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Ethiopie Les bourreaux dans le box

publié le 06/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Le «dictateur rouge», Mengistu Hailé Mariam, réfugié à l’étranger, n’est pas là. Mais les autres, ceux qui avaient sous ses ordres institué le règne de la torture et de l’assassinat, sont aujourd’hui confrontés à leurs victimes devant un tribunal d’Addis-Abeba. Procès moins exemplaire que ne le voudraient les maîtres du nouveau régime? Sans doute. Mais il permet de faire entendre enfin des témoignages accablants sur une terreur qui se prétendait «révolutionnaire» et sur laquelle le monde extérieur a préféré fermer les yeux. Jean-Paul Mari a assisté aux audiences


Il était une fois un dieu vivant, appelé le négus, le Roi des Rois, qui vivait dans un palais du bout du monde et régnait sur un empire… L’histoire de l’Ethiopie moderne commence comme un conte du soir pour enfants. Elle se finit au petit matin du 25 août 1975 dans l’horreur. Par la mort de l’empereur Hailé Sélassié, étouffé sous un vulgaire coussin imbibé d’éther.
Il était une fois la révolte des humbles, des opprimés, des fils d’esclaves… Là aussi la révolution marxiste-léniniste des soldats de Mengistu sonne comme l’espoir d’un peuple. Elle se traduit, entre 1974 et 1991, par la «terreur rouge» et une dictature sans égale en Afrique.
Il était une fois l’Abyssinie, lieu de tous les mythes, surnommé «le pays des treize mois de soleil», paradis «où coule le miel», peuplé d’«hommes au teint brûlé» qui aujourd’hui encore ne cessent d’invoquer l’or et la gloire du passé pour oublier que la pluie est froide sur les hauteurs d’Addis-Abeba, les terres basses trop sèches, la famine toujours menaçante et la pauvreté affreusement spectaculaire.
Que savons-nous de ce trou noir de l’Afrique? La date d’une bataille historique, en 1896 à Adoua, où les Ethiopiens ont vaincu les troupes italiennes? Quelques clichés romantiques d’un faste révolu? Ou surtout ces images fantomatiques d’enfants-vieillards du Wollo, un concert et un disque, «Pour l’Ethiopie», au hit-parade mondial de l’humanitaire… C’est tout. Et c’est bien peu.
On traverse la capitale au petit matin et la lumière grise dévoile la nudité d’une cité du tiers-monde. Addis a des allures de ville indienne quand la fumée blanche des braseros accroche les toits de tôle, l’accent du désert d’Arabie dès qu’un éclat de voix dans la rue révèle une sonorité sémite et un petit air d’Asie hors du temps quand l’écriture amharique dessine des fresques mystérieuses. Mais elle redevient l’Afrique quand les femmes noires passent, nonchalantes et cambrées, à l’ombre des grands flamboyants. D’emblée Addis est insaisissable. On la sent feutrée, silencieuse, secrète. Sûre de sa culture deux sinon trois fois millénaire, sûre de son héritage, divin d’abord – fille de l’Eglise copte orthodoxe, petite-fille du roi Salomon et de la reine de Saba -, impérial ensuite, de Ménélik à Hailé Sélassié. Ici on pense que l’étranger peut le rester. Que le monde, son histoire, sa culture et sa religion sont ici rassemblés. Que tout est déjà dit. Le reste: la guerre, la misère, la mort, n’est qu’incident, une virgule dans le grand livre d’Abyssinie.
