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Gaza – Le dernier baroud des colons

publié le 09/03/2009 | par Olivier Weber

L’évacuation des colonies de la bande de Gaza, qui doit commencer le 15 août, se heurte à une vive résistance.

Elle n’a pas un regard pour ce qui se passe dehors et effleure de ses mains fines la pâte des gâteaux, l’une des douceurs de la fête religieuse qui se prépare. Mais elle parle, elle parle beaucoup. Un flot tumultueux de paroles. Dans sa grande maison de la région Goush Katif, entourée de ses onze enfants, dont deux revenus de leur service militaire pour les festivités, Rina Akerman évoque sa « mission », celle de presque tous les colons israéliens de Gaza : rester à tout prix. Silhouette frêle, voix de stentor, Rina Akerman est intarissable. Pour les voisins qui font leur valise, elle n’éprouve que du mépris. « Ils sont une poignée. Tous les autres sont solidaires. Il faudra beaucoup de forces pour nous déloger… »

Voilà seize ans que Rina vit dans le bloc de colonies juives, à Nevé Dekalim, après avoir quitté le 19e arrondissement parisien. « Au début, il n’y avait rien, rien que du sable. Nous, on a tout construit. Et vous voudriez qu’on déguerpisse ? » A côté de Rina, il y a des enfants qui piaillent, des jouets qui s’invitent dans la cuisine et une cible de stand de tir, avec des trous au coeur. « Que voulez-vous, mes fils s’entraînent, on ne sait jamais… » De temps à autre, elle relève le nez de ses gâteaux et montre les autres maisons entourées de petits jardins. « Là-bas, c’est le toboggan. Une roquette est tombée dessus. Plus loin, une maison a eu son toit défoncé. Six mille roquettes se sont abattues ici en quatre ans. Il n’y a eu que 2 morts. Si on reste, c’est que l’on croit aux miracles. » Le mari de Rina est psychologue dans une autre colonie, à Kyriat Arba, près d’Hébron, en Cisjordanie, et revient tous les soirs dans le « bloc » par une route réservée aux colons. A l’entendre, vivre dans les colonies causerait de sérieux troubles psychiques. Pour mieux écouter ses patients, il se rend une fois par semaine dans une yeshiva, une école religieuse.

Comme Rina Akerman et son époux, 8 000 colons dans 21 implantations sont concernés par le retrait de Gaza, qui doit commencer le 15 août. A l’approche de la date couperet, la tension monte. Mais les colons continuent d’arroser leurs jardins, d’ériger des murs. Nul camion de déménagement à l’horizon… Pour la plupart d’entre eux, Sharon est un traître. La presse israélienne ? Même jugement à l’emporte-pièce : « Des gauchistes. » Quant aux Palestiniens, ils sont tous qualifiés de « terroristes ». « Les Arabes ont assez de capitales. Leur ville sainte, c’est La Mecque, pas Jérusalem ! lance Rina. Cette terre de Gaza nous appartient, car ici ont vécu nos ancêtres. »

Le Goush Katif, c’est une enclave dans l’enclave. Une oasis parsemée de maisons modernes et entourée de barbelés, dûment protégée par les soldats de Tsahal et des miliciens qui ne se gênent pas pour exhiber leurs fusils d’assaut Galil. Sur la plage, on croise des surfeurs et des babas décoiffés par le vent du large, des adeptes du quad et des promenades à cheval. Pour un peu, on se croirait plongé dans la Californie des années 70. Mais une Californie minuscule, presque caricaturale. Et ces baigneurs à cheveux longs et catogan figurent parmi les irréductibles de l’extrême droite israélienne. Une avant-garde des colons qui entend empêcher l’abandon du Goush Katif et défendre tout Israël. « Si on s’en va, dit l’un d’eux, ce sera pire qu’avant. Les Arabes se mettront à bombarder les villes du pays. »

Le terrible souvenir de Yamit.
A Shirat Hayam, des colons de Cisjordanie sont venus prêter main-forte aux « frères ». Shirat Hayam est une autre colonie, les pieds dans l’eau, langue de sable bercée par les vagues. Des ruines témoignent de la violence des combats pendant la guerre des Six-Jours, en 1967. A 30 mètres en direction des terres, des grillages gardés par l’armée israélienne séparent les colons des familles palestiniennes, qui vivent au-delà des dunes. De temps à autre surgissent quelques bâches en plastique au milieu de maisons détruites : des colons se sont installés là et rénovent comme si de rien n’était. A côté, face à la mer, des mobile- homes luxueux, loués pour une bouchée de pain au conseil municipal de Nevé Dekalim. Nombre de colons travaillent en Israël et reviennent le soir dormir dans ces préfabriqués climatisés, comme des pionniers à mi-temps.

