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Haïti : Sur la route du choléra.

publié le 01/12/2010 par Jean-Paul Mari

HAITI Séismes, ouragans, cyclones, inondations et maintenant une épidémie de choléra. A la veille des élections, le gouvernement haïtien, les grandes ONG, et même l’ONU s’avouent dépassés par l’ampleur d’un mal jusqu’ici inconnu dans le pays. Jean-Paul Mari a suivi pas à pas le chemin emprunté par le terrible fléau.

Pour vivre vieux à Haïti, en pataugeant dans la boue grasse des rizières, il faut être solide, comme Rico Vilard, toujours paysan à 78 ans et cultivateur de riz humide dans les montagnes de l’Artibonite. Ce soir-là, après s’être lavé le corps dans le ruisseau devant sa ferme, Rico a fait boire ses bêtes et cuire son souper, une assiette de riz blanc arrosée d’une sauce aux pois. Il a bourré sa pipe, s’est assis sur le seuil de sa maison et a ressenti les premières douleurs au ventre. Rico a l’habitude du mal. La faim, la malaria, la typhoïde, la dengue, les mauvaises piqures…la boue noire des champs inondés apporte tant de douleurs. Mais celle-ci était particulièrement violente et les décoctions de plantes n’y faisaient rien.

Vers neuf heures du soir, Rico, fiévreux, roulé en boule sur sa paillasse, a senti une boule de feu exploser dans ses intestins. Au milieu de la nuit, terrassé par sa huitième diarrhée blanchâtre, couleur « eau de riz », il a commencé à vomir à grands bouillons. Son corps se vidait. Encore quelques heures et il serait mort.

Rico s’est alors souvenu de cette maladie étrange dont parlait la radio locale. Et du cadavre de la vieille voisine de Gran Boukan, transformée en une nuit en poupée de chiffon sec. L’hôpital de Mirebalais était à plusieurs heures de marche, Rico a réveillé un moto-taxi. L’homme, d’abord terrifié par son teint cireux, a reconnu les yeux bleus de l’ancien, la limaille des cheveux blancs, son visage sec et brûlé et il n’a pas osé lui refuser la course. Accroché au porte-bagages, tordu de douleurs, Rico a prié le ciel pour ne pas lâcher prise. À quatre heures du matin, à Mirebalais, le médecin cubain n’a même pas établi de diagnostic. Il savait déjà.

On a installé Rico parmi tous les autres, sur une litière percée d’un trou au milieu, au-dessus d’un gros seau en plastique, dans l’odeur des excréments et du chlore désinfectant.
Une infirmière a planté une énorme aiguille dans son bras et ouvert à fond le goutte-à-goutte. Huit litres de sérum en une journée. Rico a gémi, vomi, s’est liquéfié, mais il a survécu grâce à la perfusion. Et quand il a réussi à avaler le SRO, sérum de réhydratation oral, mélange de glucose, de sel et de minéraux, le médecin cubain a soulevé son masque de protection pour lui dire qu’il survivrait au choléra. « Le mal vient de l’eau de la rivière », a répété le toubib. Les yeux bleu délavé de Rico, le ressuscité, n’ont pas cillé. Chez lui, pas de robinet, pas d’eau potable. Il n’y a que la rivière.

Mirebalais : la porte d’entrée du Mal.

Haïti explose toujours là où personne ne l’attend. Les experts redoutaient une épidémie dans les camps de réfugiés surpeuplés, autour de Port-au-Prince brisée par le séisme. Les médecins se rassuraient : « Au moins, le choléra est inconnu sur l’île. » La maladie, venue d’ailleurs, a frappé Mirebalais, un coin de campagne verte, fraîche, en hauteur, perdu dans les mornes à près de deux heures de route de la capitale.

Aujourd’hui, les gens d’ici pointent sans hésiter un poste des Nations-Unies, tenu par des soldats népalais de la Minustah, posé sur un mamelon à l’à-pic de la rivière Meilles. Depuis quelque temps, les fermiers alentour se plaignaient d’une odeur de latrines derrière le camp. La dernière relève militaire s’est faite en trois tranches, les 9, 12 et 16 octobre. Les 452 hommes arrivent directement du Népal dévasté par une épidémie persistante de choléra. Aucun d’entre eux n’est malade même si l’on sait que 80% des contaminés sont dits « porteurs sains », sans aucun symptôme mais capables de propager la maladie, notamment par les selles.

