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Il ont voulu briser la révolution…

publié le 17/02/2011 | par Jean-Paul Mari

Enragés par la perspective du changement, accrochés au statu quo, les ultras du régime ont tout tenté pour casser la révolte populaire, faire capoter le dialogue et interdire l’évolution démocratique. Récit


Ce jour-là, personne n’a compris. Un mystère. Aussi épais que la masse des gaz lacrymogènes qui obscurcit le ciel ce vendredi 28 janvier. Il est 17 heures, Le Caire est en éruption. Voilà quatre jours que la foule de manifestants affronte des milliers de policiers en guerre contre leur peuple. Charges à la matraque, tirs de grenade, gaz, arrestations, passages à tabac… rien n’y fait.

Les manifestants tombent, saignent, toussent, vomissent mais ne cèdent pas et le jour tombe sur la ville en pleine guérilla urbaine. Sur le pont du 6-Octobre, des hommes renversent à la force des bras un lourd fourgon de police. D’autres arrachent un kiosque de police et le jettent dans le Nil. Des voitures flambent aux carrefours. Partout, le feu, la cendre, la fumée. Soudain, le silence. Un grand silence. Déraisonnable, fou, incompréhensible. Les manifestants se frottent les yeux rougis par trop de gaz. Une pierre à la main, incrédules, ils regardent autour d’eux. Les blindés ont fait marche arrière.

Où sont les hommes en noir des forces anti-émeutes ? Plus rien. Les policiers ont disparu ! Il ne s’agit pas d’une débandade : «Je connais plusieurs officiers de police qui ont reçu, dès 16h30, les mêmes ordres du ministère de l’Intérieur, dit une journaliste locale. «Retour au camp immédiat. Chacun fait ce qu il veut. » » Certains ont perdu le contact avec leur chef et, à la radio de service, plus personne ne répond. Désemparés, des policiers se réfugient dans des appartements privés, d’autres jettent leur uniforme et leur matraque et s’habillent en civil pour se fondre dans la population. Les commissariats ne sont plus tenus et, devant les ambassades étrangères, les kiosques des gardes sont désertés.

Un peu plus tôt, le décret de la présidence, pourtant clair, demandait à l’armée de sortir de ses casernes pour venir prêter main-forte à la police. Les camps militaires sont loin, plantés à la périphérie de la capitale, et il faut du temps pour mettre en mouvement une armée et lui faire traverser une capitale de 20 millions d’habitants. D’abord, les M111, blindés légers, puis les T-62, chars lourds, et surtout les Abrams, énormes tanks de la guerre du Golfe.

Les militaires doivent changer les chenilles, faites pour le sable, et les remplacer par des protections en caoutchouc, sous peine d’éventrer toutes les rues du Caire. Certains engins sont même posés en hâte sur des poids lourds. Les premiers blindés légers arrivent en début de soirée mais le gros des troupes n’atteint le centre du Caire qu’en pleine nuit. Et les blindés sont faits pour percer une ligne de front, pas pour faire la police.

Sbires du pouvoir policier

Pendant plus de trois heures, le volcan d’une ville est abandonné, sans aucune protection ! Dix-sept commissariats sont incendiés, les armes sont volées, le grand immeuble gris du Parti national démocratique (PND), le parti au pouvoir, prend feu, éclaire le Nil de ses flammes, sans pompiers pour l’éteindre. Plus grave, les rues commencent à être envahies par des groupes inconnus, violents, déterminés. Des bandes de vingt à trente hommes, le visage dur, armés de gourdins, de couteaux, d’épées, parfois de pistolets. « Pour les habitants du Caire, la nuit a été affreuse, terrifiante… », dit Samar al-Gamal, reporter au journal « Al-Shorouk ».

Des quartiers chics de Mohandeseen à Maadi, lieu de résidence des expatriés, de Garden City, en plein centre-ville, jusqu’aux banlieues éloignées, des appels désespérés, généreusement relayés par la télévision d’Etat, signalent des brutalités, des pillages, des cambriolages. Des centres commerciaux sont saccagés, incendiés, le grand magasin Carrefour est dévasté.

La peur règne sur la ville. Et elle a été voulue. C’est un plan, un choix politique, un coup de force. Parmi les pillards, il y a bien sûr quelques gueux des bidonvilles venus profiter de l’aubaine. Mais le gros des commandos est composé d’hommes de main, employés à plein temps ou payés 500 livres la journée, à la fois supplétifs et sbires du pouvoir policier. Depuis quelques années, ils sont de plus en plus actifs, toujours disponibles pour bourrer les urnes du PND, intimider, casser de l’opposant, militant, professeur, avocat, journaliste, homme ou femme. Passages à tabac, bastonnades, mises à sac, vols et viols, ils sont prêts à tout. En 2005, les chiens sont lancés contre les manifestants opposés à un amendement de la Constitution favorable au fils du président.

