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Gibraltar : le cimetière des clandestins

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

C’est ici que meurent les candidats à l’entrée illégale en Europe. Ici, ce
sont les eaux terriblement dangereuses du détroit de Gibraltar, sur
lesquelles se risquent les barques surchargées des passeurs marocains. Durant
l’année 1996, 4 000 candidats au voyage sont arrivés de l’autre côté. Mais
des centaines d’autres se sont noyés. Jean-Paul Mari raconte l’odyssée de ces
hommes qui risquent tout pour venir chez nous


Il leur a fixé rendez-vous à 140 kilomètres au sud de Tanger, à côté du port de Larache, sur la côte Atlantique : « Tenez-vous dans les rochers, près du phare, vers 10 heures ce soir, a dit Abdelazziz, le propriétaire du bateau. Allumez une lampe de poche. Ne vous inquiétez pas, je vous trouverai… » Cette nuit, Abdelazziz Fellah Boughaba croit enfin à sa chance. La mer est glacée mais calme. « Al Moudjahid », son petit chalutier, est solide et bien équipé : 6,30 mètres de long sur 2,50 mètres de large, un moteur de 45 chevaux, le plein de gazole fait le matin même à la sortie du port de Tanger… « Al Moudjahid », « le Combattant », est prêt à affronter le détroit de Gibraltar. Hier encore, Abdelazziz n’était qu’un jeune marin de 27 ans, un pêcheur accablé de dettes, désespéré. Mais ce matin, en prenant son café vers 8 heures au Soussi, sur le port de Tanger, il a tout de suite remarqué les cinq hommes assis à la table voisine. Méfiants et perdus, mal à l’aise, en habits frustes, à l’accent rugueux des montagnes du Rif… des « étrangers ». L’un d’eux s’est approché, a demandé à Abdelazziz s’il était marin et s’il connaissait quelqu’un qui pouvait les faire passer en Espagne. Quelqu’un de sérieux ! Pas comme cet escroc qui, quelques jours plus tôt, a exigé un acompte avant de disparaître. Pas un de ces voyous capables de vous faire tourner en rond sur l’eau une nuit entière avant de vous rejeter sur une plage.. du Maroc. Abdelazziz a fixé un prix, raisonnable : 4 000 dirhams par personne, 2 400 francs. Ils sont vingt à vouloir embarquer. Près de 50 000 francs au total : une fortune ! Le temps de convenir du rendez-vous, d’obtenir l’aide de son ami et second Mohammed Debboun surnommé « le Pâtissier », de quitter le port de Tanger, beaucoup trop surveillé, et Abdelazziz vogue vers Larache… Il est déjà 22 heures. Accroché à sa barre, le passeur fouille du regard la noirceur de la côte. Enfin, au loin, un petit rond de lumière. Le signal convenu ! Il accoste. Les hommes sont là. Plus nombreux que prévu. Vingt-six passagers, plus les deux marins : la charge sera beaucoup trop lourde. Le bateau est prévu pour dix personnes. Tant pis. On met le cap vers le nord, vers le cap Spartel, qu’il faudra doubler pour traverser le détroit de Gibraltar. Nous sommes le 6 octobre et il fait déjà froid. Sans bagages, sans papiers, sans identité ; serrés les uns contre les autres au fond du bateau, la gorge nouée par la peur, l’estomac chaviré par un début de houle et l’odeur du gazole, une poignée de paysans marocains filent vers les côtes d’Espagne. Clandestins, miséreux et avides de travail, ils s’accrochent à un Coran roulé dans un pantalon de rechange et prennent l’odeur forte de la mer pour le parfum de l’Europe. Ils ne savent pas qu’ils viennent simplement d’embarquer avec la mort. Le dimanche, quand il fait beau, on peut aller jusqu’au cap Spartel, énorme promontoire qui regarde l’Espagne au-dessus des eaux de Gibraltar. On peut boire un thé à la menthe, les cheveux dans le vent. Ici sont « les grottes d’Hercule ». Le détroit de Gibraltar est large de 14 kilomètres seulement, mais la mer et l’océan s’y mêlent en sifflant de fureur. Là où la bouche de la Méditerranée se referme, laisse filtrer entre ses dents serrées ses eaux chaudes pour aspirer le courant glacé de l’Atlantique. On regarde les eaux se dresser, les courants s’affronter en un combat furieux qui tourmente la roche de la falaise. On suit, sur le « rail » central, le défilé incessant des gros chalutiers, des cargos et des pétroliers qui lèvent des vagues