La peau burinée par le soleil d’été, les pieds engoncés dans d’épaisses chaussures malgré la chaleur, Mikhaïl Picart fait la tournée des popotes. Inspecteur de l’Education nationale dans la ville de Bersheva, installé en Israël depuis son départ de France en 1973, à l’âge de 17 ans, il connaît chaque maisonnée de Shirat Hayam et distribue courriers, tracts, invitations à des réunions. Son préfabriqué est à une encablure, sur la plage, loué 50 euros par mois pour 90 mètres carrés. Là un jeune couple venu soutenir les résidents du Goush Katif, ici un responsable de la sécurité civile, prêt au combat, plus loin un religieux exalté par l’idée de défendre les avant-postes de l’Etat hébreu. Lorsqu’on lui demande s’il est là depuis longtemps, il répond : « Oui, depuis bien longtemps. Depuis cinq mille ans… »

Mikhaïl Picard défend ses ouailles et entend incarner un nouvel esprit, celui des héritiers des kibboutz. « Ce village, c’est moi qui l’ai fondé. J’avais pourtant une belle villa plus loin et j’ai préféré vivre dans des conditions précaires. Ici, on se battra jusqu’au bout. Mais l’essentiel de la bagarre se fera à l’extérieur. Cent cinquante mille Israéliens sont déjà prêts à nous venir en aide… » L’inspecteur de l’Education nationale a fini sa tournée et prépare la défense du village. Des amis viennent le voir, en provenance d’une autre colonie. Quand l’un d’eux sort du van, il arbore un fusil comme pour mieux montrer que les colons ne quitteront pas aisément la place.

Meir Kadosh, lui, hésite. Dans sa petite maison de Nevé Dekalim décorée « comme au Maroc », son pays natal, cet employé des impôts ne sait que faire à quelques semaines du retrait annoncé. Comme tous les colons, il a droit à une belle indemnité, consultable sur le Net, soit environ 1 000 dollars (850 euros) par mètre carré, auxquels s’ajoutent des frais de location. « Mais je préfère donner moi-même 200 000 dollars au gouvernement pour mes 200 mètres carrés plutôt que de quitter la place. » Puis il se ravise, regarde sa fille, qui fut porte-parole de Tsahal à Gaza.

Tout en muscles, Ayelet, qui a recommencé des études de droit à Tel-Aviv, lui donne des conseils, assure que tout se passera bien. La bande de Gaza, elle connaît par coeur pour l’avoir sillonnée avec son unité pendant deux ans et croisé maintes fois les combattants du Hamas et du Jihad islamique. « S’il faut dégager, on dégagera. La plupart des habitants ici ne veulent pas de violence. » Elle-même est tiraillée. Certains de ses amis veulent s’enchaîner. Et jurent que des juifs ne tireront pas sur d’autres juifs. Eux ne parlent pas d’ « itnatkout », de désengagement, mais de « giroush », d’expulsion. « Pourtant, cela coûte très cher à l’armée de défendre le Goush Katif, dit Ayelet. Je ne suis pas contre le fait de partir, mais la seule question est : que se passera-t-il après ? »

Certes, 2 000 logements attendent les colons à Ashqelon, la ville au nord, hideuse comme un bloc de béton en bord de mer. Des plans ont été dessinés à la hâte pour bâtir de nouveaux villages à l’intérieur d’Israël et sur des dunes au bord de la Méditerranée. Des terrains de 320, 500 et 1 000 mètres carrés seront bradés. Mais nombre de colons craignent de perdre leur esprit communautaire. Ils ont en tête l’histoire de Yamit.

Yamit, ce fut la grande colonie dans le Sinaï évacuée en 1982 après les accords avec l’Egypte. « Les gars de Yamit avaient reçu beaucoup plus d’argent, se plaint Meir Kadosh, 4 500 dollars par mètre carré ». Les colons du Sinaï se sont séparés. Certains ont rejoint des colonies de Cisjordanie, d’autres se sont fondus dans la société israélienne. Ceux qui n’ont pu continuer la vie en communauté ont souvent divorcé, à 78 %, paraît-il. « On compte beaucoup de suicides et de dépressions parmi les anciens de Yamit », dit une journaliste israélienne, pourtant peu favorable aux colons.

« Le Goush, c’est comme une grande famille, dit Rina Akerman. On se tient les coudes. Et ce dictateur de Sharon, le premier des colons pourtant, que nous propose-t-il en échange ? De vivre dans des camps. Comme des réfugiés ! Ce sera la première fois qu’Israël déportera des juifs… » Dans sa plantation, Ariel Porath tient le même discours. Agriculteur depuis vingt ans, arrivé de France en Israël à 18 ans, il a créé une exploitation modèle avec 14 millions de plants de ciboulette et 20 millions de salades qu’il vend chaque année dans tout Israël. Il regrette le temps où il se rendait au marché à Khan Younès, côté palestinien, ou chez le dentiste dans la bande de Gaza.

La crainte du terrorisme juif.
Un jour, assure-t-il, les hommes du Shin Beth, les services de sécurité intérieure, l’ont averti que certains de ses ouvriers palestiniens préparaient son enlèvement. « J’ai viré tout le monde. Depuis, j’ai embauché des Népalais. Ils sont plus fiables. Les Arabes, on ne peut pas leur faire confiance. La bande de Gaza, c’est un embryon d’Etat terroriste, créé par les accords d’Oslo. Ils ne veulent que le djihad. Il y a pourtant assez de place dans les pays de la région ! » Il oublie de dire que le Shin Beth craint aussi un terrorisme juif, avec les ultranationalistes mobilisés contre le retrait, certains liés au mouvement raciste Kach, banni en Israël.