Le dernier chapitre 1974-1991 est pourtant taché d’un flot de sang. Il coule tout au long des 300000 pages du dossier d’instruction du procès contre le régime de Mengistu Hailé Mariam, maître absolu de l’Ethiopie, révolutionnaire impur et dur, marxiste-léniniste de circonstance et vrai boucher de son peuple. 100000 à 200000 personnes balayées par la «terreur rouge», l’emprisonnement, la torture et l’assassinat considérés comme un objectif national. Un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants morts, toute une génération emportée par la famine, une aide alimentaire détournée, la guerre en Erythrée, et une frénésie de massacres. Un crime contre l’humanité. L’Ethiopie juge son passé? Oui, mais dans un silence mondial qui ressemble fort à de l’indifférence. Pourtant, le «Nuremberg africain» vaut bien le Rwanda ou la Bosnie. Même si le procès, ouvert en décembre 1994 et dix fois suspendu, ajourné, reporté, s’est longtemps enlisé dans la procédure avant d’en arriver à l’essentiel: l’audition des premiers témoins, le récit des victimes, le face-à-face avec leurs bourreaux.
Ils sont là. Sages et disciplinés comme une flopée de notables cravatés, en civil, la soixantaine respectable. Lui, au premier rang à gauche, s’appelle Fikresélassié Wegderes. Mince, ascétique, l’oeil attentif, un petit sourire qui flotte en permanence sur une absence de lèvres, il était capitaine et Premier ministre du Derg, le comité révolutionnaire qui dirigeait le pays sous Mengistu. Au centre, le major Fiseha Desta, ex-vice-président, grosse bague au doigt, belle allure d’homme d’affaires international dans son costume bleu électrique. A droite, un homme appuyé sur sa canne, l’air penché et la barbe neigeuse d’un vieux sage de village africain: le colonel Teka Tulu, ex-chef de la Sécurité, était surnommé «l’hyène»… Ils sont quarante-six dans le box des accusés. Avec à peu près autant d’avocats. La salle est petite, bondée et très surveillée. A l’entrée, les gardes portent des grenades à la ceinture et des soldats, kalachnikov au poing, marchent sur les toits des maisons alentour. De gros projecteurs éclairent l’amphithéâtre reconverti en tribunal de l’Histoire.
On lève la tête. Au plafond, une grosse plaque de bronze est toujours là, frappée de l’étoile rouge, faucille et marteau sur fond d’Ethiopie. C’était il y a cinq ans à peine. On peut encore lire un slogan, gravé sur le métal: «Nous dominerons non seulement les réactionnaires, mais la nature tout entière!» Les ombres de Ceausescu et de Pol Pot passent dans la salle surchauffée. On frissonne. Mengistu n’est pas là. Juste avant que les guérilleros du Tigré ne s’emparent de la capitale, il a fui vers le Zimbabwe de son ami le président Robert Mugabe. Depuis, il vit à Gun Hill, un faubourg chic de Harare, la capitale, brutalise ses gardes du corps, tempête contre les «usurpateurs» et dépense une fortune en téléphone pour essayer de convaincre le monde entier que «les ennemis du peuple ne comprennent qu’une chose: la force!». Personne ici n’a oublié le personnage en uniforme et casquette, silhouette cambrée montée sur talonnettes, poing levé et bouche menaçante.
Mengistu, absent, sera jugé par contumace, comme quelques dizaines d’autres responsables morts ou en fuite. Aujourd’hui on commence par juger les membres du Derg, accusés de génocide. Ensuite il faudra statuer sur le sort des ministres, des hauts responsables politiques, civils et militaires. Tous seront à nouveau face au tribunal pour répondre de crimes de guerre. Après, on examinera le cas des simples exécutants, hommes de main, bourreaux et tortionnaires. Parmi eux un militaire, Mamo Walde, ancien médaille d’or aux jeux Olympiques de Mexico. Qui juge-t-on? Les hommes ou le régime? La responsabilité individuelle ou collective? Réponse: les deux à la fois! Un procès lourd, difficile et effroyablement compliqué.
