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Grèce: Tonia l’enragée.

publié le 21/12/2008 | par Jean-Paul Mari

Elle a 28 ans, un diplôme de philo et galère au pays d’Aristote. Fatiguée, sans avenir, elle a rejoint la révolte. Portrait d’un désespoir qui monte dans toute l’Europe


Tonia est en colère. Rien à voir avec une crise de nerfs, le simple coup de sang, violent et passager. Non. La colère, froide et folle, la vraie, celle qu’on porte tout au fond de soi, disposée en petites couches épaisses, fossiles, géologiques, chronologiques, celle qui a pris son temps, des années, pour grandir, s’installer en silence, jusqu’à imprégner toutes les fibres du corps et de l’âme.

«Vous avez des enfants ?» La voix est basse, calme, sans éclats mais tendue comme un arc. «Imaginez…» L’enfant souffre et appelle son père, «Papa !» Et lui, toujours distrait, ne répond pas. Le gosse insiste, tire sur la manche de sa chemise, tambourine de son poing contre le corps de son père. Aucune réaction. «Alors, pour se faire entendre, il prend un verre et le fracasse contre le mur… et là, le père, stupéfait par cette violence, s’aperçoit enfin que l’enfant existe.La prochaine fois, pour prendre la parole, le gamin commencera par exploser un verre. Voilà la réalité grecque !»

Tonia allume une Assos, une mauvaise cigarette, la moins chère du pays. Pas de bagues aux doigts, pas de montre, deux barrettes en plastique plantées dans un chignon, une médaille en toc suspendue au cou par une cordelette de tissu, un tee- shirt rouge et noir sans grâce, un vieux jean, des godasses de marche, éculées. Vingt-huit ans, deux grands yeux bleus, des cheveux châtains, parfois un sourire. Plutôt jolie, les traits durcis, les yeux cernés, étudiante en master de philosophie le jour, serveuse huit heures par nuit dans un bar, Au Nom de la Rose, dans le centre bruyant d’Athènes. Epuisant.

«Depuis vingt ans. Ah ! Ce gouvernement…» Quoi ? D’abord la fac, les écoles, grises, laides, sans âme, comme les profs, fonctionnaires sous-payés qui débitent leurs cours, pressés d’aller assurer un deuxième travail, dehors, au noir. Les enfants d’Aristote ont droit à 3,5% du budget de l’Etat. Ici, on n’apprend rien. Tonia préfère avaler ses livres chez elle. A 15 ans, il faut déjà choisir sa voie, préparer un concours unique en accumulant les indispensables cours privés, 1 000 euros par mois au minimum, 1 200 pour son frère Dimitris, apprenti sculpteur. Tonia voulait être journaliste. Raté. A deux points près. Elle est dirigée vers le département philo-psycho. Selon la note obtenue au concours, un étudiant d’Athènes qui rêve de médecine peut se retrouver élève en théologie sur une île à moines. Absurde.

Encore quelques examens et Tonia pourra s’inscrire sur la longue liste d’attente des professeurs. Dix ans minimum, sans passe-droits. «Au bout du chemin, j’aurai 40 ans, des enfants, 700 euros de salaire, une chambre à 400 euros de loyer, des vêtements achetés en supermarché et jamais de vraies vacances…» Elle hésite, commande un express, le serveur tend l’addition… 4 euros ! Le coût de la vie a doublé depuis le passage de la drachme en monnaie européenne : «Les prix sont ceux de l’Ouest, les salaires ceux de l’Est.»

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Tonia n’a pas de voiture, pas de scooter, pas de crédit maison. Stéphanos, son amoureux, 36 ans, chauffeur de taxi «comme son père», travaille la nuit onze heures d’affilée et refuse de voter. La colère. Les socialistes du Pasok n’avaient pas fait grand-chose, les conservateurs du centre droit de Costas Caramanlis se bouchent les oreilles, indifférents et corrompus. En 2007, le Péloponnèse brûle, le feu lèche la banlieue d’Athènes et les sites archéologiques. Pompiers, équipement, organisation, tout fait défaut et 250 000 hectares de forêt partent en fumée. Le gouvernement de Caramanlis est réélu de justesse, une voix… tout va bien !

L’hiver dernier, le puissant secrétaire général du ministère de la Culture, proche du Premier ministre, est filmé en plein ébat sexuel avec une secrétaire. Un scandale de plus. A l’automne dernier, les moines pieux du célèbre mont Athos achètent un ancien site des jeux Olympiques de 2004, attendent trois mois, avant de le revendre deux fois plus cher ! Ce nouveau scan dale implique des religieux, un ministère et des banques qui viennent d’ailleurs de recevoir 24 milliards de dollars pour leur permettre de surmonter la crise financière. Les moines en noir finissent par présenter leurs excuses au peuple grec qu’ils ont spolié. Gouvernement, Eglise, banques, la brutalité du libéralisme, la mollesse du notable et la puanteur de la corruption… Où voit-on de la jeunesse, du progrès et de l’avenir dans tout cela ?

