Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Hongrie: Le bain de jouvence

publié le 22/05/2007 | par benoit Heimermann

Si le water-polo est un havre sans importance, une activité marginale, un épiphénomène, il ne pouvait élire domicile plus approprié : une forteresse de briques rouges, plantée à l’extrémité d’une île, elle-même amarrée au beau milieu de Danube, en plein cœur de Budapest. La piscine du parc Marguerite est comme coupée du monde. C’est une joyeuse marmite où bouillonne quelques recettes de grand-mère et s’ébrouent autant de fiers à bras occupés à répéter une danse venue d’un autre temps.


On est loin des exubérances du sport moderne et des outrances qui vont avec. Ici, tout se passe sur un mode mineur. Dans le clapotis des efforts sans cesse recommencés, au rythme des longueurs toujours réactualisées. Sur un banc de bois usé, une classe attend sagement son tour ; sous d’interminables peupliers, deux jeunes filles prennent la pause. L’ensemble invite au farniente, à la sieste si on y prend garde.
Les apparences sont trompeuses. Cette oasis est en réalité une place forte, un conservatoire incomparable, un filon inépuisable : le creuset du water-polo mondial… Soixante-dix que cela dure ! Soixante-dix ans que la Hongrie montre l’exemple ! Dans le seul cadre des Jeux olympiques, les poloïstes du cru, et leurs plus proches voisins, ont collectionné sept médailles d’or, trois d’argent, trois de bronze. Leur plus mauvais résultat ? Une sixième place qui ne doit être considérée que comme un accident de parcours…
Dans le hall d’entrée de la forteresse rouge, une demi-douzaine de plaques de marbres rappelle ces évidences. Deux bustes placés en vis à vis ajoutent à la démonstration : celui du nageur Alfred Hajos, premier lauréat olympique hongrois, couronné dès 1896, et celui de Bela Komjadi, père du water-polo local, entraîneur d’envergure et pédagogue inégalé.
“ C’est à cause de lui que tout a commencé… ” Costume et bronzage impeccables, l’élégant Dezso Gyarmati joue les professeurs d’histoire. Lui-même multimédaillé olympique, il ne se fait pas prier pour évoquer l’ancêtre, ses œuvres et son message. Un homme, un seul, serait donc capable de révéler une tradition et de l’entretenir ? “ Un homme et un contexte ”, argumente le guide improvisé, trop heureux d’évoquer en cascade les multiples sources thermales de la ville ; les températures clémentes des bains innombrables ; le goût de l’improvisation d’un peuple d’artistes nés ; l’exemple des héros qui s’imposent ; l’émulation des générations qui se succèdent… “ Vous savez, une fois qu’une habitude est prise, il est difficile de rompre avec l’évidence… ”
Au bord du bassin principal, casquette renversée et ventre rebondi, Denes Kemeny ne pense pas autre chose. Depuis trois ans qu’il préside aux destinées de la sélection nationale, sa démarche s’inspire directement de cette tradition qui refuse de contredire ses origines, de cet héritage qui ne cesse de couler de source. Cette après midi-là, son père Ferenc, 65 ans, papotait avec quelques entraîneurs secondaires et son fils, Kristof, 9 ans, partageait un coin de piscine avec les gardiens de son équipe. Trois générations plongées dans une même et seule passion. “ Le water-polo hongrois c’est ça, insiste Denes. Un lieu d’échange, une famille où sans cesse les plus vieux stimulent les plus jeunes et où les moins expérimentés profitent des avantages acquis. ”
Et plutôt deux fois qu’une. Dans l’eau, Tamas Kesas ou Barnabas Steinmetz, deux obélisques en guise de bras, le buste large comme une cage d’escalier, revendiquent un père champion et l’ensemble de leurs coéquipiers un cousin, un oncle déjà installé dans la place. Denes encore : “ J’avais trois ans lorsque j’ai commencé. Mes parents avaient divorcé, et mon père m’a gardé auprès de lui. J’étais toujours fourré à la piscine. Le moindre joueur trouvait un truc que toute la ville était au courant en moins de vingt-quatre heures. ”
Même à la grande époque des bébé-champions élevés en batterie, en un temps où le sport communiste se gaussait de méthodes de recrutement infaillibles, le water-polo hongrois cultivait ses particularismes familiaux, son népotisme obligatoire. “ C’était comme une chaîne qui refusait de se briser, se souvient le père de Denes. Les gosses traînaient à la piscine. On les invitait derrière la ligne de but. Ils n’avaient plus qu’à regarder et à copier. ” L’habitude aurait-elle changée ? “ Pas vraiment, les gamins sont toujours là, mais ils sont peut être un peu moins nombreux parce qu’ils sont attirés par d’autres loisirs. Le choix est beaucoup plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ou trente ans. ”
Responsable des équipes nationales cadets et juniors, Ferenc est bien placé pour mesurer les petits pas de côté consentis par ses ouailles. Il l’est encore plus pour prévenir son fils des promesses offertes par les plus doués d’entre eux. Sur les dix-neuf joueurs sélectionnés pour les J.O. de Sydney, dix-huit se sont distingués dans l’une ou l’autre de ses formations d’apprentissage !
