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Etats de chocs

publié le 23/09/2011 | par Jean-Paul Mari

Un captivant documentaire consacré à la névrose post-traumatique, Grand Prix au Festival International du Grand Reportage d’Actualité (FIGRA)

« Sans blessures apparentes » Enquête chez les damnés de la guerre, de Jean-Paul Mari et Franck Dhelens.


La critique:

C’est comme un insecte parasite, un corps étranger, un indésirable. Entré par effraction, il s’est logé dans un pli du cerveau et a entamé son travail de sape. Pourtant, à l’IRM, pas d’éclat fiché dans les chairs. Rien, sauf peut-être un grossissement de l’amygdale, ces deux noyaux du cerveau en forme d’amande où siègent les émotions. Les victimes de ce mal invisible sont de simples soldats ou des hauts gradés, des humanitaires ou des journalistes.

Dans un lointain pays, sous une chaleur bourdonnante, ils ont croisé la mort et sont rentrés avec son image indélébile tatouée dans la rétine : un flash qui revient sans cesse, insistant, vrillant leur tête, mettant leur coeur en vrac. Depuis, ils redoutent les pétarades du 14 Juillet, la foule et le vent qui fait bouger les branches. Depuis, ils ont peur de leur ombre.

« Qu’est-ce qui nous tue à l’intérieur aussi sûrement qu’une balle mais sans blessures apparentes ? », s’interroge Jean-Paul Mari, grand reporter au « Nouvel Observateur », en préambule de son film. Quel est donc ce mal étrange et pénétrant frappant ceux qui ont marché au coeur des ténèbres ? Aux Etats-Unis, on parle de « post-traumatic stress disorder ». En France, de « névrose post-traumatique ». Du temps des guerres napoléoniennes, c’était le « syndrome du vent du boulet » qui laissait le grognard frissonnant de terreur.

Le phénomène est vieux comme le monde, les cas abondent dans la littérature et le cinéma. La guerre du Vietnam a inspiré le plus gros bataillon de films, de « Voyage au bout de l’enfer », de Michael Cimino (1978), à « Birdy », d’Alan Parker (1984). Dans le premier, Nick (Christopher Walken) jouait à la roulette russe jusqu’au bouquet final ; dans le second, Birdy (Matthew Modine) se prenait pour un oiseau. Sur les 3 millions de GI envoyés dans la touffeur asiatique, 700 000 souffrirent de troubles mentaux, au moins 20 000 se suicidèrent. Un vétéran de l’Irak sur trois serait en proie à des troubles psychiques.

Pourtant, le phénomène reste peu connu des praticiens hors des hôpitaux militaires. C’est un tabou, avec son cortège de hontes. « Il existe une litanie conjuratoire qui consiste à dire «Pas nous», a constaté Jean-Paul Mari. Les militaires se récrient : «Mais on est entraînés, on est des guerriers !» ; les reporters aussi : «Mais on ne tue pas, on n’est que de passage !» ; les humanitaires, enfin : «Mais on a une blouse blanche, regardez plutôt la douleur de la population !» Pourtant, dès que tu évoques ce phénomène avec quatre ou cinq personnes, elles répondent que oui, c’est arrivé à leur père, à leur oncle… Prenez la guerre d’Algérie : combien de cas ? Des traumatisés, il y en a partout ! »

Le reporter a donc changé de carnet. Cette fois, il n’est pas allé parler aux civils des pays en guerre mais à tous ceux qui ont traversé ces enfers puis s’en sont retournés chez eux. Ils s’appellent Michael, Philippe, Nadir, Roméo, Carole et Sorj. Ce sont des frères d’âme, brisés net. Tour à tour, ils lui ont raconté leur traumatisme. Souvenirs poisseux du Rwanda, de la Bosnie, du Liberia, du Liban. Leurs témoignages se répondent, scandés par les interventions d’un psychiatre militaire, François Lebigot. Dans la semi-pénombre capitonnée de livres de son bureau, ce passionnant spécialiste de l’inconscient délivre des clés pour comprendre ce syndrome.

