Étrange Légion
Je vous écris d’un autre monde : le vôtre. Le même que celui où se trouvent les casernes de la Légion étrangère… J’y suis donc parti – quinze jours, deux ans, cinq minutes ou cinq heures, le temps légion étant sa propre référence – et j’en retiens des paysages furtifs, des véhicules, des rations dans le dos, un uniforme, un képi, une multitude de visages expulsés jusqu’ici des quatre coins du globe, et surtout, cette étrangeté mythique qui sous mes yeux s’est mise à fonctionner… Un séjour « sans haine ni passion » donc, pour voir, apprivoiser et être au cœur de stéréotypes qui m’encerclaient, et ainsi vérifier leur crédibilité tout en mettant à l’épreuve les jugements de ceux qui n’y furent pas.
Pendant que nous dormons sur le sol d’une montagne, un voisin me lance – « toi de France ? Moi j’espagnol ! Lui russkophone. Nous camarades. » Dans ma section : 3 français, 3 roumains, 2 estoniens, 2 russes, 1 biélorusse, 2 népalais, 1 mongole, 1 indien, 1 japonais, 1 tchèque, 2 ukrainiens, 1 colombien, 1 slovaque, 1 suédois, 1 uruguayen, 1 chinois, 1 moldave et 1 albanais. « Section » donc, au sens de l’échantillon scientifique, du fragment de genre humain et de ses crises du moment. Et tous ces gens ici rassemblés par un espoir commun, des règles et des valeurs collectives : comme une utopie républicaine à l’épreuve de la réalité…
La Légion, c’est dix armées, toutes désignées par un seul nom. Elle est un corps plus que des visages, qui ont tous déjà derrière eux, avant de s’engager, une guerre sans front ni arrière : leur vie. La Légion attire autant qu’elle pousse à s’y engager… Puis dissout l’individu dans le corps collectif. Être légionnaire, c’est être prêt à tout perdre pour tout gagner. C’est supporter une vie physiologique et émotionnelle dans sa densité maximum. C’est évoluer dans un système imparfait, mais avec lequel tout le monde est d’accord (peut-être est-ce d’ailleurs pour ça qu’il l’est !..). C’est aussi un certain savoir vivre, lié au savoir mourir.
« La Légion étrangère est faite pour arrêter les guerres » me disent les éléments de langage, « elle est là pour épargner des vies françaises » : le mécanisme est toujours valide, jamais enrayé, malgré les indignations sélectives de la société civile… La mère Légion n’exige rien d’autre de ces hommes que ce qu’ils lui donnent volontiers : la libre détermination de soi. Les souffrances qu’ils rencontrent là sont donc déjà inscrites en eux. Soldat non conventionnel et intemporel, le légionnaire est le roi de tout ce à quoi il a survécu, et tout ce que j’ai vu de lui m’a souligné combien je n’avais rien vu…
Toujours sur le sol du bivouac nocturne, la même voix me dit que je ne pourrai jamais tout raconter, qu’il faudrait pour cela m’engager à la Légion. Puis y mourir. Puis me rengager. Encore, et encore, et encore, et enfin, toutes guerres tues, raconter… Soit. C’est bien pour cela qu’il n’y a cette nuit qu’une tête sans béret vert : la mienne. 2014.
NOTE
Guillaume est à la recherche de mécènes pour financer son projet de livre, les institutions artistiques le considérant comme trop « journalistique » et les médias conventionnels n’y voyant qu’une vision « subjective » non vendeuse… Comme son précédent livre sur la Sibérie, Guillaume s’engage donc dans une réalisation « indépendante » au financement participatif… N’hésitez pas à le contacter via son site internet : www.guillaumechauvin.fr
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