En revenant de guerre…
Pendant trois jours, les soldats français de retour d’Afghanistan font escale dans un hôtel de Chypre. Des vacances ? Non, une nouvelle mission : apprendre à décompresser et retrouver un quotidien sans guerre. Pour la première fois, Jean-Paul Mari a vécu avec les soldats l’expérience du «sas de Chypre»
Le goût du fer
Aéroport de Paphos, Chypre, 4h30 du matin. Ils arrivent, après trente heures de voyage, marqués, la peau grise, vidés. Pas besoin de demander d’où ils viennent. Six mois de montagne afghane, de cailloux, de poussière, le confinement dans une base perdue, les patrouilles dans la vallée de Kapisa, les combats, l’usure, tout se lit sur leurs visages. Ils ont envie de fumer, de se doucher, de dormir. Quarante-cinq minutes de bus pour aller à l’hôtel. Un guide local, enflammé, donne un aperçu historique et géopolitique de Chypre, la colonisation par les Anglais, détestés, l’île coupée en deux depuis l’invasion turque, la ligne verte, les tensions… Ils n’écoutent pas.
Regards fixes, silencieux, ils sont ailleurs. La guerre ? Ils en viennent. Alors le conflit gréco-turc ! Le 13e bataillon de chasseurs alpins et le 21e régiment d’infanterie de marine ont perdu des hommes, tués ou gravement blessés. En mémoire, le copain abattu par un sniper taliban, son corps que l’infirmier a dû porter pendant un bon kilomètre, le sang qui dégouline sur les épaules et dans la bouche, un goût de fer, fade, écoeurant. En quelques mois, sept ou huit soldats, traumatisés psychiques, ont dû être évacués vers le service psy du Val-de-Grâce à Paris.
Le guide se tait, enfin. Le jour se lève. A travers les vitres, dans la blancheur de l’aube, un ruban gris se déroule sur la côte : « La mer ! Putain ! Ca fait vraiment bizarre…» Le bus évite soigneusement le centre de Paphos, les néons des bars, les dancings et les boîtes à strip-tease, histoire de ne pas montrer le chemin aux égarés. Défilent une campagne sèche et des champs, très verts : « C’est quoi, ces arbres bizarres ?» Des bananiers.
Arrivée à l’hôtel, un cinq-étoiles, un vrai, avec chambres spacieuses, immense piscine et parasols blancs sur plage de sable fin. Dans leur treillis crotté, les guerriers écarquillent leurs yeux ensommeillés. Reste moins de trois heures à dormir avant le petit déjeuner. Deux hommes piquent une tête dans la Méditerranée. Un autre groupe se dirige droit vers… la salle de musculation. Bouffer de la fonte, garder la condition, être prêt, toujours prêt. Ils sont ailleurs, ils sont là-bas.
« Bienvenue au sas de Chypre »
Trop fort ce soleil grec, surtout quand il claque sur le bleu de la mer. En short et tee-shirt de leur unité, la « tenue militaire sportive» obligatoire, les hommes clignent des yeux. Cheveux ras, corps minces, taillés, très musclés, larges tatouages sombres sur jambes épilées, ils dénotent parmi les civils, touristes britanniques, russes, scandinaves, familles avec bébés, couples en voyage de noces, avec mariée en dentelle blanche errant pieds nus dans les couloirs.
Sur le sable passe une créature déraisonnable, blonde, le corps entièrement gainé de latex noir brillant avec ouverture sur le nombril, talons hauts et déhanchement en accessoire : «Pince-moi ! Où est-ce qu’on est ?», bave un soldat, désarmé.
« Bienvenue à l’hôtel Coral Bay ! Bienvenue au sas !», lance le colonel Rodrigo, psychologue, un des concepteurs et l’âme d’un stage qui va durer trois jours. Le briefing est militaire, écran PowerPoint et silence dans les rangs. Pourquoi un tel luxe ? « Parce que vous l’avez bien mérité. » Attention ! Ce n’est pas un week-end de vacances, mais une mission : « Objectif impératif : se détendre. » Au programme, débriefing, minicroisière, séances de relaxation profonde, massages, visite d’un site archéologique à Paphos. La tenue et les activités sont obligatoires, l’alcool permis uniquement en soirée, et les sorties en ville; interdites. Après six mois de burqa et de sable, il faut savoir se tenir.