«En 2007, pour la fête de l’Aïd, des groupes d’hommes en 4×4 ont semé la terreur dans les rues, s’en prenant notamment aux femmes, jeunes ou âgées, frappées et sauvagement violées », dit Mona Abaza, sociologue. Dans les rues du Caire, cette nuit de vendredi, les beltageya, les hommes de main, sont là, en force. Mais ils ne sont pas seuls. Sur les pillards capturés, les membres des comités de défense découvrent… des cartes de policier.

Six hommes sont arrêtés au volant d’un camion rempli de marchandises volées. La fouille révèle des cartes professionnelles et six armes automatiques. La meute des beltageya est bien encadrée par les hommes du ministère de l’Intérieur qui ont pour mission de semer la panique. «L’Etat voyou a jeté ses milices dans les rues », dit l’intellectuelle Dina al-Khawaja. Le message est simple : le peuple doit choisir entre le régime et les manifestants, l’ordre ou la terreur, la stabilité ou le chaos. A l’origine du message, il y a Habib el-Adly, le ministre de l’Intérieur, symbole de l’appareil répressif.

Les détenus forcent les portes

Depuis longtemps, les Egyptiens sont terrifiés par la puissance aveugle de l’Amn, la sinistre sécurité centrale qu’il dirige, forte de plus d’un million d’hommes. Persuadé que le président ne serait pas capable de contrôler la situation, c’est lui qui a ordonné d’ouvrir le feu sur les manifestants, ordonné le retrait des policiers, lancé ses commandos, ouvert les prisons et laissé sortir des milliers de détenus, criminels de droit commun qui se mêlent rapidement aux casseurs. Dans certaines prisons, les gardes abandonnent leurs postes et les détenus forcent les portes. Dans d’autres, la révolte est sanglante.

A la prison d’Abou Zaabal, une douzaine de prisonniers palestiniens, militants du Hamas et du Djihad islamique, s’échappent, traversent le désert du Sinaï et empruntent les tunnels de Rafah pour se réfugier à Gaza. A Wadi Natrun au nord du Caire, 22 membres du Hezbollah, dont l’un condamné pour complot en territoire égyptien, réussissent l’exploit de traverser les frontières pour se retrouver… chez eux, au Liban. Ailleurs, ce sont les Bédouins qui attaquent une prison à l’arme automatique pour libérer un membre du clan condamné pour trafic de drogue. Huit mille prisonniers au total ont réussi à se retrouver à l’air libre et, parmi eux, des centaines de membres des Frères musulmans. La grande évasion ! Aujourd’hui, Habib el-Adly le tout-puissant ministre de l’Intérieur, n’a plus le droit de quitter le pays, ses avoirs sont gelés et il est sous le coup d’une enquête.

Le coup de force visant à désamorcer l’insurrection par la terreur dure tout un week-end, sans grand succès. Mais quand le président Hosni Moubarak prononce un deuxième discours, fait des concessions et parle de négociations, c’est tout un pan du pouvoir qui panique. «La deuxième vague d’attaques a été lancée par l’oligarchie au pouvoir, dit Hala Mustafa, directrice de publication, écrivain et politique. Le but était bien de casser l’insurrection et les négociations par tous les moyens. » Hala Mustafa connaît parfaitement les rouages du PND. En 2002, Gamal Moubarak, le fils du président, pressenti pour sa succession, lui propose de rejoindre le secrétariat du parti.

Trois ans plus tard, déçue par l’absence de réformes, Hala Mustafa s’insurge, écrit un éditorial dans le « Washington Post » sur « la guerre silencieuse» et les manipulations du système, et devient très vite l’objet de très grosses pressions. Elle veut démissionner. Refusé ! On exige son silence et elle est bannie des médias. Aujourd’hui, à la fois dans et hors du système, elle décrypte la structure complexe d’une oligarchie, mélange d’hommes d’affaires liés au PND, à Gamal, fils du président, de parlementaires appuyés par une partie de la police secrète et qui n’hésitent pas, lors des élections ou de troubles, à faire appel aux policiers en civil et aux beltageya, les hommes de main.