«J’enrage, je travaille comme un chien et je me sens misérable.» La Grèce est lanterne rouge en Europe pour le chômage des jeunes, 25,2% des 15-24 ans – un sur quatre – juste devant la France. Chaque année, le marché du travail n’absorbe que la moitié à peine des 80 000 nouveaux diplômés et le taux de travailleurs pauvres dépasse les 14%. Les prestigieux jeux Olympiques ont laissé un superbe métro, quelques autoroutes, une ardoise de 10 milliards d’euros et le goût amer d’une dette qui a explosé. Les économistes ont prévu une vague de licenciements massifs juste après la bûche de Noël, 100 000 emplois perdus dans les prochains mois, 5% de chômage en plus.

«Nos ministres s’affichent au ski en Suisse pour Noël et moi je cours pour bosser pendant les fêtes dans cette ville sale, polluée, embouteillée, où j’ai du mal à marcher, à respirer. Je cours, je me bats et… rien en vue !»

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De l’air, de la lumière, du bleu ! Celui de la maison familiale de Preveza au bord de la mer, où elle a passé son enfance. Tonia n’est pas fille d’ouvrier, mal grandie dans un ghetto de banlieue mais élevée avec amour par une famille «privilégiée» de l’upper mid- dle-class. Sa mère traduit les livres d’Oscar Wilde et de Stephen King, et son beau- ? père photographe est le seul Grec à avoir intégré l’élitiste agence Magnum. La maison était vaste et belle en Epire, pleine de soleil et de culture, à proximité des facs de Ioannina. La pénombre n’est pas venue d’un coup dans la vie de Tonia mais par petites touches successives, noires comme des souvenirs. Elle a 11 ans, en 1991, en vacances avec sa famille à Athènes, attablée à une terrasse du café du quartier d’Exarchia, rebelle, populaire et bohème.

Déjà, en 1985, l’assassinat d’un lycéen par la police avait provoqué des émeutes anarchistes. Cette fois, c’est la mort d’un professeur de Patras, tué par un gros bras conservateur, qui déclenche les violences. Tonia se souvient d’un policier casqué ordonnant à sa mère : «Emmenez la gosse loin d’ici. Vite ! Ca va exploser !» Et toute la famille courant jusqu’à la voiture pour fuir Exarchia. A 13 ans, sa mère la tient par la main et elle marche sur la grand-place de Preveza, dans le cortège d’une manifestation de protestation contre une base de l’Otan : «Arrêtez de faire ce que vous disent les Américains. Prenez d’abord soin de votre peuple !» Un an plus tard, elle gagne un collège à Athènes paralysé aussitôt par une grève interminable. Elle perd trois mois d’école, la grève s’essouffle, les profs n’ont rien obtenu, les cours reprennent, et Tonia, désemparée, interroge sa mère : «Et maintenant ?» Rien.

Tonia écarquille les yeux. Tout cela n’a aucun sens. A 15 ans, elle doit choisir son orientation professionnelle : «Je ne savais pas encore comment m’habiller ni quelle musique choisir. Et il me fallait décider mon futur métier.» C’est le début du cycle infernal des cours privés. Cinq heures par jour, une dépense démesurée, une mère de 36 ans qui traduit dix heures par jour à la maison, cuisine, lave, repasse, s’occupe de Dimitris, 5 ans, et de la petite soeur de 15 mois, Lina. «Je me sentais coupable de lui coûter autant, elle se sentait coupable de ne pouvoir faire plus…» Tonia oublie son adolescence et commence à travailler comme serveuse dans les bars, encore acharnée à rêver de la vie à la fac, bohème et lumineuse. Un stage de vacances à Paris et à Londres lui fait découvrir les auberges de jeunesse et une cité plus organisée. Le retour à Athènes en est plus décourageant.

«J’avais un rêve… la faculté, où ma vie allait changer, bien sûr.» L’université ? Des bâtiments sinistres, gris et moches, un café, une mauvaise cantine, des murs tagués, des couloirs hantés par des maîtres dévalués, sans flamme. La chambre à payer, l’électricité, la nourriture, la vie… 700 euros de plus à trouver. La mère, écrasée, s’endette, et Tonia s’interroge : «Qu’est- ce que j’ai fait de mal ?» La philo n’est pas rentable mais ses amis, architecte ou informaticien dans le privé, travaillent dix heures par jour et ne s’en sortent guère mieux. Pour réussir, il faut être avocat, médecin ou banquier. Ceux-là vivent sur les collines du nord d’Athènes, parcourues le dimanche par des voitures de luxe et des élégantes manucurées à talons hauts, les bras encombrés de paquets, entre messe orthodoxe et boutiques chic.
Tonia, l’étudiante-travailleuse pauvre, commence à sentir quelque chose de nouveau, d’inconnu, croître tout au fond d’elle : «Je ne le savais pas encore, mais c’était ma colère qui commençait à naître.»

