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Gaza « C’est ici qu’on meurt »

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Dans le camp de réfugiés de Boureij, Jean-Paul Mari a retrouvé la famille de Mohammed al-Durra, l’enfant de 12 ans tué par les soldats israéliens dans les bras de son père. Reconstitué les faits. Et vu les jeunes manifestants hurler leur révolte face aux balles.


Netzarim est un carrefour de la mort où l’on tire sur des hommes, des adolescents et des enfants, un endroit nu où l’on ajuste tout ce qui bouge, passe et apparaît dans le champ de tir. Le carrefour de Netzarim était déjà une aberration géographique qui coupe la bande de Gaza en deux, en son centre, et oblige tout Palestinien qui veut traverser le territoire à passer devant un poste de contrôle militaire israélien. Une aberration économique, où quelques familles de colons, protégées par une base militaire, exploitent de vastes vergers au milieu d’un million de Palestiniens de Gaza qui étouffent sur une bande de terre sans eau de 40 kilomètres de long. Pour Gaza, sous Autorité palestinienne, Netzarim reste le symbole de l’occupation israélienne, des colonies inamovibles et d’un processus de paix qui piétine. Et c’est ici, aujourd’hui, qu’on meurt.
Ce n’est pas même pas un combat. Plutôt quelque chose qui ressemble à un ball-trap humain, où les manifestants seraient des disques d’argile qui se lancent eux-mêmes sur 50 mètres, à découvert, pendant que des tireurs invisibles cherchent à les arrêter d’une balle en plein vol. Voilà un groupe d’adolescents qui se rue et la foule de plusieurs milliers de manifestants retient son souffle. Atteindre le hangar, au carrefour, est une victoire ; renoncer ou se faire toucher, un échec. A 600 mètres de là, masqués par les vergers, il y a des blindés, des mitrailleuses, des barbelés et des miradors d’où des soldats israéliens guettent, l’oeil collé à leur lunette de précision.
Les premiers manifestants sont passés en trombe et la foule exulte ; le dernier est plus lent et on l’encourage. Il approche enfin du hangar, ralentit et lève les bras, déjà vainqueur. Juste avant qu’une forte détonation, venue d’une tour militaire, l’envoie bouler sur l’asphalte, la jambe broyée par une balle de mitrailleuse. Pour la vingtième fois de la journée, une ambulance palestinienne s’avance malgré le feu, jette un brancard et emporte le blessé. A côté de moi, un adolescent éclate en sanglots : « A quoi sert tout ça ? A rien. Ce sont toujours les nôtres qui meurent. Des armes ! Donnez-nous des armes… » Il est à peine 14 heures, ce vendredi, jour de prière et de colère, et l’après-midi ne fait que commencer.
On essaie de comprendre. L’objectif des manifestants n’est pas la base militaire de la colonie, inaccessible, mais ce fort israélien, planté au bord du carrefour, un amas compact de sacs de sable, de dalles de béton armé, surmonté de tours fortifiées et percé d’étroites meurtrières pour ajuster le tir. Depuis plusieurs mois la position a été renforcée en vue d’une éventuelle proclamation de l’Etat palestinien. Tsahal n’a pas lésiné sur les moyens, un drone, petit avion sans pilote muni de caméras, tourne jour et nuit au-dessus de la colonie et dans le ciel de Gaza. Ses images sont envoyées dans une salle de l’état-major des territoires occupés qui suit ainsi en permanence en vidéo l’évolution de la situation. Pour mieux surveiller les abords de Netzarim, l’armée dispose aussi de radars, de caméras infrarouges et de micros ultrasensibles. Et chaque mirador ou poste de tir a été conçu pour tout voir sans laisser d’angle mort. D’ailleurs, deux immeubles palestiniens de quatre étages et un grand hangar, proches du fort, qui servaient d’abri et de base d’attaque aux manifestants, seront attaqués d’abord par des hélicoptères armés de roquettes avant d’être soufflés en pleine nuit à l’explosif.
A l’intérieur du fort et de la colonie de Netzarim, tous les soldats présents depuis trois mois viennent du Liban, rapatriés du front après le retrait de Tsahal en mai dernier. Ils appartiennent aux Golani, une unité d’élite autrefois utilisée pour mater l’Intifada à Gaza, où les rues n’ont rien oublié. Ce sont ces vétérans d’une longue guerre qui tiennent la masse impressionnante du fortin, aux parois noircies par le feu des cocktails Molotov mais intact, position de guerre conçue pour résister aux tanks et à l’artillerie. Que venaient faire ici, dans cet enfer, il y a moins d’une semaine, un homme de 36 ans, Jamal al-Durra, et son gamin de 12 ans à peine, Mohammed ?