Malgré une forme classique, le documentaire tiré de ces entretiens se révèle ainsi une vertigineuse odyssée dans la psyché humaine.
Avant d’être mis en images, « Sans blessures apparentes : enquête sur les damnés de la guerre » (1) fut d’abord un livre dense, lyrique et personnel. Tout commence à Bagdad, le 8 avril 2003. Dans sa chambre de l’hôtel Palestine, Jean-Paul Mari écrit. Un énième papier, sur une énième guerre.

Soudain, une explosion fait trembler le bâtiment. Un tir unique, net, volontaire vient de fracasser les chambres 1 503 et 1 403. Taras, un jeune cameraman ukrainien, gît, le ventre ouvert. Le journaliste accourt, se penche sur le blessé et, à la place des viscères, contemple « une flaque blanche et nacrée ». Cette tache d’une brillance irisée dansera longtemps devant ses yeux. « Ce flash m’a affecté, dérangé, se souvient le reporter. Qu’est-ce qui se passait ? » Ce tir d’un canon américain a fait deux morts ; le reporter commence donc une enquête technique, faite de recoupements et de conclusions.

Mais l’affaire ne va pas s’arrêter aux rives du Tigre. Poursuivi par le souvenir de cette tache, Mari va partir explorer des mers intérieures jusqu’à sonder le mystère du trauma. Un livre en naît, sorti fin 2008. Dans l’armée, l’ouvrage porte comme un coup d’olifant. « Des militaires m’ont envoyé des mails, raconte le journaliste. Quelqu’un m’a dit : «Votre livre, il m’a fait du mal. Et beaucoup de bien. Merci de dire ce qu’on ne dit jamais.» » Un autre lui demande une adresse où soigner son affection – car la guérison est possible.

Jean-Paul Mari décide de mettre en boîte l’histoire et, avec le cameraman Franck Dhelens, retrouve certains de ces personnages. Parmi eux, Roméo Dallaire, l’ancien commandant des forces de l’ONU au Rwanda, qui fut un jour retrouvé effondré sur un banc public, ivre mort. Ou encore l’ancien reporter de « Libération », Sorj Chalandon, qui, un jour, quitta définitivement le terrain pour écrire des romans profonds ; il faut l’entendre raconter, la paupière comme une estocade, quelle vision d’horreur il fuit aujourd’hui encore. Cette image brève, intense, l’a laissé muet de stupeur.

La victime d’un choc traumatique ne ressent aucune émotion. Tel Michael, soldat au Rwanda, lorsqu’il vit une tête coupée en deux, aux yeux fous d’épouvante. « J’ai dit à mon camarade : «C’est bizarre que ça ne nous fasse rien» », se souvient-il « C’est un blanc psychique », résume le psychiatre François Lebigot. Mais l’image, fichée dans la boîte crânienne, se manifestera plus tard, revenant régulièrement comme une diapositive dont le temps n’estompe pas les couleurs. «

Cette image va s’installer dans l’appareil psychique comme un «corps étranger interne», pour reprendre le mot de Freud, explique le thérapeute ; comme un bloc qui ne se lie pas au reste – rêves, souvenirs – et ressurgit tel quel à la conscience, même quarante ans plus tard. » La victime a rencontré la mort. Celle que, comme le soleil, personne ne doit regarder en face.

« C’est l’illusion de l’immortalité qui nous permet de travailler, de faire l’amour, de prendre plaisir à être à la plage, poursuit Lebigot. Cet homme-là a perdu cette illusion, ce qui le distingue des autres êtres humains. Il sait désormais quelle néantisation la mort représente. Et c’est insupportable. »

(1)« Sans blessures apparentes », de Jean-Paul Mari (Robert Laffont, 2008).

Cécile Deffontaines

Télé Obs


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