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Enquête exceptionnelle. Jeunes. « Génération Bistouri », Par Elsa Mari et Ariane Riou.

Livres publié le 15/02/2023 | par grands-reporters

Une formidable investigation sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes. Un énorme scandale. Une plongée dans le monde médicalisé d’une jeune génération obsédée par la recherche d’un corps « idéal » en plastique. Au risque de se faire ruiner, manipuler, abimer, mutiler. Et, tout autour, le business sans scrupules et sans contrôle d’une armée de profiteurs, démarcheurs, influenceuses, et même blouse blanches, prêts à les découper en morceaux pour faire tourner leurs cliniques et gonfler leurs profits. 

Depuis 2019, les 18-34 ans consomment plus d’actes esthétiques que les 50-60 ans. À partir de ce constat alarmant, Elsa Mari et Ariane Riou ont mené l’enquête. Elles ont poussé la porte des cliniques convoitées, conscientes de cette frénésie de l’intervention. Elles ont écouté des mères et des filles remodelées, la chirurgie en héritage. Mais aussi des jeunes hommes, alléchés par les tarifs, au risque de graves complications.

À qui la faute ? Quelle est la chaîne de responsabilité qui pousse cette génération dans la gueule du loup ? Et quelle future société se dessine lorsqu’une jeunesse n’est plus capable de s’aimer ?
Édifiant. Indispensable.

 

Éditions Jean-Claude Lattès

Magasine santé France 5

VOIR L’EMISSION  Les 18-34 ans, une génération bistouri – Elsa Mari & Ariane Riou – C à Vous – 17/02/2023

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LIRE LE PREMIER CHAPITRE :   » DANS LA TÊTE DES JEUNES »

 

Le chant des sirènes

La chirurgie esthétique a ses clochers, son point de ralliement, ses passages obligés. « Clinique Phénicia, Laurie, j’écoute, débite la secrétaire, d’une voix souriante. Oui… Vous avez rendez-vous pour une liposuccion ? » Derrière le comptoir, la mine fatiguée, dissimulée sous une casquette, une patiente attend qu’on s’occupe de ses seins. Il est à peine 8 heures. Et d’ici ce soir, la clinique marseillaise de chirurgie esthétique, l’une des plus grandes de France, aura remis de l’ordre dans tous ces corps. Ils repartiront par ce hall chic, le nez pansé, la poitrine bandée, les hanches gainées. Dehors, dans cette rue calme du quartier de La Timone, les patients seront enfin comme ils s’étaient rêvés.

À Phénicia, vous dit-on, on renaît de ses cendres. Mais que se passe-t-il entre l’entrée et la sortie ? Et pourquoi les jeunes poussent-ils la porte de ce temple du bistouri ? C’est ce que nous sommes venues chercher. À l’entrée, un grand cadre déroule les innombrables transformations possibles. Chirurgie du visage, des seins, greffe des cheveux. Parmi la trentaine de docteurs, quelques-uns sont déjà au bloc, à l’œuvre.

Au premier étage, dans le bureau des infirmières, des voix débattent du futur week-end de groupe à Risoul. L’excitation monte. Pour la première fois, toute la clinique, ou presque, part au ski. Le samedi, ce sera motoneige et le dimanche, bains chauds. Marjorie proteste. « Pourquoi tu ne veux pas prendre ton maillot, Irène ? » La doyenne aux lunettes rondes l’arrête, faussement excédée. « Tu peux me baratiner tant que tu veux, je te le dis, je ne me baignerai pas… Oh, t’as 24 ans, toi, c’est facile. » Elle l’annonce comme on tire sa révérence, une dame de son âge ne montre plus son corps. « On travaille avec qui ? Avec des chirurgiens esthétiques, non ? Ils auront l’œil critique. Eh, moi j’ai 63 ans. » La jeune lève les yeux au ciel. L’alarme sonne. Le bloc attend la patiente de la chambre 5.