Depuis une demi-heure déjà, les largeurs de bassin s’additionnent. En fin de journée, les plus résistants auront parcouru dix kilomètres. Avec quelques exercices d’assouplissement en prime, des mouvements à reculons, des extensions à n’en plus finir, des séances de balistique sans fin. Le match, ce sera pour plus tard, comme une cerise sur le gâteau, une récréation à posteriori.
Vers seize heures, chacun revêt enfin son bonnet de cosmonaute. Les lignes sont constituées, toujours différentes, toujours inattendues, afin d’améliorer encore le degré de cohésion du groupe, ses automatismes et ses combinaisons. C’est bien d’un jeu dont il est question, où la dextérité prend le pas sur la force et le placement sur la vitesse. Actuel DTN de la natation française et ex-poloïste lui-même, Jean-Paul Clémençon avait prévenu : “ Vous verrez, ce sont des artistes. Avec les Hongrois, si on y prend garde, un match, même d’entraînement, peut se transformer en congrès de mathématiciens. Ils ont la réflexion et ils ont la vista. Comme Puskas, comme Kocsis, les merveilleux footballeurs des années 50… ”
Mais comment flottent-ils sans souffrir ? Comment trouvent-ils leurs appuis pour décocher de pareils missiles ? Comment anticipent-ils les espaces ? Denes a beau donner de son sifflet, commander que l’on interrompe une phase et que l’on en répète une autre, les échappées reprennent de plus belle. Devant le but, Garlely Kiss impose son cou de taureau et Zsolt Varga ses tentacules incessantes. L’ensemble de ces beaux bébés mesure près de deux mètres, les charges sont souvent musclées, mais aucun ne semble jamais pris de cours.
La veille, sur les hauteurs de Buda, au dernier étage d’un club de gymnastique privé, sous la contrainte d’instruments de torture obligatoires, on avait été frappé par ces contours de statues grecques, mais Attila Vari, attaquant au prénom prédestiné, avait insisté : “ Bien sur que le physique est important, mais cela ne suffit pas. Il faut avoir appris à jouer beaucoup ensemble, à connaître les plus petites habitudes de ses coéquipiers, ses faiblesses aussi… ”
Istvan Szivos mesure 2,02 m. Il est dentiste et fut l’un des meilleurs poloïstes du monde dans les années 70. Les épaules aujourd’hui légèrement voûtées, le regard perdu derrière de grosses lunettes, il concède : “ J’avais un avantage du fait de ma taille c’est certain, mais je n’aurais jamais excellé si je n’avais pas acquis ma technique qui est celle de tous les joueurs hongrois qui se respectent. ” Et de quels conseils le géant a-t-il profité en priorité ? De ceux de son père bien sur, lui-même champion olympique… “ On en sort pas, reprend le bon Gyarmati. Notre sport est un clan, une chasse gardée. Depuis toujours nous nous passons nos secrets, comme on se transmet un trésor. ”
A plus de quatre-vingt dix ans, Bela Rajki exhibe des tenues excentriques et vit dans une villa baroque à quelques encablures des célèbres bains Geller taillés dans la montagne. De sa voix d’outre tombe, celui que ses pairs considèrent comme le pape du polo magyar précise néanmoins : “ Lorsque j’entraînais l’équipe nationale dans les années 30 et 40, tous les joueurs sans exception venaient de la natation. Au fil des années, cette habitude c’est un peu perdue. Peut être que nos joueurs ont gagné en force ce qu’ils ont perdu en fluidité… ”. L’éternelle Saint Barthélémy qui, depuis la nuit des temps, oppose les poissons de la “ nat ” aux grenouilles du “ polo ” menace-t-elle à nouveau ?