L’armée canadienne avait choisi de lâcher ses hommes en civil pendant cinq jours d’affilée. Résultat, une centaine d’incidents en un an, des bars bourrés d’ivrognes et de prostituées, et quelques belles bagarres avec les tenanciers et la pègre locale. Un soldat s’est retrouvé avec un 9 mm sur le front, un autre a défoncé la porte de l’hôtel et un troisième groupe a transformé tout le dernier étage en piscine. Quant aux Britanniques, qui enferment leurs soldats entre les murs d’une base militaire, ils envisagent de quitter Chypre pour Bagram, en Afghanistan !
« Lâcher prise »
L idée d’un sas s’est imposée à toutes les armées occidentales en guerre. Un soldat en Afghanistan, c’est six mois d’entraînement intensif et six mois sur le terrain. Une année où seule la mission compte. On lui martèle qu’il faut aller plus haut, plus vite, plus fort, être en alerte permanente, et qu’un moment de faiblesse ou de relâchement se paie au prix du sang, le sien et celui des autres. Puis soudain, l’avion du retour, un voyage de quelques heures, Paris, une caserne en province, la famille. Plus d’armes, plus de talibans, plus de mines, plus de camarades de combat, plus de mission. La vie en civil, dans son quotidien, sa fadeur, son étrangeté.
Avec en mémoire les cris, le sang, le feu, les règles de là-bas, un autre monde. L’armée vous a appris à vivre en guerrier d’élite, prêt à mourir et à tuer ; la société exige un citoyen lambda. Le choc est brutal. Les caprices du gamin, une chemise mal repassée, un hélico, les pétards du 14- Juillet, un chauffard, la foule… et souvent tout explose.
Depuis 1997, l’armée est devenue professionnelle, les opex (opérations extérieures) sont ouvertes à tous les engagés, la confrontation brutale avec la mort peut donc être le lot de chacun. Les premières cellules de soutien psychologique sont mises en place. Dans chaque section, un sous-officier, «référent psy», et des «officiers environnement humain» servent de détecteurs. L’embuscade d’Uzbeen – dix morts, une vingtaine de blessés et toute une section dévastée par les traumas psychiques – va jouer le rôle d’accélérateur.
L’armée installe un premier dispositif sur la base afghane de Bagram, à deux pas du feu des talibans. Trop près, trop dur : un «paléo-sas », dit le colonel Marchand, psychologue. La formule est revue, affinée, en tenant compte des erreurs canadiennes et britanniques. Le sas de Chypre est ouvert en décembre dernier et cinq mille hommes sont déjà passés par cet hôtel. Trois jours, deux nuits. Objectif : perdre les réflexes du combat et permettre un retour apaisé en famille et dans la société. Une méthode : le « lâcher prise ».
Le choc de la croisière
Un bateau blanc, ancré à un quart d heure du port. Sur le pont, en maillot de bain, les guerriers ont l’air embarrassé. Le soleil, la mer, le guitariste sur le pont, la coupe de champagne… Tout détonne : « Bon, ce n’est qu’un rêve ! On va bientôt se réveiller, chez nous, à Tagab, le nez sur les sacs de la tranchée… », grimace un chasseur alpin. Un officier fait passer la consigne : baignade autorisée. Les hommes hésitent, à demi nus, le corps trop blanc, un pied sur la plage arrière du yacht. Un plongeon, deux, trois… Plus de grades, plus d’uniformes et une eau à 21 °C au goût de sel. Des adolescents qui nagent, jouent, s’ébrouent. Un colosse les surveille d’un oeil paternel.
Mathieu, 52 ans, est «un serviteur de Dieu», légionnaire et pasteur. Le Caldoche a quitté sa Nouvelle-Calédonie pour suivre ses ouailles. Bases de Tora, Nijrab, Rocco, Kandahar et Tagab, « là-bas, ça défouraille tout le temps ». Trois missions en quatre ans en Afghanistan. A la première, il refuse une arme ; à la deuxième, il accepte un pistolet automatique «pour ne pas être un poids pour les hommes » ; à la troisième, sa section encerclée par les « taleb », il saisit un fusil Famas. Il court de poste en poste, avec son « binôme », Ali, l’aumônier musulman, écoute les hommes, devine les fêlures, apaise. Un jour, l’adjudant à côté de lui prend une balle de kalachnikov en plein front. Le projectile ripe sur la sangle de visée nocturne, troue le cas que, suit en découpant le cuir chevelu et le crâne et ressort de l’autre côté.