à vous retourner une barque. Et on tremble en pensant aux barques de clandestins jetées dans ce tumulte. Il est déjà 1 h 30 quand Abdelazziz arrive au cap Spartel, cette nuit d’octobre, au coeur de l’obscurité. Soudain, au loin, clignote la lumière imprévue d’une autre embarcation. Un pêcheur sans doute. Mais les clandestins croient avoir été surpris par la marine royale marocaine. Quelqu’un hurle : « Attention ! les gardes ! Ils vont nous voir ! » Dans un même élan, les vingt-six passagers se jettent sur le bord opposé… « Le bateau a aussitôt chaviré, a raconté Abdelazziz. Et il a coulé d’un bloc, à pic. » Aucun des montagnards ne sait nager. Dans l’obscurité, on entend des hurlements, on se débat, on lutte contre celui qui cherche à vous agripper. Abdelazziz, ancien plongeur professionnel, s’enfonce dans l’eau pour échapper aux autres. Le marin se débarrasse de ses vêtements, remonte à la surface, entend son second l’appeler :« Abdelazziz ! Viens ! Viens m’aider ! », il ne l’écoute pas et nage, nage, nage… terrorisé, lâche, obsédé par sa survie. Peu à peu, les cris s’éloignent, disparaissent. La nuit est très noire et l’eau glaciale. Trois heures plus tard, à bout de forces, Abdelazziz aperçoit la côte, se traîne mourant et en slip jusqu’aux rochers, trouve un pêcheur à la ligne qui lui donne un pull-over et un bout de pain. Et le miraculé marche. Un peu plus loin, alors qu’il traverse un terrain vague, un vieux berger lui prête un pantalon. Encore quinze kilomètres et il est à Tanger, chez lui. Là, Abdelazziz raconte tout à sa femme, éclate en sanglots et décide de se livrer à la police. Ce dimanche 6 octobre, à 13 heures précises, l’inspecteur Addim termine son rapport au commissariat de Tanger. Devant lui, Abdelazziz pleure, la tête entre les mains : « J’aurais dû mourir… Je ne devrais pas être là ! » L’inspecteur vérifie l’heure du départ de l’« Al Moudjahid » du port de Tanger, reçoit un appel des autorités maritimes signalant qu’un corps nu a été retrouvé au large par un pêcheur et pousse Abdelazziz tremblant vers la morgue. On retrouvera deux noyés. Mais comment identifier des hommes embarqués sans papiers, à la sauvette, dans la nuit noire ? A des centaines de kilomètres de leurs bleds de montagne où leurs familles attendront longtemps une lettre du mari, du fils parti vers l’inconnu. Vers l’exil. Ces morts-là resteront sans visage. A jamais. Des morts anonymes. Abdelazziz, lui, n’a pas attendu longtemps pour être fixé sur son sort. Il a suffi d’une petite semaine pour qu’il se retrouve sur le banc du tribunal de Tanger. Le procureur a rappelé les faits qualifiés d’« homicide involontaire », l’avocat de la défense a eu le temps de critiquer « la politique gouvernementale qui conduit à la marginalisation des jeunes et à leur misère », et la cour a tranché : une amende de 500 dirhams et quatre ans de prison ferme. Depuis, sur le port de Tanger, un homme a du mal à réprimer sa colère. Mohammed, le père d’Abdelazziz, a 57 ans, un bonnet de marin sur la tête, une petite moustache blanche, un corps trapu et des mains qui ramènent les plus lourds filets. Il a cinq enfants, « deux pêcheurs et trois filles », nourrit quatorze personnes et gronde quand on lui parle de la prétendue « mafia des passeurs ». Il vous pousse le long des quais, entre les bateaux rouillés, l’odeur forte de la mer, des ordures et du poisson pourri.. « Regardez ! Tous les marins ici sont couverts de dettes. On revient parfois avec une seule caisse de poisson pour six personnes. Et sur le quai, les acheteurs imposent leurs prix. Du racket. La voilà, la mafia ! » Quant à l’histoire du passeur… Abdelazziz a été plongeur pendant trois ans. Au chômage, il a tenté la pêche à l’hameçon, sur une des trois barques de la famille. Moteur cassé, l’embarcation a dérivé vers l’Espagne interdite. Dans le doute, on l’a condamné à huit mois de prison pour « trafic de haschich » et confisqué le bateau. Alors, la mort dans l’âme, il a demandé à sa femme de vendre les bracelets d’or de son mariage pour acheter un nouveau bateau. L’argent du passage des clandestins, c’était l’occasion de racheter ses