Il a fallu près de quatre années d’enquête pour boucler le dossier d’instruction, recueillir les témoignages aux quatre coins de l’Ethiopie, ouvrir toutes les archives, regrouper des montagnes de documents, les trier, les classer et les analyser. Comment préparer les dossiers? Et quelle loi appliquer? Avec quels moyens! Au début, la tâche paraît insurmontable: «Pour ce travail de titan, je disposais de… vingt-huit magistrats et de trois véhicules!», se rappelle Ghirma Wakjira, procureur général d’Addis-Abeba, aussi épuisé que tenace. La communauté internationale investit 5 millions de francs. On achète quelques dizaines d’ordinateurs. On fait venir de Paris Pierre Truche, premier magistrat, procureur du procès Barbie, et de Buenos Aires des spécialistes argentins qui fouillent les fosses communes. Les vingt-huit magistrats éthiopiens, à la fois enquêteurs, juges d’instruction et procureurs, écument les routes défoncées d’un pays grand comme deux fois la France. Le résultat: 2500 témoignages, un monumental dossier d’instruction et 4000 inculpés dont la moitié attendent dans les prisons du pays. Certains risquent la peine de mort.
Ce matin, à l’audience, le climat est de plus en plus lourd. Le «témoin no 1», Teshomé, vient de finir sa déposition. Elle est accablante. L’incident est inévitable. Les avocats attaquent: «Vous êtes un témoin hostile!» A la barre, l’homme se rebiffe: «Vous n’avez plus à me dicter vos ordres!» Le président écrase sa sonnette pour exiger le calme. Un des avocats désigne son client: «Etes-vous capable d’identifier cet homme?» Le témoin secoue sèchement la tête: «A vrai dire, je ne vois rien qui ressemble à un être humain dans ce box!» Le passé, sa haine et sa violence, est trop proche. L’enjeu trop important. Et Teshomé, lui-même ancien magistrat et ministre d’Etat de l’empire, est un témoin capital. A partir de ses déclarations on peut reconstituer un des actes fondateurs de la dictature Mengistu. Cela a commencé par un vote à main levée, un serment solennel lié par le sang, s’est poursuivi par la mise à mort du «père redouté», l’empereur, puis a rapidement gagné tout le pays, par cercles successifs, pour finir par écraser tout un peuple.
«J’ai été arrêté le 22 novembre 1974 à 11 heures du soir, raconte Teshomé, qui reçoit dans sa villa protégée par des grilles et des gardiens. Bizarrement, je n’étais pas inquiet.» Il ne sait pas encore. Certes, les militaires du Derg ont pris le pouvoir six mois plus tôt, mais la violence n’a pas encore envahi le pays. Les Ethiopiens n’ont rien fait pour empêcher la chute d’un négus vieillissant qui, à la veille du coup d’Etat, fête l’anniversaire d’un proche avec un gâteau importé d’Italie, pendant que la révolte des affamés gronde sous ses impériales fenêtres. Teshomé est jeté dans une cave humide et glaciale. Il y retrouve 182 autres détenus, la fine fleur du régime, parmi lesquels le Premier ministre, «homme de 62 ans, d’une immense culture, qui parlait mieux le français que l’amharique». Le lendemain, vers 18 heures, un militaire ordonne à un groupe de prisonniers de monter dans un camion qui les attend. «Ils nous appellent pour nous tuer…», note calmement le Premier ministre. Teshomé, incrédule, tente de le rassurer. D’ailleurs l’officier a promis qu’ils seraient de retour pour le dîner. Le Premier ministre sourit, secoue la tête et dit en français: «Cher Teshomé, en tant qu’ancien avocat, soucieux du droit, vous êtes victime de votre déformation professionnelle.» Et il monte, enchaîné, avec les autres dans le camion militaire.
La suite? On la voit dépeinte sur le mur d’une petite crypte interdite enfouie près de la grande église orthodoxe en plein centre d’Addis. Sur la fresque naïve, aux couleurs brûlées du pays, tout est dit: les prisonniers que l’on emmène enchaînés, les malades que l’on traîne sur le sol, un militaire qui commande le peloton d’exécution, la longue rafale, et les hommes que l’on jette dans la fosse commune. De chaque côté du mur, une série de portraits du Premier ministre, de ministres, de gouverneurs de province, du fils aîné d’Hailé Sélassié, du commandant de la garde impériale ou du président de la Croix-Rouge… Cinquante-neuf dignitaires assassinés, l’élite d’un empire décapitée.
