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Être chrétien à Bagdad.

publié le 24/03/2015 | par Luc Mathieu

La progression de l’Etat islamique menace la communauté chrétienne d’Irak, l’une des plus importantes et des plus anciennes du Moyen-Orient, déjà divisée de moitié en dix ans.


L’affiche aux couleurs kitsch est accrochée à l’entrée de la salle des fêtes de l’église Saint-Georges, dans le centre de Bagdad. On y voit un cavalier en armure et au panache rouge qui plante sa lance dans la gueule d’un dragon vert et hargneux. Leith, un chrétien de 20 ans, étudiant en littérature anglaise, la regarde avec un sourire admiratif. Il lit la phrase écrite en haut de l’affiche : «Saint Georges, tu nous as donné le pouvoir d’écraser les scorpions, les serpents et tous nos ennemis.»

Leith observe toujours saint Georges quand il dit qu’il ne quittera pas l’Irak. Il affirme qu’il y restera jusqu’au bout, malgré les menaces, malgré les jihadistes de l’État islamique qui avancent, chassant les chrétiens des villes qu’ils conquièrent. «Il n’y a pas de raison. Nous, les chaldéens, avons bâti ce pays avant que les musulmans n’arrivent. Seuls ceux qui n’ont pas vraiment la foi s’en vont. Peut-être que je ne pourrai pas rester à Bagdad, peut-être que j’irai dans une autre ville, mais je ne m’exilerai pas.»

A ses côtés, son ami Salwan, 20 ans, aussi trapu que Leith est maigre et frêle, l’écoute en silence. Il hésite avant de reconnaître que, non, lui ne restera pas. «Je vis seul avec ma mère. Nous ne pouvons plus vivre ici, c’est trop dangereux. Nous avons fait nos valises et récupéré nos passeports. Nous allons en Turquie et après, peut-être, aux États-Unis où une partie de la famille vit déjà. Ma sœur et son mari vont partir avec nous.»

Les chrétiens d’Irak connaissent le dilemme de l’exil. Ils étaient plus d’un million avant l’invasion américaine de 2003, ils ne sont plus que 400 000. Mais même ceux-là, ceux qui étaient restés malgré la guerre civile de 2006-2007, les attentats et les attaques contre les églises, se posent aujourd’hui à nouveau la question du départ. «Chaque crise a provoqué un exode des chrétiens. Mais celle-ci est la plus terrible, c’est l’intégralité de l’Irak qui est en ébullition. Le pays menace d’exploser», s’inquiète Mgr Schlemon Warduni, évêque auxiliaire du patriarcat chaldéen de Bagdad.

Le prélat reçoit dans son bureau qui jouxte l’église Sainte-Marie. Sur les murs, près d’un écran de vidéosurveillance, des photos le montrent aux côtés du pape François et de son prédécesseur, Benoît XVI. Il y a aussi un cliché de Faraj Raho, l’ancien archevêque de Mossoul tué il y a six ans. «Il avait été enlevé par Al-Qaeda en Irak. Je leur avais proposé de le laisser partir et de me prendre en échange, ils m’ont répondu : « Ne vous inquiétez pas, on vous enlèvera aussi »», dit Mgr Warduni.

Sauvagerie. Il n’y a pas plus d’espoir de négociation avec l’Etat islamique, une émanation directe d’Al-Qaeda en Irak. Ses leaders et ses combattants se sont illustrés par une sauvagerie revendiquée, allant jusqu’à diffuser chaque jour ou presque vidéos et photos de leurs décapitations et exécutions. «On ne sait même pas qui ils sont. Il y a dans leurs rangs des Arabes, des Européens et même des Américains. Ils n’ont aucune conscience, aucune morale. Ils tuent en criant « Allah akbar » mais leur califat ne signifie rien, il ne fait que nuire à la religion musulmane», poursuit l’évêque.

Les chrétiens de Bagdad ont déjà subi des attaques de groupes radicaux. La plus grave remonte au 31 octobre 2010, la veille de la Toussaint, lorsqu’un commando de l’Etat islamique en Irak fait irruption dans l’église de Notre-Dame-du-Salut. La prise d’otages se soldera par la mort de 46 fidèles et de deux prêtres. Les chrétiens ont aussi été visés par les milices chiites qui ont régulièrement fait exploser leurs magasins d’alcool. Ils ont appris à se faire discret, à ne pas revendiquer leur foi, à ne pas porter de croix ostentatoire.

«Mais dès qu’il y a une crise, nous sommes quand même ciblés. Ce n’est pas grand-chose, juste des insultes, des accusations de lâcheté, mais c’est récurrent. Lors de l’affaire des caricatures de Mahomet ou après le discours de Ratisbonne de Benoît XVI sur l’islam, ma mère a été prise à partie plusieurs fois dans la rue», explique Leith.

Hôtel. Cette peur d’être subitement pris pour cible étreint aussi Ishoo, 52 ans. Professeur d’université à Bagdad, il refuse de donner son véritable nom et n’a accepté d’être interviewé que si l’entretien se déroulait dans un hôtel, et non chez lui. «Je préfère que mes voisins ne me voient pas avec un étranger», dit-il. Comme tant d’autres quartiers à Bagdad, le sien ne sera bientôt plus mixte. Les chrétiens sont peu à peu partis ces dernières années, leurs maisons rachetées par des chiites.

Plus encore qu’aux jihadistes de l’Etat islamique, qu’ils assimilent à des «étrangers barbares», le professeur d’université en veut à l’actuel Premier ministre, le chiite Nouri al-Maliki. «Il est obsédé par les baasistes [les anciens membres du parti de Saddam Hussein, ndlr]. Bien sûr qu’il y en a encore, mais le problème est qu’il en est venu à considérer que tous les sunnites, même les modérés, sont des baasistes. Cela n’a aucun sens. Tant qu’il sera au pouvoir, il n’y aura pas de réconciliation possible et l’Irak sombrera», explique-t-il.

Brigade. Comme à chaque crise, l’idée de la création d’une nouvelle province irakienne où se rassembleraient les chrétiens est évoquée. Comme à chaque fois, elle émane du député assyro-chaldéen Yonadam Kanna, qui souhaiterait établir cette zone autonome dans la province de Ninive. Et, comme toujours, les autorités chrétiennes s’y opposent. «Nous sommes dispersés dans tout l’Irak, chacun devrait avoir le droit d’habiter où il le souhaite. Et il ne faut surtout pas encourager une division du pays», affirme Mgr Warduni.

Dans la salle des fêtes de l’église Saint-Georges, Leith se dit lui aussi sceptique. «Il y a des Arabes et des Kurdes là-bas, ils n’accepteront pas que l’on crée une région indépendante», affirme-t-il. Selon lui, les chrétiens ont plutôt intérêt à se regrouper au Kurdistan, où les peshmergas (les combattants kurdes) peuvent les protéger. Il assure que quelques centaines de jeunes chrétiens ont déjà rejoint les rangs des forces kurdes dans la région d’Erbil. De 200 à 300 autres auraient créé une brigade de protection – «une milice si vous voulez», dit Leith -, à Qaraqosh, où les chrétiens affluent depuis l’offensive des jihadistes. A Bagdad, le professeur d’université soutient l’initiative. «C’est normal de prendre les armes pour se défendre. Si j’en avais une, je le ferais aussi.»

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