Inutile de s’approcher du « Camp Anapurna », barricadé, dont un officier U.N, tétanisé interdit l’entrée. Il suffit de descendre à pied vers la rivière pour noter un container nauséabond qui déborde, une canalisation crevée au-dessus du cours d’eau, la Meilles, qui enroule les flancs de la base militaire. La société Sanco, chargée du nettoyage des latrines, dit avoir vidé les fosses le 11 octobre, des fermiers racontent que l’ordure a été jetée sur la berge, il faut deux jours d’incubation avant le déclenchement de la maladie et le premier cas de choléra a éclaté… le 16 octobre à Mirebalais.

Dès les premières manifestations aux cris de « Minustah = Choléra », les Nations-Unies ont nié toute responsabilité. Plus d’un mois après, l’épidémie a gagné toute l’île, compromet les élections, menace de toucher 200 000 personnes et de tuer plusieurs milliers d’entre eux. Au Cap-Haïtien, à Hinche, à Port-au-Prince, les manifestants ont caillassé des véhicules de la Minustah, jeté des cocktails Molotov, brûlé des commissariats et attaqué des casques bleus népalais; les soldats ont riposté, il y a eu des morts et des blessés par balle. Et le représentant de la Minustah à Haïti, Edmond Mulet, a promis une véritable enquête épidémiologique.

Si la source du mal était confirmée, elle expliquerait l’ampleur et la rapidité de la nouvelle catastrophe qui a dévasté toute l’île en un mois à peine. Le contenu des latrines, véritable bombe biologique projetée dans l’eau douce, a suivi sur quelques kilomètres les méandres de la Meilles, avant d’atteindre Mirebalais, où passe la grande rivière d’Haïti, l’Artibonite. Elle traverse l’île d’est en ouest, des montagnes vers la plaine, avec ses grandes villes, et roule des flots forts et puissants, droit jusqu’à la mer des Caraïbes. L’Artibonite infestée devenue le grand vecteur du Choléra en Haïti? Suivons-la.

Petite-Rivière : le paradis souillé.

La piste défoncée, creusée de tranchées assassines, longe les boucles de la rivière. La poussière qui retombe au sortir du bois d’épines laisse apparaître des rizières fraîches, des lacs de verdure, des paysans à genoux dans la glaise crémeuse, une vallée heureuse, Haïti inconnue, paisible et silencieuse, où les hommes et les animaux, sont nés de la rivière et vivent de la rivière. En amont, des femmes, de l’eau jusqu’à la taille, font la vaisselle et lavent leur linge. Trois cent mètres plus bas, les hommes font baigner leurs vaches grasses et, en aval, des écolières, nattes noires, chemises blanches impeccables et rubans bleus, boivent à même la berge.

Les habitants de cette vallée d’Éden ne le savent pas mais le vibrion cholérique adore l’eau et l’humidité. Ce paradis aquatique est devenu la chaine de transmission, un immense bain de culture du choléra. Cette eau limpide mais souillée les envoie directement, hommes, femmes, vieillards et enfants, sur les brancards de l’hôpital de Petite Rivière, dévastés par les diarrhées et les vomissements en fusée, blêmes, cireux, à quelques heures de leur mort sans un traitement immédiat. Mirebalais, Petite-Rivière, le cours de l’Artibonite est si rapide que les premiers cas ici ont été signalés également dès le 16 octobre.

Sauf que personne n’avait encore compris la nature du mal, que l’Etat, indolent, a longtemps parlé de « simples diarrhées », que les fêtes de la Toussaint rassemblaient les familles des mornes éloignés et des plaines humides, que l’approche de l’ouragan Tomas mobilisait toute l’action de l’ONU et des humanitaires que Port-au-Prince inquiétait avec ses camps de toile vulnérables aux vents furieux ! Pendant tout ce temps, le choléra passait de la rivière Artibonite aux berges de la ville, infestait les canalisations, les égouts, les ruisseaux, les rizières, la moindre mare d’eau trouble.