Entre deux prières pour l’eau, qui est rationnée à 13 000 mètres cubes par ferme et par an, Ariel Porath explique sa dernière trouvaille : une banque sauvage, le Fonds Maamine ve Zoréa (« Je crois et je sème »), pour aider les autres colons qui n’ont plus droit aux prêts. « On a déjà récolté 3 millions de shekels (600 000 euros) en deux semaines grâce à 20 000 familles. Et ce n’est qu’un début ! On va arriver à 20 millions de shekels, qui seront prêtés sans intérêts. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien les gens se sentent concernés. Si nous sommes expulsés, le prêt deviendra un don. C’est aussi un moyen d’associer les Israéliens à notre destin et à notre combat. » Sur la route, des rubans orange ont été accrochés aux maisons et aux voitures. La couleur de Goush Katif, celle des amis des colonies, qui distribuent fanions et affiches à tous les carrefours d’Israël.

Alors, les colons s’organisent. Certains ont entassé des provisions. Des officiers de réserve préparent des actes de sabotage sur les bulldozers Caterpillar qui pourraient détruire leurs maisons. Des généraux à la retraite ont pensé à des plans de résistance « passive et active », selon une source militaire. Au programme : chaînes aux pieds, happenings face aux caméras, gestes d’insubordination au sein des unités grâce aux contacts avec les religieux de Tsahal. Tel le caporal Avi Bieber, insoumis condamné à 56 jours de prison par un tribunal militaire. Trente mille soldats se préparent à désobéir, affirme Nadia Mattar, présidente du mouvement Les Femmes en vert, l’une des pasionarias du Goush Katif, venue de Cisjordanie pour s’installer dans une caravane avec ses six enfants et défendre les résidents du coin.

A peu de distance, dans le village de Gadid, sous des serres parfaitement entretenues, Avraham Berrebi bougonne dans son atelier. L’accent chaleureux, il peste contre le retrait et déplore surtout que l’on puisse abandonner les morts, ceux du cimetière. A 60 ans, père de six enfants, cet ancien plombier de Paris né en Tunisie est à la tête d’une belle exploitation de tomates bio à 8 shekels le kilo (1,60 euro). « Ce moshav est comme notre enfant. Tu serais prêt, toi, à vendre ton enfant pour 300 000 dollars ? Avant, il n’y avait rien. C’était une terre inculte. Les Arabes disaient que c’était un désert habité par les démons, tout jaune, avec de la pluie une fois par an. Nous, on en a fait un paradis. »

Juifs errants.
A côté de son atelier, au premier étage de sa maison, une roquette Qassam a perforé le mur. « Ma fille de 14 ans venait de sortir. Ici, il faut croire à la main de Dieu… » D’une voix lasse, Avraham raconte sa montée en Israël, son arrivée dans le Goush Katif, sa ferme qui dégage un bénéfice de 40 000 euros par an, ses 25 ouvriers palestiniens qu’il assure chérir « comme ses fils », payés 50 shekels par jour, soit 10 euros. « Ahmed, Saïd, je les aide, je leur prête de l’argent pour leur mariage. Une vraie amitié s’est nouée. C’est ainsi que j’ai découvert que les Palestiniens n’étaient pas nos ennemis. Ici, à Gadid, 30 agriculteurs emploient 1 000 Palestiniens. Je n’aimerais pas que tout cela se termine mal. » Avraham Berrebi croit dur comme fer à cette vision idyllique des rapports avec les Palestiniens. Illusion, car ces derniers ne souhaitent qu’une chose : le départ des Israéliens.

Mais ce qui hante surtout Avraham Berrebi, c’est le sort des tombes de Goush Katif, 48 sépultures que l’on peut voir à l’orée de la colonie. « Ma mère est morte ici et elle repose à Gadid. Quant à mon père, j’ai fait venir ses ossements de France en novembre 2004. Nous, les vivants, on ne sait même pas où on va vivre. Quant aux morts… Eux ont pourtant besoin de respect. » Avraham balance sans cesse entre l’envie de rester coûte que coûte et l’abandon de son exploitation, entre les paroles fraternelles pour les Palestiniens et les mots de haine. « Vous verrez, on va nous mettre dans le désert du Néguev et dans trois ans les Bédouins nous chasseront. Puis on leur donnera Jérusalem ! » Quand il est venu dans le Goush Katif, le plombier de Tunisie rêvait de reconquérir la terre des ancêtres. Désormais, il se voit en juif errant dans son propre pays. Aux militaires qui viendront le chercher Avraham, au nom des prophètes, donnera pourtant du pain et de l’eau. Comme aux frères du désert de l’ancien temps.

Par Olivier Weber
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