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Film : Arménie, le sang des montagnes

publié le 26/09/2024 par grands-reporters

L’Arménie, écrasée, humiliée, martyrisée, se retrouve seule face à l’Azerbaïdjan qui rêve de la détruire. Une Arménie en sursis?

L’Arménie est seule. Depuis toujours. En 1915, les Arméniens étaient seuls quand un million d’entre eux furent massacrés lors du génocide turc. Les survivants fuient et créent en 1920 la Première République d’Arménie. Mais cette indépendance est de courte durée. Les Turcs, imprégnés d’une haine éternelle contre les Arméniens, attaquent la jeune république, et l’Armée rouge envahit le pays. L’Arménie chrétienne est seule, face à l’ogre Staline, maître dans l’art de diviser pour régner, qui rattache le Haut-Karabagh, « le jardin noir », à l’Azerbaïdjan musulman, et sème ainsi les germes d’un conflit qui durera un siècle.

Lorsque l’Union soviétique s’effondre, les Arméniens du Haut-Karabagh, qui n’ont jamais accepté l’occupation azérie, proclament leur indépendance en 1991. Commence alors une guerre à grande échelle entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Après trois ans de destructions massives et des milliers de morts, les Arméniens contrôlent la majeure partie du territoire et quelques régions azéries. Une victoire qui leur donne un sentiment de puissance. Erreur. Certes, ils ont gagné, mais aucun accord n’est signé. « Ni guerre, ni paix. »

La deuxième guerre du Haut-Karabagh éclate en 2020. Les conditions ont changé. À Bakou, le pétrole coule à flots et les Azéris n’ont cessé de se réarmer. Les Américains sont loin, mais restent une « source d’énergie fiable » pour le dictateur Aliev. Les Turcs, eux, apportent leur soutien et fournissent à leur allié turcophone une armée de drones. Quant à l’Europe d’Ursula von der Leyen, elle fait les yeux doux au pétrole : « Nous avons décidé de tourner le dos aux énergies fossiles russes et de nous tourner vers nos partenaires énergétiques fiables. » Reste la Russie de Poutine, qui assure la médiation d’un nouvel accord de cessez-le-feu et envoie ses troupes surveiller la ligne de front. L’Arménie se croit protégée par Moscou contre une nouvelle agression, mais en réalité, elle est seule.

La démonstration en est faite avec l’offensive militaire de grande envergure de septembre 2023. L’armée azérie est plus forte que jamais. Israël fournit des armes de pointe, notamment des drones et des équipements de renseignement à Bakou, en échange d’une plateforme d’opérations contre l’Iran. Les Turcs sont bien sûr là, rêvant, avec leur allié, l’autoritaire Aliev, d’annihiler la présence arménienne : « Il ne doit plus rester d’Arméniens dans le Caucase », proclame le président azéri Ilham Aliev, tandis que le nouveau sultan turc, Recep Erdogan, surenchérit : « Il est temps d’en finir avec le reste de l’épée », ce qui peut être interprété comme : « Il est temps d’en finir avec les rescapés du génocide. » Face à un pays riche, une armée suréquipée, des drones turcs et israéliens, des mercenaires djihadistes syriens, une Europe et un monde silencieux, l’Arménie est seule, encore une fois, et elle ne fait pas le poids. Des milliers de morts, des combats sans prisonniers, des villages rasés et toute une population de 140 000 civils qui prend le chemin de l’exil vers Erevan, abandonnant maisons, églises, cimetières, vie et mémoire.

 

Et la Russie, « médiatrice et protectrice » ? Elle n’a pas bougé. Celle qui se disait liée à l’Arménie, mais qui agit comme une amie de l’Azerbaïdjan, a laissé la tuerie se perpétuer sous ses yeux pour intervenir in extremis. Plus que jamais présente dans la région, la Russie de Poutine est la grande gagnante du conflit. Et l’Arménie est plus seule que jamais. Le président azéri Ilham Aliev peut exulter : « J’avais dit que nous chasserions les Arméniens de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait. »

 

Parce que l’histoire ne s’arrête pas là. « Le reste de l’épée… », annonçait Erdogan. Et Aliev a bien la même intention. Déjà, Bakou lorgne un couloir qui la relierait à l’Iran, une route stratégique et véritable cordon ombilical. Il va même beaucoup plus loin en parlant d’un « Azerbaïdjan occidental » : « Aujourd’hui, l’Arménie est notre territoire… Le temps du retour en Azerbaïdjan occidental est venu » (sous-entendu : l’Arménie). Maintenant que le conflit du Karabagh est résolu, cette question est à l’ordre du jour. » L’objectif final serait donc Erevan et toute l’Arménie, histoire de réaliser le vieux rêve panturc de relier la Méditerranée à la mer Caspienne.

Oui, l’histoire est complexe et mérite bien le titre du documentaire de Frédéric Tonolli : « Le Sang des montagnes ». Elle est racontée avec le talent et la rigueur d’un journaliste, mais lors de la projection, on pouvait ressentir toute l’émotion du réalisateur d’origine arménienne face à cette tragédie historique. Et sa révolte face à l’injustice, à la violence des Turcs et des Azéris, à la complicité d’Israël, au silence de l’Europe et au cynisme russe, face au dénuement d’un peuple laissé à la merci d’un environnement haineux qui ne rêve que de nettoyage ethnique. Face à un pipeline d’or noir, trois millions de chrétiens ne pèsent pas lourd. L’Arménie est plus seule que jamais.

VOIR

Arménie, le sang des montagnes, Frédéric Tonolli, 53 mn, Arte. Hikari productions.