Irène longe le couloir de la clinique aux murs gris avec quelques Vogue sur une table et BFM qui parle tout seul. L’infirmière prend un ton maternel : « Allez, on met les pantoufles, jeune fille ! » Une charlotte bondit de son lit. C’est Romy, 23 ans, prête à repasser sur la table d’opération. Ici même, il y a trois mois, la peau de ses seins a été rehaussée après une importante perte de poids. Romy a sauté de joie en découvrant le résultat « magique ». Mais l’ouvrage n’a pas plu au chirurgien dont les yeux aiguisés ont décelé une asymétrie. La revoilà.

Dans une autre chambre, deux jambes serrées par des bas de contention indiquent une opération imminente. Ils protégeront Caroline d’une éventuelle phlébite, un caillot de sang qui peut se former après une intervention. Sur son lit, la trentenaire attend son tour, sans appréhension. Bientôt, un petit nez droit viendra s’implanter dans son visage et la balance pleurera de joie. Sereine, Caroline explique : « Aujourd’hui, je fais une rhinoplastie et une liposuccion des hanches. » Ses seins ont été refaits il y a douze ans. Le chantier sera fini ?

Elle hésite. Passe une main sur son front : « Je vais sûrement refaire du botox… Oui, pour mon mariage en juin, j’aurai le visage moins fatigué. » Tout est parti d’un constat agaçant. Quand la future mariée parle, ses sourcils se relèvent et son front se contracte en accordéon. Rides maudites. Elle mime : « Vous voyez ? » Ce sont ses copines qui lui ont soufflé l’idée du « coup de frais ». Une blouse blanche passe une tête : « On va dessiner la lipo ? » On est invitées à sortir pour laisser le chirurgien, feutre en main, entourer les zones à aspirer.

Les infirmières, Irène et Marjorie, sortent le programme de leur poche. Dix interventions prévues. C’est calme, ce lundi. Certains jours, ça monte à vingt-trois. Les chirurgiens sont pourtant en retard. La première consulte l’horloge. « Mme A. ne passera jamais au bloc avant 14 heures ! » Marjorie approuve d’un geste las. Va falloir attendre. Depuis l’ouverture en 2001 de cette immense clinique de 3 500 m², le podium des opérations est resté le même. Irène énumère : les implants mammaires, beaucoup de nez, les liposuccions, aussi. Mais quelque chose a changé : « C’est incroyable comme les patients sont de plus en plus jeunes. Attendez, c’est récent, quelques années à peine ! »

C’était en 2019. Au congrès de l’Imcas, grand raout de la profession, les chiffres annuels du marché de l’esthétique révèlent que les 18-34 ans se hissent désormais à la deuxième place du classement, juste derrière les 35-50 ans. Au niveau mondial, selon les données de la société internationale de la discipline (Isaps), ce sont eux qui font le plus d’augmentations mammaires (54 %) et de rhinoplasties (64,5 %). Depuis, la courbe a encore grimpé. En 2020, ils remportent aussi la palme des liposuccions (48 %). « Le nombre d’actes chirurgicaux pratiqués atteint toujours un sommet sur cette tranche puis diminue avec l’âge », résume le compte rendu du congrès 2022. Ce n’est plus un simple épisode, c’est un fait de société.

Ce qui choque le plus Irène, l’infirmière, c’est lorsque les filles appellent pour se faire opérer le lendemain. Les médecins leur opposent un délai de réflexion obligatoire de quinze jours. Elles tombent des nues. La soignante secoue la tête, sidérée : « Elles se croient chez l’esthéticienne. Elles n’ont pas conscience du risque. » Son accent du Sud se perd dans les aigus : « Mon Dieu que ça fait peur ! » Les moins de 30 ans représentent maintenant 30 % de la patientèle de la clinique. Ce lundi, quatre sur dix ont entre 23 et 35 ans. À Paris, dans l’établissement des Champs-Élysées, mastodonte de l’esthétique, ce chiffre atteint même 50 % alors qu’il y a dix ans, moins de 8 % osait franchir sa porte avant 35 ans.

Tout se résume à deux catégories, lance Irène : « D’abord, les grandes complexées, celles qui ont un défaut. Mais un vrai, qui les titille depuis leurs 15 ans. Elles réfléchissent des années avant de le corriger ! » Marjorie, sa collègue, en faisait partie. Longtemps, elle a caché son visage derrière sa main. Elle tend son petit nez : « Il a été fait ici. » Irène poursuit sa démonstration avec la seconde catégorie : toutes celles qui veulent être plus belles et suivre la mode, « avoir le nez d’untel, les yeux de celle-là, les seins de machin ».