Ce matin-là, Jamal était plutôt content. Il avait pu dormir jusqu’à 7 heures du matin. D’habitude, l’ouvrier peintre se lève à 3h30, quitte la maison endormie du camp de Boureij et prend un taxi collectif jusqu’à Erez, poste frontière avec Israël. Jamal se soumet aux contrôles, passe sa carte magnétique dans une borne d’identification puis marche 3 kilomètres dans un long tunnel grillagé réservé aux travailleurs palestiniens. Son frère, Iyad, 22 ans, n’a pas droit à cette carte : Israël n’accepte pas les célibataires. Nael, 25 ans, l’autre frère, ancien étudiant à Jérusalem, fait partie, lui, des « interdits » de travail en Israël. De l’autre côté, il faut prendre encore un taxi et encore un bus pour rejoindre son employeur et son lieu de travail. Il faut compter deux, trois, parfois quatre heures de trajet – un quart du salaire – quand les contrôles sont tatillons et la situation tendue. Interdiction de dormir en Israël. Jamal rentre le soir, vers 20h30, embrasse ses sept enfants, sa femme Amal, et court se coucher. Six jours par semaine. Depuis vingt ans. De quoi nourrir sa famille, ses parents et payer les études de ses soeurs, en tout quinze personnes à charge.
Ce samedi-là, il rêve de s’acheter une vieille voiture et veut se rendre au marché des occasions, après Netzarim, près de Gaza. Mohammed est debout lui aussi. Et comme d’habitude il insiste : « Emmène-moi avec toi ! » Jamal ne peut rien lui refuser. A 12 ans, Mohammed est le fils préféré de la famille, un gosse curieux et doux, plus mûr que son âge, qui a adopté un chat nommé Abricot et voue une passion aux oiseaux qu’il élève dans une grande cage suspendue à l’entrée de la maison. Hier, la femme de Jamal lui a dit que Mohammed lui avait posé d’étranges questions : « Si je vais au carrefour de Netzarim, est-ce que je serais un martyr, moi aussi ? Maman, qu’est-ce que c’est le paradis ? » Et ce matin Jamal tremble à l’idée que son fils pourrait s’approcher de la manifestation ; il préfère le garder avec lui : « Allez… Viens ! » Au même moment, à une demi-heure de là, au centre de Gaza, un caméraman de France 2 quitte son domicile pour aller couvrir la journée de manifestation à Netzarim. Talal Abu-Rama a treize ans de métier et d’affrontements derrière lui, il sait reconnaître l’origine d’un tir, sa direction, le calibre employé et connaît parfaitement le scénario de ce genre de manifestations. D’abord, après le calme du matin, quelques pierres vers la fin de matinée, puis les premières balles « caoutchoutées » – en réalité de lourdes billes en acier recouvertes d’une fine pellicule de plastique, comme celle qui lui a brisé la main quelques mois auparavant. Tirées avec précision dans l’oeil, le thorax ou en plein front, elles aveuglent ou tuent. Puis viennent les jets de cocktails Molotov et la riposte des tirs à balles réelles – c’est nouveau – des mitrailleuses C500 au coup par coup, des fusils à lunette et des M16, des armes de guerre. Posté sur une petite butte au carrefour, Talal a déjà recensé 45 blessés. L’heure avance, il est midi et Talal se prépare à décrocher pour transmettre ses cassettes vers le bureau de Jérusalem. De retour du marché des occasions, Jamal, lui, n’a pas trouvé la voiture qu’il cherchait. A l’approche du carrefour de Netzarim, le taxi collectif refuse d’aller plus loin. Pour rejoindre sa maison du camp de Boureij, il faut passer à pied. Jamal prend Mohammed par la main et s’avance prudemment le long d’un mur de parpaing, à 50 mètres en diagonale du fortin israélien. Il suffirait de passer le coin de la rue déserte… à 20 mètres de là. Soudain, une fusillade nourrie éclate.