Gyarmati : “ C’est vrai que dans les années 50-60, on ne faisait pas de distinguo. On s’entraînait tous ensemble. Ma femme, Eva, a été championne olympique sur 200 brasse en 1952 et ma fille, Andrea, médaille d’argent, vingt ans plus tard, sur 100 m. Mon compagnon Markovitz s’est marié avec Katalin Szöke, elle aussi médaille d’or en sprint. Elle avait 16 ans et nous l’avions surnommée le “ bébé-étanche ” parce que sa mère l’avait fait débuter à deux ans ! ”
Se sont les réalités économiques qui, semble-t-il, ont petit à petit creusé la vague entre les deux spécialités soit disant antagonistes. A l’époque des Jeux de Barcelone en 1992, le divorce faillit tourner à l’aigre. Au centre du conflit : l’improbable György Zamplényi, dirigeant retors et mégalomane, qui n’en pinçait que pour la natation. Avec la belle Kristina Egerszegi et l’infatigable Tamas Darny, il disposait, il est vrai, de deux poissons pilotes remarquables, parfaits pourvoyeurs de contrats et sponsors mirobolants. Encore un peu et la piscine Komjadi, située de l’autre côté du fleuve, plus moderne et mieux équipée que celle de l’île Marguerite, aurait été totalement interdite aux poloïstes ! Accusé d’avoir détourné les fonds fédéraux, longtemps recherché par Interpol, Zamplényi est décédé il y a deux ans. Depuis, et comme par miracle, le sport hier montré du doigt, a soudain refait surface.
Les résultats de Denes et sa bande ne mentent pas. Privé de lauriers olympiques depuis 1980, l’équipe hongroise vient de réaliser un joli tir groupé au cours des trois dernières saisons : médaille de bronze à la Coupe du monde, d’or au champion d’Europe et d’argent au championnat du monde ! “ C’est mieux qu’une promesse, insiste Denes, s’est la preuve que notre water-polo a retrouvé son équilibre malgré tous les changements que nous avons traversés ces dernières années. ”
Kemeny parle de la chute du communiste bien sûr, mais il aurait pu évoquer les événements de 1956 de la même manière. Du côté de Budapest, le water-polo, comme le football, ne s’est jamais épanoui en pleine indépendance. Et plus encore en cette année fatidique où l’équipe nationale fut opposée à celle d’URSS, en finale des Jeux olympiques de Melbourne, un mois à peine après l’intervention des troupes du Kremlin !
Que n’a-t-on pas entendu et écrit à propos de cette rencontre… L’eau couleur de sang, l’oppresseur vaincu par l’opprimé et toute la cohorte des fantasmes liés à cet affrontement aux allures de crime de laise-autorité. Gyarmati, témoin et acteur, tempère : “ J’ai toujours été taxé d’anticommunisme, c’est moi qui ai cousu un bandeau noir sur le drapeau hongrois, mais le match en lui-même a été beaucoup moins terrible que le contexte qu’il y avait autour. Après tout, nous avons gagné 4-0, la victoire ne faisait aucun doute, et ce n’est qu’à quelques minutes de la fin que Zador a pris un méchant coup de coude dans l’arcade sourcilière… ”
A bord du “ Gruzia ”, le paquebot qui menait l’équipe hongroise aux antipodes, l’ambiance était tendue. Une accompagnatrice avait filé à l’anglaise et c’est l’ensemble de la délégation qui ne cessa de se poser des questions. “ On nous poussait à rester en Australie, mais nous n’étions sur de rien, se souvient Gyarmati. Les communications étaient quasi nulles. Nous n’avions aucune nouvelle de nos familles. ”. Istvan Szivos : “ J’avais huit ans et nous n’avions même pas la radio pour savoir ce que devenait mon père. On a attendu et nous n’avons été rassuré que le jour où il a à nouveau sonné à la porte… ”