Le coupable est identifié depuis longtemps : la téléréalité. Le soir, les infirmières peuvent suivre le feuilleton des Marseillais d’une chambre à l’autre. Tous les écrans clignotent sur la 9, où les candidats, devenus des stars en dix ans, semblent muter de saison en saison. Plusieurs ont d’ailleurs leurs entrées par une porte à l’arrière de la clinique. La jeunesse rêve de leur ressembler. Irène peste : « Des filles font même refaire leurs dents alors qu’il n’y a rien à toucher. On dirait qu’elles sont toutes nées avec le même sourire. » Pour les plus jeunes, c’est papa et maman qui payent. Ils leur offrent des seins pour un bac décroché, une rhinoplastie à leur anniversaire. Et parfois, les enfants regrettent, surtout les implants fessiers, en raison de la douleur. « Ah oui, souvent ! » s’exclament, d’une même voix, les deux soignantes.

Elles demandent à être réopérées le lendemain, sur-le-champ. Irène précise que les hommes font aussi de la chirurgie : des liposuccions, des nez, des greffes de cheveux. Et même des mollets. « Ils se font mettre des implants au-dessus du talon. » Ça donne une silhouette de marathonien. Et sinon ? Mais, bien sûr, elles avaient presque oublié : les pénis que l’on grossit ou allonge. « On fait tellement de choses aujourd’hui… » Une fois, un homme leur a avoué que son sexe « ne convenait pas » à sa femme. Alors il l’a fait élargir. « Dès que les patients se réveillent, c’est automatique, ils le touchent pour vérifier qu’il n’a pas disparu. Quand on dit qu’ils l’ont là… », ironise Irène, le doigt sur la tempe. Approbation générale. Une femme de ménage passe, et lâche : « Ah oui ! C’est leur cerveau. » Irène se met à chantonner : « On en voit, des kikis, des kikis, de tous les kikis. »

Bernard Dupont, l’anesthésiste-réanimateur, passe dans le couloir. Il est le patron de la clinique, avec le docteur Marinetti, lanceur d’alerte sur le scandale mondial PIP, à l’origine d’implants mammaires frauduleux en 2010. Visage affable, l’allure d’une soixantaine élégante, un sourire de porcelaine et des ancres marines sur son calot. Chaque année, il supervise deux mille cinq cents anesthésies. Bernard Dupont les fait toutes dormir.

La technique a tellement évolué en trente ans qu’une patiente, opérée le matin, peut ressortir le soir. « On a fait d’énormes progrès sur les drogues et les anesthésies sont très rapidement réversibles. » Tellement qu’il a dû enguirlander les zélées qui faisaient la fête le soir de l’intervention. Le docteur leur répète qu’il n’est pas question d’aller danser le rock. La cicatrisation se moque de l’impatience : « Le corps a besoin de temps pour se remettre sinon l’implant bouge. » À elles de jouer.

Le bloc accueille une jeunesse « hyper-branchée sur l’esthétisme ». À la réflexion, dit-il, cette quête commence dès le choix des vêtements. Le patron s’apprête à poser une question et s’en amuse d’avance. « Qu’est-ce qu’il faut soigner : le joyau ou l’écrin ? L’écrin ne fait que mettre en valeur le joyau. Mais s’il est laid ? » Bernard Dupont a le talent de la métaphore piquante qu’il lâche d’une voix tranquille et d’un regard espiègle. « Eh oui ! À quoi ça sert d’accrocher de belles boules à un arbre de Noël tout sec ? »

Et que veut-elle, cette jeunesse ? Il énumère : « Aujourd’hui, des seins de Suédoises, un visage d’Européennes, des fesses de Brésiliennes. » L’ironie veut que la tendance s’inverse d’un continent à l’autre. « Alors qu’on casse des cloisons nasales, les Asiatiques s’en font poser. Elles veulent de grands yeux ronds, nous, en amande. » Il tend son téléphone. L’écran montre une publicité de chirurgie esthétique chinoise pour occidentaliser le regard : une famille aux cheveux de jais pose bien sagement. Au premier plan, trois enfants ont les yeux bridés derrière leurs parents, deux billes béantes. Le docteur savoure le slogan : « La seule chose dont vous devez avoir peur, c’est comment expliquer cela à vos enfants. »

