livre de poche (Libretto) . Il garde hélas toute son actualité

 

Présentation

Grand reporter, jean-paul mari est témoin depuis trois décennies des conflits qui ensanglantent le monde. confronté à la mort de deux collègues journalistes en Irak, il décide de donner la parole à ceux qui, ni victimes directes, ni bourreaux, ont pourtant vu la mort de près, souvent de bien trop près.militaires, humanitaires et journalistes, tous ont été choqués et ont enfoui cette expérience au plus profond d’eux-mêmes devant l’incrédulité de ceux qui ne l’avaient pas vécue. dans ce récit, jean-paul mari libère leur parole, leur conscience et leur coeur. il donne voix à l’indicible, à l’inconcevable, à ce que la société refuse de reconnaître, cette névrose post-traumatique de ceux qui reviennent tout droit du royaume des enfers.

 

PREFACE Edition 2023 

Il est arrivé, tendu, traits tirés, yeux rougis, bouche nerveuse, après une évidente mauvaise nuit, une de plus. Deux ans que ce réalisateur de documentaires ne réussit plus à dormir, s’asseoir dos à une fenêtre ou tenir une caméra. Deux ans déjà de souffrance aigüe, avec cette question sans réponse : « Suis-je devenu fou ? » Deux années interminables à se débattre, englué dans le marais de l’angoisse, entre la chose qui l’a terrassé là-bas et le monde d’ici où il ne se reconnait plus.

La chose ? Elle peut prendre ici la forme du trou noir du canon du fusil qui devait vous tuer, là les yeux grands ouverts d’une tête posée sur le trottoir, le regard d’un ami blessé qui s’en va, la pestilence d’une fosse commune ou les mains gluantes des assassins à qui vous venez d’échapper. Une tache indélébile qui habite vos nuits, vos jours, votre vie. Une image, une seule, toujours la même, obsédante à l’infini. Celle de l’Horreur, d’une rencontre avec la mort, le Néant.

Je l’ai vue à l’œuvre sur le terrain, chez des amis, mes confrères reporters, des soldats, des humanitaires. Elle frappait, invisible, terrassait, tuait parfois, et s’évanouissait sans décliner son identité, sa nature. Une tueuse en série anonyme, implacable, fantomatique. Pourtant, le mal a un nom : Névrose Traumatique ou Syndrome Post-Traumatique, ou encore, à l’anglo-saxonne, PTSD, Post-Traumatic Stress Disorder.

Comment, aujourd’hui encore, le trauma peut-il être aussi dévastateur ?

Il y a une quinzaine d’années, en préparant ce livre, je travaillais sur cette chose qui nous tue sans blessures apparentes. Pourtant, quand j’évoquais le sujet de mes recherches, je ne rencontrais au mieux que l’incompréhension, parfois la raillerie et toujours le déni : « Quoi ? Le trauma, la chose, mais… de quoi parles-tu ? »

Le thème provoquait un profond trouble chez les reporters, voire un haut-le-cœur. Celui-ci s’indignait en clamant que personne n’obligeait à faire ce métier – comprenez, pas fait pour les lâches et les faibles – même s’il était acceptable qu’on revienne « ému » du Rwanda, non ? Comme si le trauma relevait du courage ou de l’émotion. Maldonne.

Après la parution du livre, je m’attendais donc à une certaine indifférence, voire au silence. Surprise ! Malgré l’obscurité du sujet, sa complexité, l’ouvrage a fait son chemin, trouvé des voix ici ou là, suscité des messages d’inconnus blessés, mais jusqu’ici muets, obtenu à la fois une sélection au Prix de l’Armée de Terre et le Grand Prix des Lectrices Elle. A l’évidence, le mal était trop cruel et le désespoir si grand que la foule des traumatisés et leurs familles souffrantes avaient un besoin impérieux de décrypter le mystère, pour trouver une issue à leur calvaire.