Le vibrion du choléra est un assassin minable, fragile et craintif. Un peu de chlore dans l’eau, des mains lavées au savon, un terrain sec au soleil, de la bonne chaleur et il crève. Mais laissez-lui de l’humidité et il se propage en silence, résiste deux mois dans l’eau de mer et peut se terrer plusieurs années dans les plantes, le plancton, près des sources de vie. Invisible, le mal a pour lui d’être horriblement contagieux. Né des excréments, porté par l’eau, une mouche, le contact des mains qui touchent une bouche, il tue en laissant les morts terriblement contagieux pendant une dizaine de jours, infeste les parents éplorés qui embrassent leur fantôme d’enfant, le touchent et le caressent. De mains en mains, de source en source, le choléra traverse une ville, une île, un continent. Volatile et meurtrier, rien ne l’arrête. Aujourd’hui à Haïti, demain en République Dominicaine.

Le monde en est déjà à sa septième pandémie. Au 19ème siècle, il court à travers l’Europe et joue son « Hussard sur les toits » en France et en Italie. Dans les années 70, venu de la boue du delta du Gange et du Bangladesh, il traverse l’Asie, s’installe au Népal, prend sa part de morts en Afrique noire, ravage les Comores, Madagascar, et l’Amérique du Sud dès 1991. En assassin sournois, tenace et implacable, il tue d’abord les pauvres, ceux qui boivent l’eau des rivières, transportent des seaux, manquent de latrines, d’égout, de robinet d’eau potable, de tout. Haïti, l’île lointaine, était épargnée. C’est fini.

Quand l’assassin a frappé, il demeure endémique, ne quitte plus son territoire, tue pendant trois à six mois, se repose et recommence. Dès la mi-octobre, il est là, présent, dans ce paradis vert de Petite-Rivière, prêt à voler vers les montagnes environnantes, des deux côtés des berges de l’Artibonite dont le flot continue droit vers la première grande ville de la côte, Saint Marc, peuplée de 300 000 habitants.

Saint-Marc : l’explosion au grand jour.

Quatre jours à peine ! Nous sommes le 20 octobre et il aura fallu quatre jours pour que le choléra explose au cœur de la ville. Face aux chiffres, le directeur de l’hôpital reste pantois. Dix cas à peine le 19 octobre…quatre cents le lendemain ! Depuis, on reçoit deux cents personnes par jour au CTC, centre du traitement du choléra, installé par MSF. Huit heures du matin, un mouvement dans la foule qui piétine devant le centre, deux hommes portent un mannequin cassé, une jeune femme trop mince, les yeux révulsés, la peau brillante, complètement déshydratée. On la pose sur un brancard. Elle vomit encore, bouche ouverte, bras ballants, à l’article de la mort.

Perfusion immédiate. À côté d’elle, un homme jeune, tatoué, bras écartés, crucifié sur sa litière, gardé par un maton armé d’un fusil. Il vient de la prison de Saint-Marc, ravagée comme toutes les geôles du pays par la maladie. Dans un coin, malgré la chaleur, une femme entoure de ses bras une grosse couette, son bébé, deux billes noires exorbitées, qui tremble de fièvre.

Admissions, cas graves, morgue ou convalescents, le circuit des tentes est bien rodé. D’un sas à l’autre, parfois distant de quelques mètres, il faut sans cesse se laver les bras au chlore, faire pulvériser ses chaussures et se défendre de cette odeur qui donne la nausée. Ici, un vieillard à l’agonie, arrivé trop tard. Comme ces habitants des villages de montagnes, à six, huit heures de marche, venus à pied, transportés à dos d’homme ou de mulet, charriés en brancard ou dans une brouette de chantier.

Là, une femme ressuscitée par le traitement, convalescente, sauvée, que l’on pousse à boire des litres jaunâtres de SRO. La mort ou la vie, à quelques heures d’intervalle, à condition d’avoir accès aux soins. Course contre le temps. Le premier centre de toiles construit par MSF, sûr, en dehors de la ville, a été saccagé dans la nuit par des habitants qui craignaient la contagion. Il a fallu se résoudre à installer le CTC au cœur de l’hôpital, à deux pas des autres malades. Saint-Marc se répète que ce Mal n’est pas naturel, humain, mais le résultat d’une « force satanique ». Le diable, bien sûr !

Et d’où vient-il, sinon de ceux qui jettent des sorts ? La ville obscure affirme que les démoniaques font sécher des cadavres, les broient jusqu’à les réduire en poussières pour répandre cette cendre maléfique devant les maisons de leurs ennemis. Dans le CTC, les médecins soignent, les infirmiers expliquent, les aides soignantes rassurent. Il faut se battre contre l’ignorance, la superstition et contre le temps. Avec le choléra, inconnu en Haïti, et une population traumatisée, il faut se battre contre tout.