Le choc lui a cassé deux molaires. Miracle ! «Merci au casque de Kevlar», ont dit les uns, « et surtout à la présence du pasteur !», ont ajouté les autres.
Mathieu se rappelle ses retours de mission, ses moments d’absence, sa peur, ces poubelles qu’il prenait pour un IED, une mine artisanale. «Les gars, en Bosnie, qui ramassaient les cadavres, m’ont dit : « On aurait bien aimé un sas à cette époque. » »
Des gouttes d’eau plein les yeux, il regarde ses fidèles nager : «Plonger dans la mer est la définition même du baptême. Il faut s’abandonner On plonge mort, on ressort vivant. Comme le Christ ressuscité. » Les hommes sortent de l’eau transfigurés. La plupart s’écroulent, endormis sur un transat, l’un d’eux vomit, « le mal de mer», un autre balbutie : « Une chose est sûre. Cette fois, on est passés au travers. »
TOP : « techniques d’optimisation du potentiel »
«Respirez lentement. Vous êtes à la surface calme d’un étang… » Dans une grande salle obscure, une quarantaine d’hommes, allongés, les yeux fermés, s’initient à la respiration diaphragmatique. Entre sophrologie et training autogène de Schultz, ils ont quatre séances pour apprendre la relaxation profonde. Le psy militaire chuchote, leur fait visualiser chaque muscle de leur corps, induit des sensations de pesanteur et de chaleur : « Laisser venir les images, ne pas analyser, vagabonder… »
Les guerriers résistent, ont du mal à s’abandonner, une ou deux têtes se lèvent pour voir si les copains font la même chose, quelques rires nerveux secouent les réticents, « ça ne me fait rien, c’est normal ?». Une demi-heure plus tard, les rires se sont tus, la plupart des hommes sont parfaitement relâchés et certains se sont endormis. Lors de la dernière séance, le psy les invitera à visualiser leur paysage préféré, une forêt, un jardin, une plage, l’odeur, le son, les sensations. «J’entendais l’eau de la cascade couler, goutte à goutte… C’est dingue !»
A l’heure du réveil, il faut éviter toute brutalité. Témoin ce gendarme, secoué par son voisin et qui s’est retrouvé aussitôt debout, poings fermés, visage plein de haine, dans la position du guerrier en plein combat d’art martial. La guerre n’est jamais très loin.
« Le train de la vie »
Il est tard. Fin de la soirée karaoké. Un colonel en short, un sniper à lunettes blanches et un commando de légionnaires ont soigneusement massacré les chansons de Polnareff et de Sardou. Sur la terrasse, les insomniaques traînent un verre à la main, l’oeil et l’âme un peu vagues. Il y a « Chab », gaillard blond de Saint-Jean-de-Maurienne, toujours de bonne humeur, grand chasseur de chamois et incollable sur la différence entre la tequila boum-boum et le vrai mescal, sel, citron.
A Tagab, il construisait les bâtiments antiroquettes pour abriter les soldats. Il adore la chasse, surtout pour la balade en montagne, les repas en refuge et les bonnes bouteilles à partager avec les copains. Mais ce soir, il n’a plus le coeur à rentrer chez lui. Il y a quinze jours à peine, son amoureuse lui a écrit qu’elle le quittait. Appuyé au balcon, un autre chasseur alpin a les yeux rouges, d’alcool et de chagrin. Au téléphone, son gosse de 11 ans s’est emporté : « Papa ! Tu es toujours à la guerre. Et tu tues des gens !» Le soldat a vacillé : « Qu’est-ce que je vais pouvoir lui répondre en rentrant ?»
Le lendemain matin, l’OEH, l’« officier environnement humain », ramasse les questionnaires. « Votre état d’esprit avant l’arrivée sur le théâtre d’opérations ? » Réponses : « Motivé », « curieux », « un vrai boulot, enfin ! » Ligne suivante : « L ‘état d’esprit de la famille ?» «Mal», «inquiète», « triste », «pas d’accord». Impatients de partir au front puis impatients de revenir chez eux, les guerriers ont eu le temps de fantasmer sur un scénario idéal sans savoir qu’ils n’étaient plus les mêmes et que leur famille avait vécu près d’un an sans eux. « Vous viviez à toute allure. Un vrai TGV ! Et vous arrivez en gare, prendre le train du quotidien, prévient l’OEH. Si vous ne savez pas faire, vous risquez de manquer le train de la vie !»