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Les années qui suivent sont le temps de la dureté intérieure. Tonia se ferme, égoïste, sourde aux autres et à la société dont elle n’attend plus rien, acharnée à se battre pour sortir seule de la noirceur. Elle ne croit plus à un quelconque gouvernement – «ils ne construisent pas le pays, ils construisent leurs villas» -, ne se reconnaît plus dans un mouvement, délaisse les amis, vit sa condition d’employé, celui qui sait ployer, plier. Comme tous ces trentenaires frileux tout frais émoulus de l’école, qui ont grandi dans la peur du chômage, de l’amour, du sida, marchent les épaules en dedans, obsédés par leur rente mensuelle, terrorisés par la hiérarchie, fuyant l’audace de la lutte collective, l’oeil rivé sur un objectif unique, la survie individuelle. Et pour quel résultat ?

Pour Tonia, à 26 ans, sans protection sociale décente, exploitée au noir, défaite par l’amoncellement des factures de loyer et d’électricité, elle doit se résoudre… à retourner vivre chez sa mère ! «J’avais envie de me cogner la tête contre les murs.» Cette fois, la lave de sa colère jaillit «et j’ai décidé de ne plus la retenir !». Ce dimanche 7 décembre à 9 heures du matin, Tonia dort avec Stephanos quand elle est réveillée par un SMS envoyé par un ami : «Un jeune garçon, 15 ans, a été tué par la police à Exarchia. Personne du gouvernement n’en a rien à foutre ! Sortons. Faisons quelque chose !»

La veille, des étudiants ont caillassé une voiture de police, comme cela arrive souvent dans les rues étroites du quartier. Les deux policiers sont allés garer leur véhicule et ils sont revenus à pied. Entouré par des jeunes, l’un d’eux a sorti son arme de service. Deux coups de feu en l’air, un tir vers le sol, une balle qui ricoche et atteint Alexis Grigoropoulos en plein coeur. Il était venu célébrer sa fête entre amis. Il a 15 ans, fils de bonne famille, visage de gosse innocent. Le soir même, le ministre de l’Education assiste à un concert de musique traditionnelle. Et le Premier ministre mettra vingt-quatre heures avant de regretter… «l’incident». Tonia bondit : «Ils ont tué l’un des miens.» Partout, à coups de SMS, d’internet, de portables, sur les réseaux Facebook et HI5, de balcon à balcon, le message s’est répandu comme une trainée de poudre.

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Dehors, ils sont bientôt 8 000 ! Et Tonia retrouvera sa mère et sa petite ? soeur. S’ensuit une longue semaine de manifestations, souvent violentes. Il pleut sans cesse sur Athènes, le vent retourne les parapluies, les pavés, les cocktails Molotov et les grenades lacrymogènes volent bas sous un ciel écrasant de tristesse. Le gros des manifestants est composé d’étudiants et de lycéens. A l’enterrement d’Alexis, ils ont scandé : «Alexis, tu vis et tu nous guides !» Et aussi : «Alexis… Athanatos ! [Immortel !]» Mais dès la fin des obsèques, les slogans ont visé les forces de l’ordre : «Flics, cochons, assassins !»

A l’écart, un syndicaliste policier explique sous couvert d’anonymat que la police en Grèce est un corps semi-militaire, issu de la gendarmerie et de la police urbaine. «L’Etat, c’est nous» et ils sont «face au peuple» pour réprimer les mouvements de masse, voilà ce qu’on leur a appris. Ils sont mal payés, mal entraînés et maintenant, ils ont peur face à la déferlante de la rue. Bien sûr, installés dans l’Ecole polytechnique ou dans leur bastion du quartier d’Exarchia, il y a des anarchistes qui entretiennent une longue tradition de guérilla urbaine et n’hésitent pas à faire exploser des engins incendiaires devant les ministères. Mais la majorité des «casseurs» s’en prennent aux grands magasins de luxe, aux agences bancaires, aux supermarchés, à tout ce qui représente le gouvernement et la société de consommation. Et ils demandent, pêle-mêle, le départ du gouvernement, un budget pour l’éducation et la condamnation du policier tueur.

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Détruire ? La plupart des manifestants font là leur première expérience et ils portent imprimée sur leur blouson, comme Tonia, une phrase en forme d’excuse : «D’habitude, je ne fais pas ce genre de choses !» Tonia a failli craquer en voyant un policier casqué, bouclier à la main, fumer une cigarette, l’air arrogant, face aux manifestants : «J’ai ramassé deux pierres et je suis allée les jeter, de toutes mes forces, à l’écart, contre un mur. Ensuite, j’ai éclaté en sanglots et j’ai passé le reste de la journée à hurler comme une possédée.»

En Europe, les politiques inquiets se demandent si l’incendie grec peut propager une culture de la révolte. Une chose est sûre, durcir les conditions de vie, faire payer la crise, couper le lien social, rester sourd aux souffrances des jeunes… et toutes les conditions sont réunies pour que les jeunes cessent d’appeler à l’aide leurs parents et décident de fracasser leur verre contre un mur. Pour se faire entendre. «Nous en sommes à un point critique, dit Tonia, la jeune femme en colère. La mort lente. Silencieuse. Ou une renaissance. Quitte à détruire ce monde qui nous ignore.»

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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