De l’autre côté de la rue, Talal prend sa caméra sur l’épaule et s’approche. Pendant deux à trois minutes, des coups de feu partent, face au fortin, d’une rue perpendiculaire, là où se trouve habituellement un poste palestinien. Apparemment, ce ne sont pas des policiers de Gaza qui tirent à la kalachnikov mais des « Tanzim », des paramilitaires armés de la branche politico-militaire du Fatah. La riposte, venue du fortin, inonde le carrefour d’une grêle de balles. Talal voit deux civils tomber sur l’asphalte. Il décide de s’avancer vers le trottoir, est pris sous une rafale et s’aplatit derrière un minibus Volkswagen providentiel. Il va rester là, cloué au sol, pendant une heure et quart : « Ce n’était pas des tirs. Mais une pluie d’impacts, une grêle qui s’abattait sur tout le périmètre. Les balles de gros calibre sifflaient. L’asphalte sautait tout autour de nous. Le bruit était infernal. » Un autre reporter abandonne son pied de caméra, se jette à couvert. Une ambulance veut s’avancer au carrefour. Elle doit battre en retraite. Talal croit entendre un cri d’enfant. Il voit, en face de lui, à 20 mètres, sur le trottoir opposé, Jamal et son fils Mohammed accroupis derrière un fût en ciment dur, sorte de baril creux qui recouvre une prise d’eau. « Le gosse a pris une balle dans la jambe. Le père le tirait vers lui, le serrait contre son dos pour essayer de le protéger de son corps », se rappelle Talal. Mohammed, terrifié, supplie son père : « Pour l’amour de Dieu, protège-moi, papa ! » Talal zoome sur Jamal qui fait des signes de la main pour appeler une ambulance, réclamer de l’aide. Mais les tirs continuent, au ras du baril, au-dessus, tout autour. On comptera quinze impacts, groupés, serrés en rond sur cette partie du mur. Et un autre, sur la paroi du fût qui regarde le fortin. Aucun de l’autre côté. Jamal prend son téléphone portable, appelle un ami à Gaza, demande une ambulance. Il crie en hébreu : « Mon fils est en train de mourir. Arrêtez de tirer ! » Mais une pluie de balles s’abat à nouveau. « Jamal me regardait, comme s’il voulait que je l’aide, dit Talal le caméraman, mais personne ne pouvait s’avancer. J’ai essayé ! Folie ! Même un chat n’aurait pas pu traverser la rue pendant plus d’une heure ! » Une ambulance essaie pourtant ; elle arrive au carrefour, sirènes hurlantes mais les tirs ne s’arrêtent pas. Dans le véhicule, l’infirmier Abou Nadji voit son chauffeur Bassam el-Bilbaissi s’effondrer sur le volant, tué d’une balle venue du fort. Talal ne peut rien faire sinon filmer cette mort qui s’annonce : « J’ai entendu une déflagration, suivie d’une grêle de balles. Puis un nuage de poussière a envahi le coin. Quand il est retombé, j’ai vu le gosse allongé, mort, et son père, assis, inconscient, dont le corps blessé se balançait étrangement. » Il faudra longtemps avant qu’une ambulance puisse enfin venir les chercher. « On les a visés, directement, pendant au moins trente-cinq minutes. Ils sont restés quarante-cinq minutes en tout, parfaitement visibles, serrés l’un contre l’autre, derrière ce baril. Et moi, trois quarts d’heure de plus coincé derrière mon minibus ! »
Il suffit, au petit matin, quand tout est encore calme, d’aller au carrefour de Netzarim, s’asseoir derrière le baril de ciment blanc, à l’endroit où Jamal et son fils se tenaient, pour s’apercevoir que les tirs, en diagonale, au ras du fût, ne pouvaient provenir que de la partie droite du fortin ou d’une tour qui surplombe le carrefour. « Ils ont voulu nettoyer la zone, ne plus laisser personne vivant dans leur angle de tir », affirme Talal. Comme si les soldats, une fois attaqués, avaient pris l’option de transformer le carrefour en dead zone. A l’hôpital Shiffa de Gaza, les chirurgiens sont choqués, épuisés de recevoir chaque jour des dizaines de blessés graves. A l’entrée des urgences, on patauge dans le sang. Il y a cette série d’adolescents, un pansement sur l’oeil perdu, touché d’une balle « caoutchoutée » si dure qu’il faut parfois aller la retirer dans le cerveau. Et ces deux hommes, en mort cérébrale, blessés d’une balle en pleine tête. Et tous les autres, le plus souvent touchés à balle réelle par les snipers qui visent le thorax et la tête. Le docteur al-Haddad se souvient d’avoir reçu deux cas identiques en une semaine. Quand les neurochirurgiens ont voulu opérer, ils se sont aperçus que les victimes étaient mortes sur le coup, la boîte crânienne vide, soufflée par l’impact d’une arme lourde. Pour Mohammed, le chirurgien n’a pu que constater sa blessure à la jambe droite et sa mort causée par la balle qui lui a ouvert le ventre. Jamal, le père, avait le bras droit fracturé, la jambe droite broyée et l’os du bassin emporté sur 10 centimètres de large : « Trois impacts de balles de M16 à haute vélocité. Elles font de gros dégâts. On a sauvé la jambe et sa vie. Mais il restera invalide. » Tsahal a accusé les policiers palestiniens, parlé d’échange de coups de feu, puis de balles perdues avant de reconnaître que les tirs qui avaient tué Mohammed étaient « probablement » venus du côté israélien. Jamal, lui, ne peut que répéter qu’il n’essayait pas de manifester mais seulement de rentrer chez lui : « Mon fils préféré, mort dans mes bras, sans que je puisse le sauver… Jamais je ne pourrai oublier. »
Au camp de Boureij, Amal, la mère, a longtemps refusé de croire à la mort de Mohammed. Même après avoir vu le reportage à la télévision : « J’ai vu ces images plusieurs fois mais je n’ai pas reconnu mon mari et mon fils à cause de cette peur qui leur déformait le visage. J’avais seulement un sentiment de pitié envers ces gens, pris sous les balles, ces gens… que je ne connaissais pas. » C’est la grand-mère, Fatma, qui a compris la première. Le visage emmailloté dans ses rides et son châle noir, elle se rappelle ses étranges appels téléphoniques, de gens qui lui demandaient :
– « Je suis bien à la maison du « shahid », du martyr ?
