Femmes en Afghanistan: le nouveau dictat des talibans
Le visage, la voix, le regard des femmes …la nouvelle législation précise toute une série de mesures médiévales et de sanctions. Extraits

Alors que les talibans au pouvoir à Kaboul viennent d’encore durcir les règles relatives au contrôle des femmes, il est particulièrement intéressant de se pencher sur le corpus de lois qu’ils ont rendu public en septembre dernier – un texte dont l’étude permet de mieux appréhender l’univers mental, à la fois ancré dans une vision moyenâgeuse de l’islam et imprégné de modernité technique, qui est celui du régime en place dans le pays depuis l’été 2021.
Le 23 août 2024, le « ministère de la Justice » de l’autoproclamé « Émirat islamique d’Afghanistan » a publié dans son Journal officiel un décret (firmān) intitulé « Loi en vue d’ordonner le bien et d’interdire le mal » (n° 1452). Il a été approuvé par le « très-haut, le commandeur des croyants », le mollah Haibatullah Akhundzada, né en 1961, chef des talibans au moins depuis 2021 et leur victoire contre la coalition internationale menée par les États-Unis.

Décret n° 1452.
Cette législation a suscité une émotion légitime dans la communauté internationale, car elle renforce la ségrégation subie par les femmes afghanes. Toutefois, une analyse plus détaillée permet d’élargir le champ de l’étude et d’envisager d’autres aspects, tout aussi essentiels.
Promotion de la vertu et prévention du vice
La préface (p. 5-15) justifie le décret en reprenant une formule classique : « La présente loi a pour but d’organiser les questions relatives à la promotion de la vertu et à la prévention du vice » (p. 6). Dans un deuxième temps, la source fait mention des dispositifs vestimentaires touchant les hommes et les femmes (pp. 26-29), point qui a suscité la réprobation internationale :
Réglementation attachée au ḥijāb des femmes :
1 Une femme est tenue de couvrir tout son corps.
2 Une femme doit se couvrir le visage afin d’éviter que se produisent certaines fitna [divisions dans la communauté ou troubles sociaux].
3 Les voix des femmes (dans une chanson, un hymne ou un récital à voix haute lors d’un rassemblement) sont également à recouvrir.
4 Les vêtements d’une femme ne doivent pas être fins, courts ou serrés.
5 Il est de la responsabilité des femmes de cacher leur corps et leur visage aux hommes qui ne sont pas leurs maḥram.
6 Il est obligatoire pour les femmes musulmanes et pieuses de se couvrir devant les femmes non croyantes ou dépravées, afin d’éviter toute fitna.
7 Il est interdit aux non-maḥram de regarder le corps ou le visage d’une femme. De même, les femmes n’ont pas le droit de regarder des hommes inconnus.
8 Si une femme adulte quitte la maison en raison d’un besoin urgent, elle a le devoir de dissimuler sa voix, son visage et son corps.
Et les hommes d’être contraints, eux aussi, à couvrir leur corps de la taille aux genoux, notamment dans le cadre de leur profession et aussi de leurs loisirs (p. 29).
Les agents exécutifs
La seconde partie désigne aux agents exécutifs de l’Émirat leurs principaux objets d’attention (pp. 32-72) :
• La presse et les organes d’information (pp. 32-34), lesquels ne doivent rien publier allant à l’encontre des « règles vertueuses » (ex. : le vice, la moquerie, les dessins animés).
• La vie économique (pp. 35-45). Tous les travailleurs doivent prier en commun aux heures légales, payer la zakāt (l’aumône), suivre le maḏhab h anafite dans leurs affaires, éviter l’usure, la duperie dans le commerce, etc.
• Le tourisme (pp. 46-48), chaque site devant avoir une mosquée.
• La circulation routière (pp. 49-51). La drogue, la contrebande et la musique sont interdites au volant, de même que les femmes ne peuvent voyager seules ni découvertes.
• Les bains publics (p. 52).
• Suit une longue liste d’infractions morales individuelles (pp. 53-72), dont : l’adultère, le lesbianisme (l’homosexualité masculine n’est pas explicitement nommée), la sodomie (même conjugale), la pédophilie, les jeux de hasard (pourtant très prisés dans certaines provinces afghanes), les combats d’animaux (même remarque), l’usage abusif d’appareils audio et vidéo, les retards à la prière, les refus de jeûne, les barbes trop courtes, les relations amicales avec des non-musulmans, les fêtes persanes, la désobéissance envers les parents, la sévérité envers les orphelins, la possession de croix ou de cravates.
Sont ici mélangés pêle-mêle des usages de bon comportement, des coutumes et des délits qui relèvent pourtant des mêmes agents publics, lesquels ne peuvent évidemment pas intervenir systématiquement sans le soutien du voisinage (et donc de la dénonciation – on ne parle pas de délation, car les dénonciations ne peuvent être anonymes). L’idéal est d’obéir à des coutumes qui soient à la fois locales et musulmanes, et plus encore non occidentales, car les talibans associent le culturel et le religieux.

Les sanctions
Enfin, la troisième partie s’attache aux sanctions elles-mêmes (pp. 73-79) et insiste sur la responsabilité des agents de l’État dans ce domaine. Aucun taʿzīr ne s’applique automatiquement, car il faut d’abord exhorter le pécheur, le menacer des sévérités de la loi avant de le punir par une amende, puis par la prison, et enfin par d’autres sanctions (sous-entendu : corporelles), si son crime le nécessite. On tiendra compte alors de la réputation (religieuse et morale) du prévenu et de son comportement devant l’autorité judiciaire, ce qui est une manière de dire, conformément au droit classique, que des accommodements (ḥiyal) sont toujours possibles.
En revanche, les peines corporelles ne sont pas évoquées, alors qu’elles auraient pu l’être si le décret prétendait restaurer la législation hanafite abbasside ou ottomane.
La source se termine par une quatrième partie (« Injonctions diverses », pp. 80-87), mais répétitive par rapport au contenu des trois autres).
La législation d’un pays fantasmé
Cet État singe de manière pathétique le califat médiéval – sans calife en titre – et pour cela exhume des fonctions anciennes qui ne peuvent être efficaces sans un appareil administratif moderne, lequel existe bel et bien dans le pays, mais dont la source ne parle pas. De même qu’il évacue la référence aux coutumes tribales, aux chiites du pays, au soufisme parfaitement accepté dans le pays (contrairement au hanbalisme), au pachtounwali, qui semblent ici inexistants.
L’Émirat devient un pays irréel, coupé de toute histoire, de toute géopolitique, même si son État a des prétentions de contrôle très modernes (la presse, l’économie, le tourisme, le comportement individuel, etc.). Le citoyen – qu’il soit homme ou femme – apparaît ici comme un être télétransporté au Xe siècle pour sa vie morale, et enraciné dans le XXIe siècle pour ce qui relève de l’obéissance à l’État.
Par Olivier HanneChercheur associé au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), Université de Poitiers