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Fantômes d’amour

publié le 20/05/2007 par Jean-Paul Mari

Recherchés par les talibans qui voulaient les détruire, cachés au coeur de Kaboul pendant la guerre, ces trésors vieux de vingt siècles sont à Paris.

arton473-170x85.jpgElle a un corps en or, la taille bien faite, des seins ronds et un nombril sensuel en creux. Autour des épaules, un drapé lui dessine deux petites ailes d’ange grec, belle comme une Aphrodite retrouvée de Tilia Tepe, au nord de l’Afghanistan. Un trésor ? Non, deux ! Celui de « la colline d’or », Tilia Tepe, habitée par les tombes de six princes et princesses issus de la conquête nomade. Et l’autre, celui de Begram, capitale éphémère d’Alexandre le Grand, riche de statuettes, de verres d’un bleu aérien et d’ivoires indiens vieux de deux mille ans. Les trésors des rois de Bactriane, quand l’Orient a rencontré l’Occident, la lumière de la Grèce antique et l’aura du bouddhisme, juste avant la conquête des nomades venus des steppes. Un mariage de force par les armes, un mariage d’amour par les arts. C’était un mythe, un fantôme d’amour, des trésors qu’on croyait perdus à jamais. Aujourd’hui, ils sont parmi nous et c’est un miracle. Ou plutôt une série de miracles !
Le premier, Tilia Tepe, a été mis à jour en 1978 par un archéologue russe avant de disparaître dans le trou noir de la guerre d’Afghanistan. Pendant vingt ans, l’or de la colline a laissé place à la quincaillerie de la guerre, le bruit des chenilles des chars russes et des canons lourds. A l’époque, les archéologues pensent le trésor volé, envoyé dans un musée de Moscou ou de Leningrad. Erreur. Mais Nadjibollah, le dernier dictateur du pays, communiste et afghan, a tout mis en lieu sûr dans les caves du palais présidentiel, au coeur de Kaboul. Capturé par les talibans, il sera torturé, achevé et pendu à un poteau de béton à quelques pas des locaux des Nations unies. En termes d’art notamment, les talibans sont des abrutis qui croient servir leur Dieu en détruisant la beauté céleste des statues du musée de Kaboul. Dans les sous-sols du bâtiment aujourd’hui, des fonctionnaires en guenilles entassent dans des sacs de toile des centaines de milliers de débris des statues brisées, une tête de Bouddha, le corps de pierre d’une danseuse, un regard de femme ou la courbe d’une hanche. Gholan Nabi, un des conservateurs afghans du musée, vieillard fragile mais intraitable, se rappelle l’intrusion des fanatiques islamistes à la recherche de l’or caché de Tilia Tepe :« Les talibans nous ont menacés et mis un fusil sur la nuque, ils nous ont battus à coups de crosse… On a cru qu’ils allaient nous tuer. »Personne n’a parlé, les talibans sont repartis, le trésor était sauvé.
Avec le semblant de paix revenu, l’équipe du musée Guimet a entrepris de convaincre les Afghans, contre la promesse d’une restauration des œuvres, d’accepter le transport et
l’exposition des trésors à Paris. Il a d’abord fallu quitter Kaboul, explorer le nord du pays, à Begram et à Bactres, remonter les routes des vallées encombrées de chars brûlés, passer le col glacial du Salang à 3 360 mètres d’altitude, autrefois terreur des Russes pris dans les embuscades des moudjahidine, puis filer vers Mazar-e Charif, capitale des Ouzbeks, marcher sur des sentiers étroits des champs de fouilles truffés de mines et négocier avec le chef de guerre local, archéologue amateur qui se servait des chapiteaux grecs comme marchepied… Une petite épopée comparée aux discussions à l’afghane, c’est-à-dire interminables, avec le cousin du roi, parfait francophone, et toute une panoplie de dignitaires méfiants accrochés à leur trésor national. Peu importe ! Le résultat est là, dans ces caisses transportées en grand secret et sous escorte, par Transall militaire français, de Kaboul à Douchanbe, jusqu’aux sous-sols du musée Guimet où les experts de la restauration, bouche bée, extraient les merveilles de leur emballage en papier de soie blanc :« Regarde celle-ci ! C’est superbe… En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu cela ! »Nous non plus. Begram d’abord, le regard de cette si fragile statuette en ivoire indien, les yeux qui vous fixent, comme tout étonnés de se retrouver à l’air libre, vivante, des yeux d’enfant qui renaît. Et cette cruche au corps de femme, à la bouche arrondie, surprise elle aussi par la lumière du jour. Et ces verres bleus ou plutôt ces fragments de verres, aux couleurs intactes, qu’il faudra démonter, nettoyer avec des gants, des Coton-Tige imbibés d’acétone, et recomposer avec une colle fine infiltrée par capillarité dans les cassures. C’est « Urgences » au musée des hommes en blanc, entre travail de réanimation et d’orfèvrerie pour 250 objets vieux de vingt siècles. Puis vient l’or de Tilia Tepe, issu des gisements d’Altaï en Sibérie. Un poignard, porte-bonheur du défunt, orné de svastikas indiennes, une broche, une boîte à encens, des boucles de souliers, – accueillies par un cri,« Somptueux ! »–, et la grande couronne de Tilia Tepe, en pièces détachées, des pierres de grenats d’Inde, des turquoises d’Iran, du lapis-lazuli d’Afghanistan… Oui, les talibans avaient bien raison de vouloir tout détruire : ces trésors mettent à bas toute leur obscure doctrine. Les chefs-d’oeuvre des rois de Bactriane ne parlent que du bonheur du mélange des civilisations, d’une philosophie de tolérance, de beauté humaine, d’art et de sensualité. Sacrilège !


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