Chevaux et chameaux

Au coeur du système du PND, il y a aussi Ahmed Ezz, le bras droit de Gamal, un magnat de l’acier, roi du monopole, symbole fort de la collusion entre les businessmen et le parti. A l’automne dernier, lors des dernières élections législatives remportées par le parti avec… 98% des voix, c’est lui qui était à la manoeuvre, derrière les achats de voix et les grossiers bourrages d’urne, transformant des élections pourtant déjà acquises en un énorme et pitoyable scandale. Pour cette oligarchie, pas question de voir le régime s’effondrer, changer ni même évoluer : « Leur but n’est pas de protéger leurs affaires mais bien de garder l’entier monopole sur le pays », dit Hala Mustafa.

De plus, la crise intervient dans le contexte d’une lutte interne au sein du PND, divisé en deux groupes. D’une part, Gamal, le fils du président Moubarak appelé à lui succéder et soutenu par sa mère, Ahmed Ezz, son bras droit, et le lobby des affaires. De l’autre, des intellectuels et des politiques proches d’Omar Souleiman, 74 ans, le chef des services de renseignement égyptien, un militaire, l’homme le plus puissant du pays après le président. Son credo : patriotisme, discipline, sens du devoir et fidélité sans faille à son président.

Cette fracture va devenir spectaculaire après le discours du président Moubarak. Alors qu’il vient juste de parler à la nation en évoquant des concessions et un dialogue avec l’opposition, une nouvelle vague de violence, inédite, secoue Le Caire. L’épisode le plus surréaliste voit arriver, en plein jour, sous les acclamations des pro-Moubarak, une dizaine de chevaux et de chameaux sur les berges du Nil. Le singulier cortège remonte le fleuve vers le pont, le musée et la place Tahrir. Là, depuis des heures, des commandos pro-Moubarak attaquent des milliers de manifestants à coups de pierres et de cocktails Molotov pour les déloger de leur bastion.

Ahuris, les manifestants voient arriver cavaliers et chameliers lancés, cravache haute, dans une charge de la cavalerie légère. Dans les poches des assaillants, vite désarçonnés, des cartes du PND. Ils viennent de Nazlet el-Seman, un village touristique au pied du Sphinx, dont le député local est connu comme un dur pro-Moubarak.
L’attaque, grotesque mais spectaculaire, est suivie d’une offensive autrement plus tragique qui va durer toute la nuit. Aux abords du Musée, face au pont qui sépare les deux camps, une pluie de pierres et de cocktails Molotov transforme l’espace en champ de bataille, avec barricades, voitures en feu, blessés et morts.

Les commandos pro-Moubarak attaquent sans cesse par vagues mais les premiers rangs de la place Tahrir, renforcés par de solides Frères musulmans, tiennent bon. Tout autour, sur les huit accès à la place, d’autres commandos de dix à vingt hommes armés, beltageya et policiers en civil, bloquent les accès, entourent les véhicules de passage, les pillent, extraient les passagers, les bastonnent jusqu’au sang et les emmènent mains liées dans les caves des services de sécurité. Officiellement il n’y pas plus de police… et pourtant elle continue à arrêter les manifestants !

75 reporters bastonnés

Commence aussi une chasse féroce à l’étranger, particulièrement aux journalistes. Caméras et appareils photo brisés, reporters bastonnés, équipes de télévision enlevées, la répression est systématique. Un journaliste égyptien est abattu par un sniper et mourra quatre jours plus tard. Un reporter suédois, disparu, est retrouvé le lendemain dans le coma avec plusieurs coups de couteau dans le corps et une fracture du crâne. Les locaux de la chaîne Al-Arabiya sont ciblés et dévastés.

Al-Jazeera est interdite, ses journalistes arrêtés, son matériel confisqué. La BBC, CNN, France 24, TF1, les journalistes de la presse écrite, personne n’échappe aux commandos pro-Moubarak, voire à la vindicte de la population intoxiquée par une télévision d’Etat qui crie au complot mené par des espions venus de l’étranger. Un mort, 75 reporters bastonnés, 73 arrêtés et parfois détenus toute la nuit… Il s’agit bien d’empêcher de témoigner et de faire savoir au pays que toute discussion, tout changement est interdit. En quelques jours, le noyau dur du pouvoir égyptien, allié aux requins des affaires, a tout tenté pour faire échouer la « révolution de la colère » et provoquer un bain de sang.

Ils ont failli réussir à empêcher toute discussion quand l’opposition, horrifiée par la violence, a refusé le dialogue. Aujourd’hui, la direction du PND a été décapitée et remplacée, Gamal ne sera jamais président, Ahmed Ezz et trois anciens ministres, dont le ministre de l’Intérieur, sont interdits de sortie du territoire, les manifestants, têtus, engagés dans une guerre d’usure, sont toujours sur la place Tahrir et, surtout, le dialogue entre pouvoir et opposition, même fragile, s’est engagé.

Les durs du Caire ont perdu la première bataille.