À l’étage, la patiente de la 21 a fini sa douche à la bétadine. Débarrassé des microbes, son corps est prêt à être opéré. Et elle ? Dans la chambre, repliée sur son lit, une silhouette en peignoir lève des yeux penauds. On dirait une petite fille à l’approche d’un examen. Amélie, blonde de 34 ans, vient réparer ses seins abîmés par deux grossesses et treize mois d’allaitement, quatre pour l’aînée, neuf pour le cadet. Cette fonctionnaire de l’Éducation nationale l’annonce : « Ma poitrine s’est creusée, vidée, la peau s’est détendue. » Réparer ses seins, c’est aussi rebâtir sa sexualité, oser se montrer nue, sans un rideau tiré et une lampe éteinte. Elle s’en moquait avec son ex-mari, le père de ses enfants. Il ne se passait plus grand-chose. Suite logique d’une noce ratée. Ses photos en robe blanche trahissent un visage malheureux. « Une erreur de casting », balaye-t-elle. Mais devant le nouvel amoureux, Amélie aimerait faire tomber son soutien-gorge. Conscient du malaise, il n’a jamais cherché à le dégrafer.

Quelque part, elle s’apprête à raccrocher ce corps flétri, dissonant avec ce réveil du désir, qui attend de s’abandonner à une fougue adolescente. Le chirurgien l’a mise en garde, une double opération s’impose : un lifting de la poitrine et des implants. Elle a refusé la première intervention à cause des trois cicatrices. Tant pis, les prothèses devront être grosses pour combler le vide de la peau. Un bonnet D ou E, le docteur choisira au bloc. Amélie fait la moue : « J’espère qu’il prendra le plus petit. » Elle pense maintenant au SMS vexant de sa mère. « Si je peux me permettre, ça fait vulgaire et tu auras mal au dos », avait-elle répondu en inspectant les photos des futures prothèses. La maman s’était montrée plus conciliante à ses 17 ans, lors de sa première opération.

À l’adolescence, Amélie s’est fait refaire le nez. Elle n’aime pas penser à ce secret caché à son ex-mari et au nouveau compagnon : c’est laisser le champ libre à un flot de pensées noires et de moqueries que l’adulte n’a pas pu réparer chez l’adolescente. Seuls ses parents et son frère savent. Regard malicieux, elle lance : « Vous le dire est sans conséquence. On ne se connaît pas. » En classe de première, Amélie a menacé d’arrêter l’école, devenue phobique sociale tant les critiques sur ce nez, posté comme un traître au milieu du visage, et ses rondeurs la détruisaient. Elle voulait disparaître. De cette époque, aucune photo ne peut témoigner. Elle resserre ses genoux contre elle : « Je n’ai plus la preuve de qui j’étais. »

Amélie prête ainsi à la chirurgie un pouvoir d’amnésie. En supprimant l’objet du harcèlement, elle pense rayer le traumatisme. Mais s’il n’y a plus de trace physique, il reste les séquelles psychologiques et cette forme de sauvagerie à l’égard du monde. Elle le regrette mais elle ne va pas vers les autres, le risque du rejet l’effraie. L’opération ne l’a jamais totalement réhabilitée. Elle touche ce nez irréconciliable : « De face, ça va mais de profil, je ne l’aime pas. » « L’anomalie » l’oblige à une stratégie d’évitement : « Quand il y a un dîner de famille, je visualise ma place. Si la table est ronde, je recule ma chaise pour apparaître de trois quarts, la main sur les cheveux, du côté de la personne qui me parle. » D’ailleurs, elle s’est positionnée de biais sur les draps. Elle rit : « C’est un automatisme, un TOC même. »

Une seule raison pourrait l’amener à confier son secret à l’amoureux : l’éventualité d’un mariage. L’organe mal-aimé ne gâchera pas la photo, elle le fera retailler au bloc pour le grand jour. Étrange de parler autant d’un nez alors qu’elle est là pour ses seins. En vérité, c’est lui qui l’a fait le plus souffrir. « Le refaire à 17 ans était un besoin. Alors que ça ? dit-elle en montrant sa poitrine. C’est un luxe. »