Dans sa cave, Teshomé, miraculeusement épargné mais toujours incrédule, commence à s’inquiéter au petit matin: «Le Derg avait son bureau au-dessus de notre prison. Les fenêtres étaient ouvertes. On les entendait crier. Ils étaient ivres… Puis la BBC a annoncé l’exécution. Et le lendemain, c’est le journal officiel qui a donné la liste des personnalités assassinées.» Un autre témoin dira comment les hommes du Derg ont pris la décision: à main levée, sous la direction de Mengistu. Désormais les conjurés sont liés par un pacte sanglant.
Reste l’obsession de Mengistu, son cauchemar: Hailé Sélassié, le négus, dieu vivant, symbole de la continuité impériale. Lui, Mengistu, fils bâtard d’un soldat et d’une mondaine de la cour, ne supporte plus de vivre sous cette ombre portée à son pouvoir. Depuis des mois il lui rend visite dans sa minuscule chambre-prison aménagée au Jubilee Palace. Le nouvel homme fort n’ose pas élever la voix devant ce frêle monarque de 83 ans. Chaque fois la question est la même: «Où est le trésor secret de l’empire? Les 11 milliards de dollars? Dans quelle banque en Suisse? Le numéro de compte?» Inflexible et hautain, le monarque nie. Non content d’exister, il résiste! Et Mengistu ne le supporte pas.
Plus de vingt ans après, dans une villa de la périphérie de la capitale, un petit homme effacé pleure en silence. Aujourd’hui encore il se lève quand un ancien membre de l’entourage du négus entre dans la pièce. Eshetu était le serviteur de l’empereur. «C’était le 25 août 1975. Quand le militaire m’a ordonné de quitter ma chambre, j’ai su que quelque chose de mauvais allait arriver», raconte Eshetu. Le négus n’a plus de téléphone, plus de radio, mais son fidèle serviteur ne le quitte jamais. Il lui sert à dîner, dort à proximité et lui apporte son petit déjeuner, une tasse de café et un peu de porridge, à 8 heures précises. Quand le négus a été arrêté, Eshetu a vu arriver le colonel Daniel, militaire brutal: «Quel est votre but?, a demandé Hailé Sélassié.- Faire descendre ceux qui sont au sommet et faire monter ceux qui sont en bas!, a dit le révolutionnaire. Ce serait bien, a répondu l’empereur, mais vous ne serez pas capable de mener ce projet à bien.»
Changer de chambre? Eshetu s’affole et court prévenir l’empereur: «Il était déjà couché, il s’est levé, a mis son châle de prière, le chamma, et s’est dirigé vers la fenêtre face à l’église Sainte-Marie.» Le négus a compris. «Il s’est mis à prier, je voyais les larmes couler de ses yeux et je l’ai entendu dire: « Ô Ethiopie, n’avons-nous pas fait tout notre possible pour vous? » Puis il a tendu les mains comme pour s’en remettre à Dieu.» Le militaire entraîne Eshetu hors de la chambre. «J’étais enfermé à clé. Toute la nuit j’ai entendu des va-et-vient. Je tremblais d’angoisse.» Au matin, on lui demande d’aller servir le petit déjeuner. «En entrant dans la chambre, j’ai senti une puissante odeur d’éther. L’empereur était couché sur le dos, les yeux fermés, la couverture remontée jusqu’à la poitrine. Lui au teint d’habitude si pâle avait le visage violacé. Je me suis évanoui…» Quand il revient à lui, il voit passer un cercueil suivi par Mengistu. Le nouveau négus «rouge » ordonnera à un architecte de creuser plusieurs excavations dans son palais pour que personne ne sache où est enterré le monarque. Bien plus tard on retrouvera la dépouille de l’empereur enterrée à six pieds… au-dessous du bureau de Mengistu. Quant à Eshetu, serviteur fidèle et brisé, il devra rester au palais comme domestique au service des assassins du Derg.
