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Grèce : austérité, tracas concrets

publié le 30/11/2015 | par Maria Malagardis

A Athènes, les commerçants accueillent les réformes avec fatalisme. Certains y voient un mal nécessaire pour faire repartir l’économie.
Les carcasses écorchées sont suspendues à des crocs et le regard gélatineux des agneaux semble défier le client qui s’aventure dans l’allée des bouchers du marché central d’Athènes. Depuis l’arrière-boutique, Giorgos Drenios, 64 ans, observe ses apprentis pakistanais qui découpent les morceaux de viande, tout en évoquant avec un flegme fataliste les réformes imposées à la Grèce depuis ce début de semaine.«Le gouvernement a fini par plier devant les exigences des créanciers. Pourtant, 61 % des Grecs avaient dit non à l’austérité lors du référendum du 5 juillet», soupire-t-il.

Les promesses de résistance envolées, le réveil est dur en ce début d’été grec. A commencer par la hausse de la TVA, entrée en vigueur lundi. Soit une semaine à peine après l’accord conclu entre la Grèce et ses créanciers. Et quatre jours seulement après le vote express au Parlement de ces mesures impopulaires. Ce mercredi, une autre série de réformes doit être adoptée par le Parlement grec. Mais, au dernier moment, le gouvernement a enlevé les plus controversées (les fortes hausses d’impôts pour les agriculteurs, notamment) par crainte qu’une partie des députés ne fassent défection, après les pressions de leurs électeurs dans les zones rurales. Les mesures visant le monde agricole sont donc reportées… au mois d’août.

Argent facile.La hausse de la TVA a déjà fait l’effet d’un séisme dans certains secteurs, comme celui des cours de soutien scolaire, pour la première fois touchés et qui verront leurs prix bondir de 25 % à la rentrée. Mais, dans l’immédiat, cette hausse brutale n’inquiète guère notre imperturbable boucher : «Bah, de toute façon, nos clients n’achètent plus que de toutes petites portions, ils n’ont plus les moyens. Qu’est-ce que ça veut dire, une hausse de 10 points de la TVA sur un steak de bœuf, quand tu ne peux te permettre qu’une portion à 2,50 euros ? Tu payeras 40 centimes de plus ? La belle affaire…»

Le passage de l’âge de la retraite à 67 ans, qui devrait être voté ce mercredi, ne l’effraie guère plus. «Moi, même si je le voulais, je ne peux pas m’arrêter de travailler. J’ai deux filles adultes qui n’ont jamais pu trouver de boulot fixe et qui dépendent de moi», explique le sexagénaire en tapotant la poche de son pantalon.

Même la réouverture des banques lundi, après trois semaines de guichets fermés, et la limitation des retraits de cash aux distributeurs, ne l’émeut pas : «Au marché central, tout se paye en liquide. Et c’est en cash que je paye mes fournisseurs», dit-il en exhibant discrètement une épaisse liasse de billets cachés dans sa poche de pantalon.

Des euros. Mais sur les murs en carrelage blanc de sa boutique, il a encadré des billets de drachme. Nostalgie des temps meilleurs avant l’adoption de l’euro ? «Bien sûr que c’était mieux avant ! On avait au moins conscience d’être un pays pauvre qui doit travailler dur. Le retour à la drachme nous obligerait à voir la réalité en face. Le vrai coût de la vie. Tu ne pourras plus t’offrir de smartphone importé dernier cri ? Eh bien tu vivras sans !»s’exclame-t-il.

«On a vécu pendant des années sur le mirage de l’argent facile, de la consommation à crédit. Jusqu’au jour où ils ont tiré le tapis sous nos pieds et où on s’est retrouvé par terre», soupire Giorgos qui a commencé à travailler au marché à l’âge de 14 ans, «avec des chaussures trouées».Longtemps, l’avenir a été synonyme de progrès : Giorgos se souvient en rigolant de ses premières «vraies» chaussures, de sa première mobylette, de sa première chemise «en nylon».

Puis cinq ans d’austérité imposée par les créanciers ont tout détruit et le vieux boucher en vient presque à regretter la dictature des colonels, de 1967 à 1974, «quand les caisses étaient pleines et que le pays ne devait pas un centime de dette».Quarante et un ans de démocratie plus tard, soit exactement l’âge du Premier ministre Aléxis Tsípras, la Grèce est surendettée et le gouvernement, élu en janvier sur un programme antiaustérité, se trouve contraint d’appliquer des mesures d’extrême rigueur, après six mois de bras de fer avec ses créanciers.

«Six mois qui ont ruiné l’économie grecque, constate Theodoros Fessas, le président de la fédération patronale grecque. Il y a un an, les prévisions étaient pourtant prometteuses pour 2015, avec une croissance estimée à 2,5, voire 3 %. Mais en réalité dés l’automne 2014, les échéances électorales ont pollué l’horizon. Tout le monde s’attendait à la victoire de Tsípras. Du coup, bien avant les élections, son prédécesseur conservateur avait commencé lui aussi à défier les créanciers, créant un climat d’incertitude.