Irène, l’infirmière, avait raison. Il y a le grand complexe, celui qui rend fou, détruit, exige d’être rayé de la carte ; et la seconde catégorie, la chirurgie de confort, le désir brut de s’améliorer. La rature et la retouche. La renaissance et le soulagement. Quand Amélie a dit aux enfants que maman reviendrait avec de plus gros seins, leur visage a pris des airs de vieux sage. Le petit garçon de 6 ans a jugé qu’elle n’en avait pas besoin : « Tu as déjà des tétés. » Sa grande sœur a renchéri : « Ce n’est pas important, non ? » Elle a pensé qu’ils disaient vrai. « Quelque part, c’est superflu, cela ne m’empêche pas de vivre. » C’est qu’aujourd’hui, tout est si facile, un poil se détruit, un défaut s’estompe, une disproportion se gomme. Amélie n’a d’ailleurs pris qu’une journée de repos. Dès demain après-midi, elle sera au travail. « Que je sois au bureau ou sur le canapé, c’est pareil. » Ce serait donc si simple ?

L’époque a changé. Amélie est à l’avant-poste de ce monde en bascule. « Les influenceurs sont passés par là. On ne voit que les bons côtés et ils nous poussent à aller au bout de notre démarche. » Ils sont la vitrine d’une génération, la preuve siliconée que la beauté s’acquiert. Amélie a suivi la mue de Jessica, célèbre candidate de l’émission Les Marseillais, lèvres fines, cheveux rêches décolorés, sans formes, magnifiée en une poupée pulpeuse et désirable. Ses yeux approuvent : « L’avant-après est très réussi. » La séparation chaotique avec son ex-mari avait creusé les cernes d’Amélie. Cet été, des injections d’acide hyaluronique à la clinique ont effacé ses traits noirs. Un échec. « Ça a tenu quinze jours au lieu d’un an. »

Elle hésite à maintenir son nouveau rendez-vous dans un mois, cette fois, pour enlever carrément ses « poches de gras » sous les yeux, méthode radicale à 2 800 euros. Elle fait les comptes : 300 euros d’injections décevantes, 4 600 pour les seins et peut-être 700 euros pour un blanchiment dentaire. Elle se ravise : surtout ne pas céder aux chants des sirènes et se ruiner. L’achat d’une maison avec l’amoureux sur les hauteurs d’Aix-en-Provence est sur la pile des priorités. « La chirurgie est un forfait illimité, tout dépend du budget. Mais il faut bien se lever, nourrir les enfants et travailler. » Si elle gagnait au loto, elle referait tout.

On l’appelle enfin au bloc. Au premier étage, un couloir donne sur six salles d’opération aseptisées où l’on entre gantés, chaussés, en blouse bleue. La table forme une drôle de croix où Amélie est allongée, les poignets attachés. Les bras sont volontairement maintenus à distance du buste pour laisser le champ libre aux gestes du chirurgien. À battre si fort, son cœur va sortir de sa poitrine. Son regard, agrippé au plafond, cherche des réponses.

Et si sa mère avait raison ? Si elle se réveillait en bimbo ? Ou ne se réveillait pas ? Sa vie tressaute au rythme régulier du moniteur. Le bandana de Bernard Dupont se penche sur son visage. « À tout à l’heure, madame. » L’anesthésiant s’écoule dans sa veine. Amélie murmure : « Ça tourne un peu. » Puis sa voix se crashe comme un disque rayé : « J’ai mal au cœur… » Dix secondes ont suffi à l’endormir. Elle n’est plus qu’un poids mort, tête relâchée, doigts légèrement repliés. Toujours aussi blagueur, l’anesthésiste désigne le cocktail : « À côté, ce que l’on vend dans les quartiers nord, c’est de l’homéopathie. »