– Quel martyr ?
– Pardon… C’est sans doute une erreur. » Et on raccrochait.
Au quatrième appel, la grand-mère a reconnu la voix du voisin et elle est allée chez lui. En revenant, elle pleurait. Depuis, elle répète que cela a toujours été ainsi depuis ce jour de 1948 quand ils sont partis vers le sud, à dos de chameau, chassés de leur village de Wadi Honine, devenu Nes Tsiyona, près de Ramla. Vingt-cinq personnes, toute une tribu, qui ont marché vers Al-Kbeba, puis Ashdod et Al-Majal, devenu Ashkelon, avant d’arriver à Boureij avec quelques enfants morts d’épuisement en route et une tante, Torfa, tuée par un bombardement. Elle avait 10 ans à peine et se souvient « des tentes, de la saleté horrible et du temps où la vie était pauvre, triste, affreuse. Du temps où on allait arracher du blé à la main pour le concasser avec des pierres ». Dehors, les gens du quartier ont commencé aussitôt à aligner des chaises dans la rue et à étendre des tissus blancs pour dresser la tente funéraire. Très vite, on a imprimé au pochoir le visage de Mohammed sur les murs de Boureij, les parents des autres « martyrs » sont venues réconforter la famille, et tout ce qui compte d’associations et de ministères a envoyé des dizaines de couronnes de roses qui fanent à la porte de la maison. Avec le temps, Gaza a appris la culture du deuil. Ici, la mort d’un enfant bouleverse aussi tout un quartier, qu’il ait été lanceur de cocktail Molotov ou gamin sage fauché en plein jeu. Un fils, un frère, un père… les morts des derniers jours s’ajoutent à ceux, plus anciens, de l’Intifada, ils s’accumulent, forment des strates épaisses, véritable dépôt géologique de tristesse, de ressentiment, de frustration et de colère. Ici, au premier affrontement, tous les jeunes du camp se ruent vers leurs pierres. Et personne n’ose les en empêcher.
Au carrefour de Netzarim, la foule des manifestants soudain s’est crispée, silencieuse. Un enfant de 9 ans tout au plus s’est lancé sur la route à découvert. Il est haut comme trois pommes et porte un tee-shirt jaune vif. Impossible de ne pas voir qu’il s’agit d’un gamin. Une rafale sur l’asphalte le jette pourtant derrière un tas de sable à peine plus haut que lui. Les balles sifflent, précises, ajustées, autour de son refuge. On l’entend pleurer de loin et appeler à l’aide. Personne ne peut s’avancer. Les ambulances tentent de faire écran, des manifestants cherchent à s’avancer mais, à chaque fois, une rafale sèche oblige tout le monde à rester à l’abri des maisons en amont. Alors la foule lui conseille de rester à plat ventre, sans bouger, jusqu’à ce qu’une accalmie permette d’aller le chercher. Il faudra attendre près d’une heure encore avant qu’un Palestinien ne réussisse à le tirer d’affaire. Maintenant, le vent poussiéreux du khamsin obscurcit le paysage et les balles traçantes zèbrent le ciel de Netzarim. Gaza compte ses morts : six aujourd’hui. Et des dizaines de blessés. Depuis le début de la crise, c’est l’endroit et le jour le plus sanglants. Soudain, on voit arriver un groupe étrange de jeunes qui portent avec difficulté un immense tableau de trois mètres sur quatre et le déposent contre un mur, face au carrefour. Sur la toile, à grands coups de pinceau colorés, sont dessinés un homme et son fils serré contre lui, réfugiés derrière un baril de ciment blanc criblé d’éclats. Et en bas l’artiste a écrit en lettres noires : « Vengeance ! Ce qui est pris par la force sera repris par la force ! » Gaza n’est pas près d’oublier.

JEAN-PAUL MARI


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