Après la victoire de Tsípras en janvier, les interminables négociations ont définitivement cassé la dynamique. Jusqu’au coup fatal de la fermeture des banques et du contrôle des capitaux fin juin, qui ont signé notre mort», déplore le patron des industriels, qui reçoit chaque jour des appels d’entrepreneurs affolés de ne pouvoir payer leurs fournisseurs, à cause du contrôle des capitaux.

Autodénigrement.«Résultat du match avec les créanciers ? On se retrouve avec un accord pire encore que celui que Tsípras avait rejeté en optant pour le référendum début juillet», soupire de son côté Constantin Michalos, le président de la chambre grecque de commerce. «C’est un mauvais accord, mais on n’a plus le choix. Il faut l’appliquer. L’économie du pays est à genoux», juge cet homme d’affaires qui possède deux grosses entreprises.

«Comment voulez-vous que je maintienne des relations de confiance avec mes fournisseurs ou mes clients, quand tous les transferts de paiement sont limités, sauf pour l’alimentation et les médicaments ?» martèle-t-il, rappelant que «4 500 containers sont restés bloqués au port du Pirée pendant trois semaines. Faute des documents nécessaires au passage en douane, puisque toutes les banques étaient fermées.»

Constantin Michalos est un ami d’enfance de l’ex-ministre grec des Finances Yánis Varoufákis, que beaucoup accusent désormais d’avoir joué le destin de la Grèce à la roulette russe, lors des négociations avec les créanciers. «Je l’avais prévenu : « Si tu joues au poker, tu peux bluffer. Mais il y a toujours un moment où tu dois montrer tes cartes. »

Au bout de six mois, quelle carte avait la Grèce, qui a progressivement épuisé toutes ses liquidités ?» soupire-t-il, conscient de la fragilité de l’économie de son pays : «La base productive est trop limitée. Nous sommes trop dépendants de l’extérieur pour jouer les cavaliers solitaires. 56 % des besoins alimentaires du pays et 80 % de l’énergie sont importés. Et certains osent envisager de retourner à la drachme ? Il faut se voir tels qu’on est», s’emporte Constantin Michalos.

En Grèce, l’autodénigrement est depuis toujours un sport national, surtout en période de crise. Loin de se gargariser sur l’injustice de leur sort, les Grecs sont ainsi souvent les premiers à pointer du doigt leurs propres travers. «C’est vrai, l’herbe semble toujours plus verte ailleurs», concède en souriant Stavros Messinis, un entrepreneur quadragénaire qui porte un regard très dur sur ses concitoyens. «Ils ne veulent plus d’austérité ? Mais ils rêvent ! Il faut bosser encore plus dur pour moderniser ce pays. Et seule la classe moyenne peut être mise à contribution. Frapper le capital ? Mais il n’a pas de patrie de nos jours», assène Stavros.

Il a ouvert il y a deux ans, au centre d’Athènes, The Cube, un lieu qui héberge des start-up grecques. La voilà donc, la Grèce moderne ! De jeunes geeks mordus de nouvelles technologies installés dans une ruche tournée vers le futur.

«Sauf que la plupart de nos clients sont à l’étranger. Ils sont attirés ici par les faibles coûts d’une main-d’œuvre très qualifiée et la possibilité de tester sur un petit marché des produits innovants qui seront développés ailleurs», explique Stavros, qui a bien failli plier bagages début juillet. «Si l’option du Grexit avait gagné, alors j’aurais choisi l’exil. Moi, je ne veux pas de retour à la drachme», souligne-t-il.

Au rez-de-chaussée de l’immeuble qui abrite The Cube, on devine un distributeur. Pas comme les autres, puisqu’il délivre des «bitcoins», la monnaie numérique que 200 commerces ont déjà adoptée à Athènes et dont le potentiel de développement excite les jeunes pousses de The Cube. Car c’est aussi un moyen de contourner le contrôle des capitaux qui pénalisent les start-up grecques tournées vers l’étranger.

«Mais il y a un autre problème : la Grèce a désormais mauvaise réputation, elle n’inspire plus confiance», constate Stavros, évoquant le cas d’une start-up locale contrainte de choisir un représentant «au nom italianisant» pour rassurer ses investisseurs américains.

Un vrai gâchis pour le fondateur de The Cube, qui redoute en outre une nouvelle fuite des cerveaux : «En réalité, le meilleur produit d’exportation de la Grèce, c’est son capital humain. Nous avons d’excellents développeurs, plein de jeunes diplômés performants. Tous contraints de s’expatrier d’un pays qui semble ne plus avoir d’horizon.»

En cinq ans de crise, 200 000 jeunes diplômés ont déjà quitté la Grèce.
Pas certain que la hausse brutale de la TVA et le contrôle des capitaux les incitent à rester.


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