Tout est allé très vite : d’un geste assuré, il a glissé une sonde dans sa trachée, reliée à un respirateur venu prendre le relais de ses poumons. Un long sparadrap blanc immobilise son front sur le fauteuil. Deux petits bouts de plus ont scotché ses paupières. « Sinon, les yeux restent ouverts et ils s’assèchent », explique Mathilde, l’infirmière, en mettant un drap sur sa tête. Elle jette ses gants, lance la musique. Un folk doux couvre le souffle rauque du respirateur. « Bistouri électrique ? » demande Adrien Chossat. Le jeune chirurgien passe à l’action. L’instrument progresse, traverse le muscle dans une odeur de chair brûlée. La scène ferait pâlir un novice. À l’aide d’un écarteur, Florence, l’autre infirmière, maintient ouvert le sein, aux allures de volcan en éruption. La main tranquille du docteur plonge à l’intérieur : « Je décolle le muscle. » Les prothèses seront placées derrière car la peau d’Amélie est si fine qu’elles se verraient à l’avant. Il va falloir tester deux tailles de prothèses. Soudain, le drap ondoie. Le chirurgien s’arrête : « Oh, elle se réveille. » Passe un frisson. Tout le monde s’esclaffe. « Ce sont des gestes réflexes. » Un peu d’anesthésiant est aussitôt ajouté à la perfusion.

Le docteur jette ses gants. Règle de base ! Il risquerait de contaminer l’implant. « L’infection… c’est notre hantise. » Jamais il n’a eu à gérer une grave complication au bloc. Mais tous les chirurgiens savent que l’introduction d’un corps étranger n’est pas anodine : œdème, mauvaise cicatrisation, infection et plus rarement, phlébite, embolie pulmonaire, rupture d’implants, rien n’est exclu. Il faudra aussi changer les prothèses tous les dix ans. Sa voix enthousiaste annonce : « On va essayer la 460 cc. » Mathilde lui tend du bout des doigts l’objet que le chirurgien libère d’un second sachet. Un rond translucide, lourd et souple. Que c’est grand ! Il remplit une main entière. Le docteur Chossat l’introduit dans la cavité. On dirait un cratère et la comparaison fait pouffer le praticien. Plus sérieux, il s’arrête, regarde, hésite. Florence, aussi. Leurs yeux mi-clos décèlent que la peau n’est pas assez tendue. « On va essayer la 505 cc. » Encore plus volumineux.

Amélie a maintenant une prothèse de chaque taille à la place des seins, la plus grosse à droite, l’autre à gauche. « On tente de l’asseoir ? » s’enquiert le docteur en redressant le dossier. Tous trois se sont reculés. Ils penchent la tête comme s’ils examinaient une œuvre d’art sans savoir qu’en penser. « La 505 cc, ça fait gros, quand même. » « Oui… », admet le chirurgien. Et maintenant, quelle taille choisir ? La plus petite qui ne remplit pas son sein ou la grosse, qui tend sa peau comme un tambour ? Le chirurgien tranche : « On reste sur les 505 ? » Vendu ! Un bonnet E, un kilo de gel de silicone, presque deux fois la taille moyenne. N’aura-t-elle pas mal aux lombaires ? « Si ! Au début, les muscles du dos vont se contracter par réflexe pour compenser le poids à l’avant. Les douleurs durent une dizaine de jours. »

Des mères comme Amélie, désireuses de renfiler leur corps de jeune fille, il en opère de plus en plus. Ce phénomène a même un nom. « Aux États-Unis, on appelle ça le Mommy makeover. » La société française s’américanise-t-elle ? Il hoche la tête volontiers. « Est-ce bien ? Je ne sais pas. Il faut tout et vite. » Le docteur s’en rend compte en consultation, surtout avec les jeunes. Dans 5 % des cas, des patientes opiniâtres réclament des prothèses à tout prix. Mais quinze jours après le délai de réflexion, elles n’en veulent plus. L’obsession n’était qu’une lubie, chassée de leur tête comme un courant d’air.