dettes, de ne plus dépendre du père, de tout recommencer… « Al Moudjahid » est au fond de l’eau et Abdelazziz en prison. En attendant sa sortie, Mohammed le père est seul en mer. Et quand le temps est mauvais, le vieil homme se fait chauffeur de taxi. « C’est la pauvreté qui pousse un homme à partir ou à jouer les passeurs. Rien d’autre ! » On les appelle « les épaules mouillées » ; ils partent dans ce que les Espagnols appellent des pateras, des barques bonnes à chasser le patto, le canard. Ceux d’Oujda, de Berkane ou de Taounate parlent le français et remontent jusqu’à Paris ; ceux de Nador et d’Al-Hoceima vont aux Pays-Bas ou en Allemagne ; ceux de Larache, de Tétouan ou de Tanger restent en Espagne, qui compte 500 000 immigrés et 200 000 clandestins. On émigre par tradition, là où on a déjà de la famille installée. On fuit la pauvreté des banlieues surpeuplées de Casablanca et la montagne enclavée du Nord, où 5 millions d’habitants s’entassent sur 40 000 kilomètres carrés. Trois mois d’aridité absolue sur les hauteurs de Nador, une roche sèche, taraudée par des orages violents qui emportent la terre. Des bleds perdus d’une densité de 260 habitants au kilomètre carré. Comment survivre, sinon par la culture du haschich et, pour les plus audacieux, l’émigration clandestine ? « Ce sont les plus forts qui s’en vont. Les plus modernes, explique Jamal, journaliste économique. Et ils ont raison. Pris entre leur désespoir et la rage de vivre, le choix de partir est finalement extrêmement rationnel. » Alors, malgré la police, malgré les risques, malgré la mort, ils partent. En 1992, ils étaient déjà 3 500, et l’année dernière, plus de 4 000 à se jeter tête baissée dans les pateras. Dans Tanger la sensuelle, le Café de Vienne, le Salon de Genève et la Quincaillerie de Milan rappellent que ce port est toujours ouvert à toutes les brises du large. Ici, on regarde six chaînes espagnoles, sans parabole, et, dans les salons magiques du Grand Hôtel Minzah, à l’occasion d’une visite du gouvernement autonome d’Andalousie, Marocains et Espagnols s’embrassent comme des cousins séparés par un bras de mer. Mais aujourd’hui il pleut sur Tanger et l’eau noie le rocher, le ciel et la mer. Il n’y a plus de ville, de côte, de frontières. Il n’y a que de l’eau. La tempête dure depuis une semaine, on n’avait pas vu cela depuis des années. Le vent tord les palmiers, siffle dans les ruelles de la casbah, fait plier les hommes enfermés dans leurs burnous de laine. Et dans le port les bateaux sautent comme des poissons ferrés à un hameçon d’acier. Dans la montagne, les paysans attendaient la pluie, pas ces trombes d’eau qui lessivent la terre. Les candidats au départ regardent cet air liquide, ce mur plus efficace que les barbelés des frontières. On ne passe plus, on ne pêche pas, on ne transporte pas de hasch, on ne convoie plus d’émigrés. On attend. On espère ces jours bénis où l’on peut voir la lumière clignotante du phare d’Algésiras sur la masse sombre, à fleur d’eau, de la côte espagnole, et à midi la poussière de la terre ocre qui accroche les nuages. Quand on croit pouvoir toucher de la main tendue la côte voisine, amie, intime. Une Europe tantôt belle et provocante, tantôt distante et inaccessible. Voilà à quoi songe Lotfi, adossé à un rocher, sur les hauteurs de Tanger : « Faire ailleurs ce qui est impossible ici. » Il a 27 ans, a l’air d’un étudiant sage avec ses lunettes rondes, et rêve de commerce. Ici, il a essayé de monter une épicerie, de passer des couffins de marchandises achetées au port franc de Ceuta, d’obtenir son permis, de jouer les dockers avec son père. En vain. Les douaniers véreux lui ont mangé son bénéfice, le pot-de-vin pour un permis de conduire atteint plusieurs milliers de francs et il n’a plus supporté de voir son vieux père de 81 ans gagner une misère pour charrier sur son dos d’énormes sacs de blé. Alors, l’année dernière, il a vaincu sa peur et emprunté de l’argent. « Une nuit inoubliable, une nuit de frousse. » La mer était calme et sans lune, les vingt hommes entassés dans la patera se murmuraient leurs espoirs. Dans le détroit, Lotfi a découvert « un