Au même moment, les militaires français eux-mêmes poursuivaient une grande réflexion sur les pas des Américains tétanisés par leurs énormes pertes psychiques en Irak et en Afghanistan. Surprise encore : nos psychiatres militaires savaient déjà. Des poilus convulsifs frappés par « l’Obusite » de 14-18 traités à l’électricité jusqu’aux forces spéciales des conflits contemporains accueillis au Val de Grâce, les psys militaires français possèdent une connaissance approfondie du trauma de guerre. Un solide savoir et une littérature abondante hélas réservé aux initiés, au comité restreint des spécialistes.

Je n’ai évidemment rien découvert, il suffisait de les faire parler.

Grâce à eux et notamment au docteur François Lebigot, professeur lumineux, aveugle mais clairvoyant, j’ai pu avancer dans mes recherches. Oui, les psychiatres militaires savaient, ne restait plus aux généraux qu’à permettre la mise en pratique. Ce qu’ils ont fait. En juin 2009, le général Irastorza, chef de l’état-major de l’armée de terre, autorise la création d’un SAS de Chypre, un hôtel au bord de la mer, une étape sur le chemin du retour des soldats d’Afghanistan, entre terrain de guerre et retour au quotidien, juste le temps de détecter les fractures.

Chez les humanitaires avertis, dont les urgentistes reviennent eux aussi parfois brisés d’un séisme ou d’une guerre civile, les ONG ont mis en place des cellules de détection et d’accueil. Quant aux reporters, des voix se sont élevées, celles de baroudeurs au talent et à l’expérience indiscutable, pour témoigner que, eux encore, même couverts de médailles et de prix, sont revenus brisés par l’horreur, quand d’autres ont tout simplement disparu, vie et carrière fracassée, emportés par le silence, l’alcool, la drogue ou le suicide.

Peu à peu, la parole du traumatisé, reconnue, a gagné l’espace public. Au point de devenir invasive dans les médias, la littérature et le cinéma. Bien sûr, le terme, en se répandant, a dérivé, et on a fini par tout mélanger, le simple « stress » et le « trauma », quitte à créer des cellules psychologiques après un accident de bus… Peu importe ! L’idée a progressé, le silence assassin a reculé, les tabous sont tombés, et plus personne n’ose parler de faiblesse ou de folie : le trauma est une blessure.

Et comme toute blessure, elle se soigne, à condition d’être traitée dans l’urgence et par un spécialiste compétent. Témoin ces lettres de lecteurs, bouleversantes, reçues de militaires, journalistes ou humanitaires, qui me racontent leur calvaire passé, leur rencontre avec le livre, un film, leur doute, la décision – enfin ! – de consulter, de se soigner. Et leur retour à la vie.

Quel chemin parcouru par la société en une quinzaine d’années ! Alors pourquoi cet homme, réalisateur, face à moi aujourd’hui, et qui me parle de son mal laissé trop longtemps sans soins, ses difficultés avant de trouver de l’aide, ses nuits de cauchemars, sa famille ébranlée et sa vie en panne ? Pour une raison toute simple.

L’armée, les ONG et les grands médias, télévisions ou journaux, ont les moyens de mettre en place des cellules d’aide avec psychologues ou psychiatres, mais pour tous les autres, la grande majorité des acteurs de terrain, jeunes free-lance, indépendants, isolés, il n’en est rien. L’homme ou la femme qui revient de guerre ou de catastrophe se retrouve dans la pire des situations : seul. Pour eux, le trauma reste une blessure de la honte.

La lutte contre le mal, le mystère du trauma, est encore longue. Plus que jamais, il faut mettre à jour son obscurité, la méconnaissance qui en fait un danger mortel. Il faut continuer à autopsier la mort. Affirmer l’humanité malgré l’horreur du monde, dire haut et fort ce qui nous relie, nous les hommes : les mots. Les mots de l’humain face au mal, au Néant. Et les mettre à la portée de tous. Ne serait-ce que par un livre.

 

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