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« II est difficile d’être un dieu » !

publié le 24/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Le tournage de la première coproduction Est-Ouest, dirigée par Peter Fleischmann, est une épopée.


Les balais. Où sont les balais ? Sur le plateau du studio Dovshenko à Kiev, un assistant allemand agrippe le bras d’un machiniste russe. L’équipe de tournage s’impatiente, la caméra et les projecteurs sont réglés, la scène attend d’être tournée : il suffirait d’un petit coup de balai pour faire disparaître les derniers gravats. « Désolé, tovaritch, dit le machiniste en secouant la tête, impuissant… balai, niet ! » Comment ? On tourne la première et la plus grande coproduction germano – franco – italo – soviétique de l’histoire des peuples, un film de science-fiction avec double voyage dans le temps, hélicoptère futuriste et cité imaginaire, qui va coûter au total 25 millions de marks, 10 millions de roubles, 10 milliards de nos centimes et… Et tout s’arrêterait là, le nez dans la poussière, paralysé, parce qu’il manque quelques misérables instruments archaïques de nettoyage à usage domestique et propulsion manuelle ? Le visage de l’assistant prend les couleurs de l’Apocalypse. La mort dans l’âme, le terrien doit décréter la pause. Les figurants posent leurs épées en carton, un noble venu du Moyen Âge s’installe sur son trône et déplie la Pravda, et l’étrange cité troglodyte, univers de polystyrène expansé à mi-chemin entre le Nom de la rose et Conan le Barbare, attend le retour du machiniste. Quand il réapparaît une bonne demi-heure plus tard, l’Ukrainien a un grand sourire aux lèvres et un balai de paille — un seul et sans manche — à la main. L’assistant veut parler, émet un faible râle et parvient à articuler : « Pas un balai… Il faut des balais. » Ces gens venus de l’Ouest sont décidément infernaux. Un ou des balais, avec ou sans manche, ça se planifie à l’avance ! Et le machiniste repart…

A l’autre bout du plateau, Peter Fleischmann, réalisateur et coproducteur allemand, n’en finit plus de découper un gros cigare entre ses dents serrées. Bien avant les balais, il a connu les mêmes problèmes pour trouver des marteaux, des clous ou de la colle. Bureaucratie : la Douane a retenu quinze jours à la fron­tière des camions bourrés de précieux matériels. Les autorités lui ont longtemps interdit l’usage des talkies-walkies sur le tournage avant d’autoriser enfin les communications… En russe exclusivement. Incompétence ou mauvaise volonté ? Ni l’une ni l’autre. Les Soviétiques assurent la moitié du budget, l’armée rouge n’a pas hésité à prêter ses milliers de soldats figurants et les décorateurs à Yalta ont construit en quelques mois pour les besoins du film une fantastique ville-labyrinthe sur deux étages. Ici le cinéma est une religion. Alors ? « Ce film est une aventure, nous sommes des pionniers », explique Peter Fleischmann. Pour la première fois, l’Est et l’Ouest ont décidé la coproduction d’un grand film, l’union sacrée du cinéma. Les deux veulent aller jusqu’au bout mais chacun a sa méthode. L’un joue avec l’argent, l’autre avec le temps. Le premier aime aller vite et improviser, le second adore prévoir et organiser. Dans la réalité quotidienne, les deux systèmes se heurtent de plein fouet.

A l’origine, le pari de la cohabitation était fou — ou révolutionnaire. L’insurrection culturelle a été fomentée comme il se doit par un groupuscule de conspirateurs secrètement réunis dans une villa de Munich une nuit de décembre 1984. La semaine du cinéma soviétique venait juste de se terminer. Autour de la table, ce soir-là, il y a des hommes très recherchés, en matière de cinéma : les réalisateurs Volker Schloendorff, Herzog, Peter Fleischmann et Kostikov, alors vice-ministre du Cinéma en Union soviétique. Voilà dix ans que Peter Fleischmann rêve de mettre en scène II est difficile d’être un dieu, un roman des frères Strugatzki. Etrange famille : Arkadi est sociologue à Moscou, Boris astronome à Leningrad ; ils écrivent leur roman à distance et toute la Russie connaît par cœur leur livre de science-fiction. Jusqu’alors, les Russes avaient toujours refusé de vendre les droits. A Munich, la nuit sera longue. Kostikov le ministre écoute les conjurés. Mieux ! Il approuve leur projet au nom de l’amitié entre les peuples et de la vo­lonté de l’URSS de démontrer sa capacité à travailler avec l’Occident. Au petit matin, Fleischmann est un homme heureux. Quelques semaines plus tard, il apprend par hasard que Coppola propose une montagne de dollars pour enlever les droits. Mais le pacte de Munich sera respecté, le contrat est signé en avril 1985, Fleischmann coproducteur a besoin de 12 millions de marks. Il n’a pas un sou en poche. La course au fric peut commencer.