Gonaïves : les sept plaies d’Haïti.

Trois mille morts en 2004, six cents en 2008, Gonaïves est régulièrement submergée par les inondations. Quand la pluie s’arrête, l’eau ne se retire pas de cette grande ville plate, posée comme une éponge calcaire au raz du niveau de la mer. Tous les bassins versants de la région convergent vers cette métropole humide et effritée par la misère. On a bien commencé à élargir le grand fleuve mais les travaux se sont arrêtés à l’estuaire de La Quinte, formant un redoutable goulot d’étranglement.

Pour le choléra, Gonaïves est une terre d’élection. Venu des montagnes par écoulement et de Saint-Marc par proximité, porté par les commerçants et les voyageurs qui sillonnent infatigablement ce pays, le sale vibrion s’est installé dans ce monde aquifère peuplé de 400 000 habitants, dont 80 000 réfugiés du séisme de la capitale. Il ne lui manquait qu’un coup de vent…et il est venu, le 5 novembre, avec l’ouragan Tomas !

La tempête, furieuse, n’a frôlé la capitale, Port-au-Prince, que pour mieux déverser des trombes d’eau sur Gonaïves, un grand lac ouvert au vibrion assassin. Le lendemain, le camion-benne communal ramassait trente et un cadavres abandonnés dans les rues du centre-ville. Stupéfaction. Jamais, en Haïti, les familles n’ont osé se débarrasser de leurs morts. Ici, le culte des morts pousse les proches à s’endetter pour célébrer un enterrement de fête, avec musique et majorettes qui défilent dans la rue.

Au début, quelques uns ont bien essayé de laver les corps dans la rivière, avant d’apprendre que les cadavres étaient hautement contagieux. Le père a du renoncer à embrasser sa fille, les enfants se sont vu interdire de veiller leur parent, privés de caresse, de dernier baiser, de deuil.

Puis la peur a envahi la population et les camions municipaux ont commencé leur sinistre ronde. Quinze, trente, quarante suppliciés posés sur un trottoir, à deux pas d’une décharge ou sur la place publique, chargés par des employés municipaux qui roulent vers une fosse commune. Et des Haïtiens survivants mais bouleversés de ne pas avoir eu le courage d’enterrer décemment ceux qu’ils aiment. La honte et la souillure. La nuit, Gonaïves se cloître pour ne pas entendre passer les « Bayakous », ces hommes en noir chargés de vider les latrines. D’ailleurs, ce ne sont pas des hommes, murmurent les habitants, mais bien des Zombies, morts-vivants issus des ténèbres, seuls capables de vider l’ordure et l’excrément mortel par le seul pouvoir de leur esprit.

« C’est l’Apocalypse », souffle un Haïtien découragé. Haïti n’a pas eu la grêle, la pluie de grenouilles et les sauterelles des sept plaies d’Égypte mais elle endure misère, violences, ténèbres, séismes, ouragans, cyclones et maintenant ce choléra qui change les eaux en sang. À l’Hôtel de Ville, le maire a du mal à recenser les camions de morts. Et il lève les bras vers le ciel. Comme les médecins des ONG, qui soignent vite et bien mais savent que le nombre de cas officiel – 1.200, 1.500 morts ? -est largement sous-estimé et ne tient pas compte des paysans murés dans leurs mornes inaccessibles.

Comme les responsables d’un Etat en panne, qui appellent l’étranger au secours. Comme, enfin, les responsables de l’ONU, eux-mêmes conscients de la rapidité, de la gravité du mal et du manque de moyens. Oui, les bras au ciel ! Parce que tout le monde aujourd’hui en Haïti, médecins, ONG, gouvernement et Nations-Unies, reconnaît être dépassé.

La grande et belle route construite entre Gonaïves et Port-au-Prince par la communauté internationale a eu comme effet le plus spectaculaire de porter le choléra en quelques heures jusque dans les murs de la capitale. Port-au-Prince, ville détruite, trois millions d’habitants dont 250 000 sous la tente, ses bidonvilles, sa misère, ses élections à tenir. Et maintenant son épidémie de choléra.

Jean-Paul Mari


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