L’amoureux descendu des montagnes afghanes rêve d’une nuit torride ; il risque de débarquer en pleine fête familiale avec papy, mamy les voisins et une foule de gamins. Quand il ouvre les bras à son plus jeune, le gamin part en hurlant se réfugier sous les jupes de sa mère. Dans sa chambre à l’étage, l’aîné, en pleine crise d’adolescence, ne daigne pas bouger, scotché à son jeu vidéo, et à la première dispute lâche, cruel : « Ils auraient dû te tuer, là-bas ! » Dépit amoureux, déception, conflits de pouvoir, crises d’autorité… Tous les anciens ont connu ces retours fracassés.
« J’allais l’étrangler »
L’OEH aligne des coupures de journaux. Un article parle de ce caporal revenu de Mitrovica, au Kosovo, témoin de violents affrontements. Deux ans après, il regarde la télé, se met à sangloter. On le retrouvera pendu depuis dix minutes, plongé dans un coma éternel : « Un légume. » Et cet adjudant, conduisant ses enfants à l’école, qui roule au milieu de la route par peur des IED Ou ce soldat de 37 ans, vingt ans de service, des médailles plein la poitrine, marqué par une embuscade. Alcool, pilules, hypervigilance, phobie de la foule… Les gendarmes l’arrêteront en train d’étrangler sa femme – «j’allais la tuer».
Un an de prison. L’OEH suggère des comportements adaptés, encourage : «Vous avez le droit de dire : «Pas maintenant. Je parlerai plus tard. » » Et il distribue la « clé », un mémento sur les conduites à risque. «Si les clignotants rouges s’allument, consultez ! Ne restez pas seul dans votre coin ! Ne ratez pas le train de la vie. »
« J’y arrive pas… »
Elle est blonde, mince, jolie, très triste. Sandrine, 24 ans, fuit toutes les activités : « La croisière, le karaoké, le tour à Paphos, c’est nul ! La relaxation, j’adhère pas… Et tous ces bourgeois friqués sur le bord de la piscine, ces mômes gâtés qui pleurent pour un rien, j’ai envie de leur filer des baffes ! » Elle a vécu dans quelques mètres carrés, dans un Afghanistan misérable. Le contraste du luxe est trop fort. Ses nuits sont agitées par le sifflement des Chicom, les roquettes chinoises, les mortiers et les balles qui frappaient la base. Sandrine, l’auxiliaire sanitaire, était là quand son meilleur pote a pris une balle dans la jambe, « entre le muscle et l’os ».
Elle était là encore quand la Jeep de son chef de groupe a sauté sur un IED : «Jambe fracassée, éclats dans l’oeil Impossible de réparer l’artère fémorale. Ils l’ont amputé le lendemain. » Elle était arrivée pleine de fraîcheur et d’enthousiasme, elle repart blessée, aigre, en colère : «L’armée afghane, la police nous ont trahis. On sort à 4 heures du matin et les taleb nous attendent déjà. Il faut se méfier de tout le monde, brûler les noms sur les colis, ne plus parler au téléphone à côté d’eux.» Et les gosses… Sales gosses ! « On leur donne du chocolat, ils nous le crachent au visage. A la fin, je les envoyais paître ! »
Et pourtant, elle repartirait bien reprendre «cette leçon de vie», «faire un vrai travail». Sandrine est contradictoire : elle déteste le sas, qui «lui fait du bien, c’est vrai», mais elle rêve de repartir dans cet Afghanistan qui lui a fait du mal. Le sas a le mérite de détecter ceux qui, comme elle, vont avoir besoin d’un suivi. Pour les autres, la session a atteint ses objectifs : «Environ 90% de taux de satisfaction, c’est rare, non ? », dit le colonel Rodrigo.
A l’aéroport de Paphos, au moment d’embarquer pour Paris, les militaires ont appris qu’un blindé de légionnaires, fraîchement arrivé à Tagab, avait reçu une roquette de plein fouet : un mort, trois blessés, dont deux graves. A l’heure du départ, l’Afghanistan venait de les rattraper avec ses doigts sales.
Jean-Paul Mari
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