« Au début, tout le monde se méfiait de nous… » Les financiers allemands font la grimace. Ainsi Fleischmann « le Rouge » veut faire maintenant un film avec les communistes, et en plus un film commercial ! Impensa­ble ! De son côté, Kostikov doit affronter les conservateurs du Parti, qui lui reprochent d’offrir la littérature, le cinéma et le public soviétiques en pâture à un étranger. A Moscou, la bureaucratie grince des dents.

En quelques mois, Fleischmann a récolté un peu d’argent emprunté à un vieil ami et une gousse d’ail confiée par son vieux conseiller financier : « II m’a dit de garder toujours de l’ail sur moi. Cela porte chance. Mon vieil ami est mort mais j’ai gardé le talisman », dit Fleischmann en tapotant sa poche. Au printemps de 1985, le réalisateur pénètre dans le bureau de Golan-Globus, gros producteurs américains. Le dialogue sera bref : « Je vous offre un million de marks, dit Golan. — Mon film coûte 25 millions de marks — Vous êtes fou ! Je suis producteur, pas bienfaiteur. »

Allemagne, France, Italie, Fleischmann court l’Europe, serre sa gousse d’ail dans la poche et récolte quelques millions. De quoi faire démarrer le film. Après dix-huit voyages de repérage, l’équipe choisit de tourner à Kiev. A quelques dizaines de kilomètres d’une usine nucléaire nommé Tchernobyl : « Fleischmann avait tout prévu sauf l’accident nucléaire de Tchernobyl », titre un journal allemand quand la centrale explose. Les Russes sont furieux, les financiers allemands lèvent les bras au ciel, les acteurs américains se désistent : le film est devenu radioactif. Soit, on ira tourner à Yalta au bord de la mer, la ville est touristique et l’hiver clément. En quatre-vingts ans, il n’a jamais neigé. Le pacte de Munich se termine à Yalta, logique. Le film démarre en avril 1987, au printemps. Dès la première prise, il neige à gros flocons ! Tournage annulé. Neige au soleil, désistement d’acteurs, problèmes de balais…

Sur le plateau, l’atmosphère est devenue irrespirable, le film a pris trois mois de retard et l’équipe doit maintenant filmer de grandes batailles dans le désert rouge sang d’Isfara, à la frontière de l’Afghanistan et de la Chine. Un paysage lunaire surnommé « le lieu du non-retour » où il faudra amener par hélicoptère des hommes, des animaux et tout le matériel. Et tourner, à cause du retard, par 50 degrés à l’ombre. Le marathon continue. « C’est vrai, il faut du temps et beaucoup d’énergie. Qu’importe ! Le film se fera, dit Peter Fleischmann dans sa chambre d’hôtel à Kiev. Déjà, on nous appelle chaque jour des quatre coins de l’Europe pour nous demander si on peut vraiment travailler avec les Russes. Au-delà de ce film, il s’agit en fait de trouver une alternative au marché traditionnel. Les Américains réalisent un tiers de leurs bénéfices en Europe ; et nous, 1 % seulement chez eux ! En coproduisant avec l’URSS, on peut faire front. Il y a ici des dizaines de millions de spectateurs enthousiastes, des servants du cinéma. On tire jusqu’à 2 000 copies d’un même film. Le marché est considérable. Si la perestroïka réussit, on parlera beaucoup du cinéma soviétique dans les années à venir. Nous ne pouvons pas être absents. »

Le lendemain, à la sortie du studio, le directeur soviétique de production roulait de grands yeux. Fleischmann voulait maintenant des rats, des vrais. « Impossible, camarade réalisateur. Les rats peuvent mordre des gens sur le plateau. Il faut un médecin sur place, une autorisation. Des papiers. Pas question de rats. Mais on peut avoir des cochons d’Inde. » Fleischmann a serré dans sa poche sa gousse d’ail et il a grogné, têtu : « Je veux des rats. »

JEAN PAUL MARI


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