Avant, ces sautes d’humeur n’existaient pas, dit-il, toujours concentré. Le bistouri a cessé de rugir. Le docteur saisit les deux montagnes et les remue dans tous les sens. « Je vérifie la symétrie. » Il change une quatrième fois de gants. « Fils de suture ? » Dans un geste ample, l’aiguille recoud les mamelons d’Amélie. « Colle ? » En ce moment, des prothèses, il en fait à la pelle. Il lève un œil : « En chirurgie, il y a des saisons : les seins avant l’été, les liposuccions de janvier à mai. » Florence poursuit, d’un rire franc : « Et les liftings, l’hiver, juste avant les fêtes de Noël. » Ils bandent maintenant le torse d’Amélie. Son visage est réapparu, débarrassé de sparadrap, sans expression, la bouche ouverte. Du renfort arrive pour déplacer ce corps inerte du fauteuil au brancard. « Un, deux… et trois. » Après une heure trente d’intervention, on jette ses gants. « C’est fini. »

En salle de réveil, les alarmes carillonnent. Une dame allongée se masse la nuque, de retour parmi les vivants. À côté, Amélie, teint cireux et paupières closes, dort toujours. Pourvu que le résultat lui plaise. D’ici dix minutes, elle ouvrira les yeux. Avec Mathilde et Carla, deux infirmières à ses côtés, Bernard Dupont, le patron, guette le moment où elle reprendra sa respiration spontanément pour lui enlever la sonde. Elle n’en aura aucun souvenir. Il précise : « On peut se passer d’intuber. Mais c’est la garantie que des reflux gastriques ne retombent pas dans les bronches. » Car l’anesthésie peut provoquer un haut-le-cœur et des vomissements. Même ce geste-là n’est pas sans conséquence. Il se penche sur son visage. Un mouvement d’œil imperceptible le met soudain en alerte. « Ouvrez la bouche. » Ça y est, Amélie a repris son souffle. En une seconde, il lui retire la sonde. Elle respire, et sans machine. Ses longs cils noirs se mettent à papillonner. Bernard Dupont demande : « Ça va ? » Sa tête se lève plusieurs fois et retombe brutalement sur l’oreiller. Elle est désorientée. « Soif… » Il lui pose une compresse mouillée sur les lèvres.

Le patron retrouve son petit sourire. Il se tourne vers nous. « Avez-vous vu le joli nez de Carla ? » Le compliment amuse l’infirmière de 25 ans, visage de marquise aux traits délicats. Il date du 13 décembre, façonné ici même, au bloc de la clinique. Bernard Dupont insiste : « Elle était déjà gracieuse mais là, elle est sublime. » Sa bosse la gênait, les photos de profil lui étaient impossibles et en deux ans, elle a eu le temps d’y réfléchir, d’observer les pratiques et de choisir le meilleur docteur de la clinique. Elle explique : « Les patients ne le savent pas forcément mais les médecins ne sont pas experts en tout. » L’anesthésiste acquiesce : « Chacun son dada ! » Maintenant, elle veut s’attaquer à ses lèvres. Elle pianote sur son téléphone, trouve un filtre sur le réseau social Instagram, la raison de ce nouveau désir. Elle appuie sur le bouton, face caméra, et soudain, sa peau se lisse, ses lèvres gonflent. Mathilde s’approche de l’écran : « Ça blanchit aussi les dents. » « Faites voir », demande Bernard Dupont, intéressé.

Face au téléphone, soudain, sa bouche devient vermillon et de grands cils décollent de ses paupières. Les filles éclatent de rire. Carla revient à la charge. « Ça donne envie, cette bouche. » Lui proteste : « La tienne est très bien, après tu ressembleras à un mérou. » Carla sait parfaitement qu’elle n’a pas besoin d’injection. C’est là toute la perversion de ces effets : projeter une image décevante de soi. Montrer ce que l’on pourrait être et que l’on n’est pas. À moins de faire correspondre le virtuel et le réel par la chirurgie. L’infirmière le reconnaît. « Si les filtres n’existaient pas, je n’aurais jamais voulu grossir mes lèvres. C’est une tentation. » Encore ce chant des sirènes… Mais son projet en cache un second : refaire son menton ! « Je voudrais le faire aligner avec ma pointe du nez et donc que ma bouche soit dans la même trajectoire, ça harmonisera l’ensemble. Toutes les belles filles ont le menton en avant. Vous connaissez l’influenceuse Caroline Receveur ? » Bernard Dupont aura tout entendu.