Le gouvernement décimé, le négus étouffé, l’empire aboli… Tous les tabous sont tombés. Désormais les révolutionnaires peuvent s’entre-tuer. Mengistu fait d’abord éliminer ses concurrents, «capitulards» ou «révisionnistes». Parmi les partis de gauche, tous sont marxistes, tous veulent l’émancipation des paysans et la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais personne n’est d’accord sur la méthode. Il y a les hommes du Derg, les «gauchistes» du PRPE et ceux du Meison. En 1977, une campagne d’attentats est lancée contre la junte: c’est la «terreur blanche». Mengistu répond en décrétant la «terreur rouge». Addis-Abeba n’a pas oublié son discours en place publique, sa main droite qui s’abat trois fois vers le sol, faisant exploser trois bouteilles rouges comme du sang: «Mort à l’impérialisme!… au féodalisme!… au capitalisme bureaucratique!»
A 73 ans, Bermanu Meshesha vit toujours dans le quartier de Casanchis, magma de ruelles défoncées, de dépôts d’ordures et de maisons de tôle, en plein centre d’Addis. Bermanu avait quatre enfants et deux neveux qui dormaient sous son toit. Le plus vieux avait 18 ans, le plus jeune 12 ans. Les militaires sont venus les prendre un matin d’avril à 6 heures. «Ne vous inquiétez pas. On sait qu’ils n’ont rien fait, a dit l’officier. Simple interrogatoire. Ils reviendront.» Les gosses sont partis en pyjama. A midi, Bermanu est allé leur porter à manger au «kébélé», le comité de quartier. Ses enfants avaient déjà été transférés au 6e bureau de police. Bermanu est allé voir. «Nourriture interdite. Questions interdites. Partez!», a lâché un fonctionnaire. «Le soir, un de mes neveux a réussi à téléphoner. Il avait trois balles dans le corps. On l’avait laissé pour mort. Les autres…» Tous abattus d’une rafale dans un terrain vague. Bermanu veut récupérer les corps, trouve des caisses en bois, cercueils improvisés: «La morgue était pleine, partout des corps de gosses, des cris, le chaos. Les militaires ont bousculé mes cercueils et jeté à terre les corps de mes enfants.»
Eté 1976, 1977, 1978… Trois vagues de terreur rouge. Mengistu écrase d’abord le PRPE puis le Meison, puis ceux qui émettent la moindre critique. «La cible idéale était l’étudiant, de 12 à 20 ans, garçon ou fille… La fleur de la jeunesse éthiopienne, explique un universitaire. On a décapité une génération de l’intelligence.» C’est l’époque où chaque matin on expose 150 à 200 cadavres de jeunes sur les trottoirs d’Addis. Interdiction de poser la moindre question, de s’arrêter si on a reconnu un frère, un ami, un voisin. C’est le temps où les enfants étranglés avec une corde de nylon, le «noeud papillon de Mengistu», sont jetés dans les dépotoirs de la ville.