autre ciel, une autre mer, terrible. Alors, pour la première fois depuis longtemps, j’ai prié. » On les a posés à cent mètres d’une plage, près de Tarifa, et il a nagé. Arrivé en ville, il a filé vers la gare routière, a demandé, timide, un ticket de bus, et a aperçu deux policiers qui demandaient les papiers : « Quand je les ai vus s’approcher, j’ai su que tout était fini. » Surprise… les hommes de la guardia civil font leur travail mais ne sont pas agressifs ; ils ne menacent pas, lui parlent gentiment, et au commissariat lui offrent du café et des cigarettes. Pas comme les flics marocains qui, à son retour, réceptionnent l’expulsé : « Ils criaient : « Honte à toi ! Pourquoi es-tu parti ? Tu salis l’image du Maroc ! » » On le condamne à 500 dirhams, environ 300 francs, d’amende. Deux mois plus tard, il n’y tient plus, se glisse dans le port, grimpe le long des amarres du ferry, descend à Algésiras, se cache dans une pension borgne, fonce retrouver un copain à Madrid et se terre pendant deux semaines. Premières sorties, premiers cafés en terrasse, premières rencontres. Contrôle d’identité… On le remet dans le bateau pour Tanger. Qu’importe ! « Là-bas, j’ai vu. J’ai senti la liberté. Le paradis ? Non, sûrement pas. Mais là-bas, tout est possible. Tu vois, quand je regarde ces côtes en face de nous, j’ai envie. Ceux qui ont essayé recommencent toujours. L’été prochain… Inch’Allah ! » On laisse Lotfi à ses rêves, on fait ce qu’il ne peut pas faire : aller vers le ferry, montrer son passeport, acheter un billet et, trois heures plus tard, mettre tranquillement le pied sur un quai d’Algésiras. En Europe. Tout près du port, il y a le bureau de l’association Acoge qui s’occupe de l’accueil des immigrés, réguliers ou clandestins. Le personnel est espagnol ou sénégalais. Parmi eux, Salif, l’Africain, voulait être horticulteur ; il a traversé tout le continent, le Sénégal, le Maroc et le détroit de Gibraltar avant d’être régularisé. Aujourd’hui, il a épousé une femme de la région, aide « les épaules mouillées » et rêve de monter de petits projets de coopération économique avec ses « frères de l’autre côté ». Ici, la vie est parfois difficile, mais la population ne connaît pas le racisme. Et quand on demande aux Andalous ce qu’ils pensent de ces clandestins qui envahissent leurs plages, les hommes du Sud vous répondent en souriant : « Nous aussi, nous avons un père, un grand-père qui a passé les Pyrénées, à pied ou caché dans un camion, pour aller travailler en France ou en Allemagne. En vouloir aux clandestins ? Hombre… Nous aussi, on connaît l’histoire ! » Alors, on file vers les plages désormais riches et touristiques de Tarifa, où l’Europe fatiguée vient prendre ses bains de mer. On s’arrête à l’Hôtel Hurricane où de grands gaillards blonds aux yeux bleus attendent l’éclaircie une planche de surf à la main. Sur la montagne proche tournent de grandes éoliennes blanches, juste au-dessus des restes de barcasses crevées, restes de pateras. Et quand les surfeurs entrent dans les vagues, ils jettent un coup d’oeil autour d’eux en espérant ne pas buter sur un corps nu et gonflé venu des eaux traîtresses du détroit. Juste au-dessus, sur la colline à la lisière de Tarifa, il y a un petit cimetière communal, avec un carré spécial. Là sont enterrés neuf Marocains et douze Africains morts en 1988, les premiers noyés découverts sur la plage. Les Andalous d’ici ont tenu à les inhumer selon le rite musulman, le corps enroulé dans un tissu blanc et la tête tournée vers La Mecque, dans la même direction que cette mosquée de Tanger dont on aperçoit d’ici le minaret. Aujourd’hui encore, les femmes de Tarifa déposent régulièrement des fleurs sur ces tombes sans nom. Comme un hommage à tous les autres. Deux, trois, quatre mille noyés ? Ceux-ci ne nous demanderont jamais un certificat d’hébergement. Clandestins inconnus, morts anonymes. Ceux dont les corps ne reposent pas au fond de l’eau. Des milliers de paires d’yeux d’hommes sans visage. Et qui ont transformé le détroit de Gibraltar en un immense cimetière marin.

JEAN-PAUL MARI


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