Ce n’est pas négociable.
« On te fera rien.
– Pourquoi ? minaude Carla.
– Parce que tu le regretteras ! Je ne veux pas que tu sois malheureuse. »
Il jette un regard bienveillant aux filles.
« Ce sont mes petites, ça. »

Dans la clinique, toutes sont d’une étrange beauté. Marjorie, l’infirmière, a aussi le nez refait. Flora, 27 ans, l’assistante, un petit foulard d’hôtesse de l’air au cou, a du botox dans le front, de l’acide hyaluronique dans les lèvres et des faux seins. Laurie, la secrétaire, 24 ans, les cuisses liposucées. Depuis, elle a perdu la sensibilité de son genou et elle a regrossi. Quand elle se regarde, elle a envie de pleurer. Auprès de son copain, à qui elle plaît toujours autant, elle continue de s’excuser : « Désolée pour l’arnaque. » Si seulement elle était moins gourmande. « Quand je fais des pâtes, il veut de la sauce. Forcément, je la goûte et qu’est-ce qu’elle est bonne ! »

Au bout du hall silencieux, c’est l’espace « soins et injections », le pré carré de la médecine esthétique, différente de la chirurgie. Il n’y a pas de sang, de plaie, de scalpel, ni de bloc. Mais un tas d’offres plus accessibles : le laser enlève les taches, la radiofréquence retend la peau, les micro-ondes délogent la cellulite. À quelques pas, les médecins piquent les lèvres, le front, le nez. Une « Barbie » entre dans un cabinet. Une voix trahit : « Elle… on la voit à tous les étages. Elle a même fait une liposuccion des chevilles. » Une autre sort du cabinet du docteur Baverel : un air de Megan Fox, la trentaine, un bébé dans une poussette. Son front est étonnamment lisse : sans plissure, ridule, ni émotion. Noémie vient de dépenser 330 euros pour des injections de botox qu’elle refera dans un an. Du botox à 33 ans ? Elle acquiesce comme si c’était une évidence : « J’en fais depuis mes 26 ans, c’est ce qu’on appelle du botox préventif. » C’est donc ça. On ne vient plus gommer une ride, on la combat avant qu’elle ne naisse, on la devance et l’anticipe. Elle s’assoit sur un fauteuil et détaille : « Le produit bloque le muscle, il limite la possibilité de faire des mouvements et donc de trop le solliciter. »

Noémie appartient à la première génération des réseaux sociaux, celle qui a créé, il y a dix ans, le métier d’influenceuse. Tout est parti de vidéos sur son quotidien, tournées depuis sa chambre avec une mauvaise webcam. Les réseaux ont fait d’elle une personnalité publique aux centaines de milliers d’abonnés. Comme elle, des amateurs se sont mués en photographes et leurs clichés en couverture de magazine, le détail a viré à l’obsession, la spontanéité en contrôle. « On apprend à poser sous la lumière de la fin de journée qui adoucit les traits et à éviter les rayons du midi qui crament l’image et donnent un ton dur. »
Ce perfectionnisme l’a logiquement conduite à modifier son visage, à le lisser à coups d’injections, conformément à son double photographique. Ses beaux yeux noisette l’assurent : cette superficialité l’a lassée.

À côté, son petit garçon pousse des cris aigus. Le regard de Noémie s’attendrit. « Depuis que je suis maman, j’ai pris du recul. » N’est-ce pas contradictoire avec sa séance de botox ? C’est qu’on n’imagine pas d’où elle revient. Elle a fait retirer ses implants mammaires, ne grossit plus ses lèvres et si elle le pouvait, elle retrouverait son nez originel. Maintenant, elle vise des techniques plus douces : injections, peeling et laser autour des yeux. Et bien sûr du sport et une bonne alimentation. Sans changer, se dénaturer.

« J’ai envie de retrouver mon corps. » Pas simple face à tant de tentations. La norme s’est installée comme une reine sur son trône. Noémie y a beaucoup réfléchi : « Comment s’en extirper quand tout le monde adhère ? Ne pas prendre soin de soi est mal vu, comme si l’on se négligeait. » Et les émissions de téléréalité n’aident pas la jeunesse à s’aimer. Cela va plus loin que des silhouettes parfaites à l’écran. « Les candidates ont aussi des fessiers très marqués avec des petites tailles, un modèle de beauté impossible à avoir naturellement. »

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