Sur les onze joueurs dépêchés à Melbourne, cinq seulement choisiront l’exil. “ Pas pour très longtemps, précise Gyarmati. Jeney et Karpati sont revenus au bout de quelques semaines. Moi-même, je suis parti deux ans aux Etats Unis, mais j’ai été très déçu. Et en 1964, l’ossature de l’équipe nationale hongroise a été reconstituée et nous avons remporté une nouvelle médaille d’or à Tokyo… ”
A l’inverse des vedettes du football qui purent monnayer leurs talents en Espagne ou en Italie, la plupart des poloïtes furent confrontés à une réalité plus contraignante. Gyarmati tenta sa chance en politique, il fut, plus tard, élu au parlement, mais la plupart de ses compagnons se contentèrent d’occupations accessoires. Loin des ors et des pompes du Real de Madrid ou de l’Inter de Milan, la petite famille du polo s’est serrée les coudes. Par habitude, et par nécessité. Denes Kemeny : “ Notre sport n’a jamais vraiment nourri son homme. J’ai toujours mené des études en parallèle. J’ai eu la chance d’exercer longtemps en Italie (cinq ans comme joueur, cinq ans comme entraîneur), mais j’ai aussi obtenu mes diplômes de vétérinaire pour assurer l’essentiel. Là encore, les choses ont changé depuis quelques années. ”
Le temps d’un week-end, sur les bords du lac Balaton, à une heure de route de Budapest, les protégés du coach béni s’offrent une pause récréative. Une exhibition susceptible (c’est le porte-monnaie qui le dit) de mettre un peu de beurre dans les épinards, susceptible aussi (c’est le cœur qui l’affirme) de promouvoir le jeu auprès d’un public plus large. Le sponsor italien est là qui veille et le ministre des sports qui se fend d’un petit discours. Ainsi va le water-polo en cette année 2 000. Une époque qui oblige douze des sélectionnés nationaux hongrois à jouer à l’étranger. En Croatie, en Serbie, en Allemagne, en Italie surtout.
Ah l’Italie ! L’opposant désigné et le bailleur de fond inespéré ; l’ennemi juré et le paradis proclamé ! “ Là bas, souligne Kemeny, mes joueurs peuvent gagner jusqu’à 40 000 F par mois alors que le salaire moyen d’un ouvrier hongrois est de 1 800 F ! Naples, Gênes, c’est un peu l’Eldorado. ” Une terre promise où le plus secret des sports se pratique même en mer, dans des criques protégées, devant des assistances multiples et qui a eu les honneurs d’un film culte, le beau “ Palombela Rosa ” où Nanni Moretti, metteur en scène et poloïste passionné, partageait la vedette avec Buda Wari, défenseur monumental. Un Hongrois cela va de soi…
“ Cet exode est naturel, remarque Jean-Paul Clemençon, mais il n’ôte rien au potentiel du water-polo hongrois, à son mystère, à sa spécificité. Au pays du Rubic’s cub on pratique un jeu unique, spontané et intelligent. Un cocktail inconnu ailleurs. En hongrois water-polo se dit “ vizilabda csapat ”. Allez comprendre quelque chose ! La Hongrie est vraiment à la source de ce sport. Elle a essaimé des habitudes et des entraîneurs dans le monde entier…”
A voir s’égailler et rire les fantassins revenus d’Italie et d’ailleurs dans l’antre historique de la piscine de l’île Marguerite, sous les regards prévenants des plus vieux, sous les applaudissements nourris des plus jeunes, on se dit que le rêve n’est pas mort. Qu’il n’a au contraire jamais été aussi crédible et beau.
Denes une dernière fois : “ Le processus a repris j’en suis certain. Il y a trois ans, je manquais un peu de gros bras. J’ai parié sur Peter Biros, un bon nageur qui a pratiqué en handball jusqu’à l’âge de 14 ans. Tout le monde m’a traité de fou. Lors des derniers championnats du monde, il a été impérial ! Depuis, les gosses l’on pris pour modèle et tout le monde veut jouer comme lui. ”


Copyright L'Equipe-Magazine.