Dans les 293 «kébélés», comités de quartier transformés en prisons ou en écoles révolutionnaires, on oblige les plus jeunes à cracher et à chanter, poing levé, devant les tas de cadavres de leurs camarades d’école. Une loi abaisse à 8 ans l’âge pénal. C’est le temps où paraît un journal nommé «Terreur!» avec à la une une énorme flaque de sang stylisée, où la radio annonce les records d’exécutions, où l’on décore les meilleurs tueurs, où l’on fait payer le prix de la «balle gaspillée» aux familles qui parviennent à récupérer le corps de leur enfant. Les plus belles villas sont transformées en centres de torture. Ne parlez pas de «Bermuda» ou de «Ras-Kassa» à Abebe, petit fonctionnaire qui traîne sa vie en claudiquant. Il tremble encore en se rappelant la cellule de 25 mètres carrés où ils dormaient à 40: «Jamais sur le dos, toujours sur le côté. Pendant huit ans.» Et les tortures. Il y avait la «numéro 8», suspension par les poignets derrière le dos, épaules déchirées. La «numéro 10», barre sous les genoux, coups sur la plante des pieds. Et la «numéro 11», et les autres, fouet, ongles arrachés, sexes castrés, yeux crevés… Aujourd’hui, dans les locaux du Comité contre la Terreur rouge, il y a un bureau fermé à clé. A l’intérieur, on vous remet un gros paquet mal ficelé, des milliers de clichés d’identité des victimes. On reste là longtemps, avec ces photos plein les bras. Et ces visages de gosses, ces regards. Des milliers de regards. A l’époque, personne à l’extérieur n’ose ou ne veut parler. «Ras-Kassa», villa de l’horreur, est pourtant à 300 mètres à peine de l’ambassade de France. Quant au clergé… «Il n’y a pas eu ici de monseigneur Courage», résume un prêtre. Addis-Abeba est seule. L’Ethiopie est entrée dans la nuit.
Elle n’en sortira que dix-sept ans plus tard, après l’affreuse famine de 1984, une aide alimentaire détournée par Mengistu et interdite aux régions rebelles, la fin de l’appui de Moscou et l’hémorragie de la guerre en Erythrée et au Tigré. Aujourd’hui les rebelles tigréens du président Meles Zenawi sont au pouvoir. Partout on vous répète que le procès en cours doit faire justice des crimes passés, interdire l’oubli, donner une leçon de droits de l’homme aux générations futures. Le régime veut ainsi obtenir une reconnaissance internationale, montrer au monde qu’il peut réussir son «Nuremberg africain» avec son Code pénal, ses juges, ses tribunaux. En faire un «modèle éthiopien». La culpabilité est évidente. Les bureaucrates du Derg, conseillés par la Stasi est-allemande, ont accumulé les rapports d’exécutions, tenu la comptabilité des balles utilisées et réalisé des films vidéo sur la torture. «C’est incroyable! Aujourd’hui encore aucun des accusés ne montre la moindre trace d’un quelconque repentir!», dit, stupéfait, le procureur général.
Ainsi le procès serait joué? Non. Parce que les opposants au régime accusent ce dernier de vouloir se forger une légitimité pour faire oublier qu’il est l’émanation des rebelles du Tigré et pour faire main basse sur l’Ethiopie après avoir chassé les Amharas des postes clés de l’administration. Plus grave, disent-ils: le négus et Mengistu luttaient pour garder l’entité éthiopienne alors que le nouveau régime la démembre en donnant l’indépendance à l’Erythrée. La plus grande partie de la société a collaboré ou s’est tue face à la dictature. Dans le box des accusés, certains ont été à la fois bourreaux et victimes; dans les rangs des avocats de la défense, certains ont été mis en prison par ceux qu’ils défendent. Et quand un accusé, visiblement terrorisé, veut dire que ses gardiens lui ont intimé l’ordre de se taire au procès, qu’on l’a battu et enchaîné des jours entiers dans l’obscurité, le président écrase sa sonnette: «Silence! Avez-vous une question à poser au témoin?» A la sortie de l’audience, l’avocat, lui-même ancienne victime du Derg, en a les larmes aux yeux: «Je veux une justice. Enfin, une vraie justice. Pas ça!»
Qui juge qui? Et comment? L’examen de la longue nuit éthiopienne devrait durer au moins trois ans. Il pose déjà toutes les questions des futurs procès pour crimes contre l’humanité, en Bosnie, au Rwanda ou ailleurs. Il est encore temps de suivre celui d’Addis-Abeba pour en tirer les leçons. Et ne plus faire ce que le monde a fait pendant près de vingt ans: détourner le regard.

JEAN-PAUL MARI


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