Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Liban. Prix Albert Londres 2021. « Ils ont fui la guerre en Syrie… ils sont morts dans les explosions de Beyrouth »

publié le 19/11/2021 | par grands-reporters

Grands-reporters publie les reportages des lauréats récompensés par le prix Albert Londres 2021.

Aujourd’hui, Caroline Hayek pour l’Orient-Le Jour.

Une mère, un mari, un frère… ces familles syriennes pensaient avoir vécu le pire en quittant leur pays avant que le drame qui a endeuillé la capitale libanaise n’emporte leurs proches.

« Baba, elle est où maman ? » « Elle est partie au Cham (en Syrie). » « Est-ce qu’on peut l’appeler sur WhatsApp ? » Alaa el-Mohammad, 31 ans, ne trouve pas les mots face aux supplications de Zeinab, 7 ans, et d’Omar, 4 ans. Comment peut-il leur dire qu’il a conduit la dépouille mortelle de leur mère, Nawal, 28 ans, jusqu’à la frontière syrienne ?

Et que, puisqu’il risquait de se faire arrêter par l’armée du régime en mal de recrues, des proches ont dû prendre le relais pour accompagner la défunte vers sa dernière demeure, dans son village natal de Sabikhan, proche de Boukamal ? Cette jeune mère de famille est l’une des 40 victimes syriennes connues des explosions qui ont soufflé le port de Beyrouth et endeuillé la capitale le 4 août.

« Peu importe combien ça allait me coûter, je voulais absolument qu’elle repose en Syrie », raconte son époux, une semaine après le drame qui a fait au moins 180 morts. Lui a eu la chance d’être aidé financièrement par son employeur. Mais beaucoup ont dû se contenter d’enterrer l’être aimé dans des cimetières réservés aux réfugiés syriens, comme à Daraya, dans le Chouf, ou dans un village reculé du Akkar.

« Il y a des cas terribles. Beaucoup de familles syriennes au Liban ne sont pas conscientes de leurs droits et nous sommes là pour les assister. Un donateur privé a par exemple tenu à prendre en charge les funérailles des victimes syriennes de la double explosion », explique Yasmin Kayali, cofondatrice de l’ONG Bassmeh & Zeitooneh.

Qui se souviendra de ces vies fauchées ? Ils pensaient avoir échappé au pire en fuyant la guerre dans leur pays, parfois dans des conditions invraisemblables. Ils se sont reconstruit au Liban, ont fondé un foyer, se contentant du peu que ce pays voisin avait à leur offrir et affrontant quotidiennement un racisme devenu banal. Sous les tentes plantées à la hâte dans les rues de Gemmayzé, où des ONG s’activent pour distribuer des aides aux sinistrés, Alaa s’est vu refuser l’assistance.

« Tu es syrien ? Poursuis ton chemin », lui a lancé un homme. Lui, comme d’autres, se sont habitués au fait d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. Alors, lorsqu’il a su, le 6 août, que le président français se trouvait à quelques encablures de chez lui, en tournée dans les quartiers dévastés de Gemmayzé et Mar Mikhaël, il s’est rué pour l’apercevoir. Sans succès.

« J’ai toujours aimé la France, j’ai appris la langue à l’école. J’écoutais Sarkozy à la télé. Je voulais remercier Macron d’être là. Les dirigeants arabes quels qu’ils soient ne respectent pas leurs peuples », dit-il.

Dans son appartement au carrelage et vitraux anciens, proche de la descente de Sofil dans le quartier d’Achrafieh, une odeur de peinture fraîche se dégage et rien ne laisse présumer du cataclysme. Ce jour-là, la déflagration propulse la famille au sol et les petits se mettent à hurler. Par instinct, Alaa sort dans la rue, après s’être assuré que les siens vont bien, puis se dirige vers l’appartement de son employeur, qu’il retrouve blessé alors qu’il était dans sa piscine.

Sans hésiter, il le porte sur son dos et marche en direction du Centre médical universitaire-hôpital Saint-Georges qui, quasi détruit, ne pourra pas les accueillir. Il ne le lâchera pas avant que des médecins ne le prennent en charge, une fois arrivés à l’Hôtel-Dieu de France. Il ignorait alors que son épouse, Nawal, qui semblait indemne, souffre en réalité d’une hémorragie interne, et est emmenée au Sacré-Cœur.

« Je suis arrivé juste à temps pour lui prendre la main, puis elle est morte », raconte-t-il.

 

« Je ne sais pas m’occuper d’un bébé »

Nawal avait 20 ans lorsqu’il l’a épousée contre l’avis de ses parents. Elle venait de divorcer d’un cousin aux mœurs dissolues, avec qui elle vivait en Arabie saoudite. « Je me sens seul. On s’aimait tellement. Je lui répétais qu’il fallait s’accrocher ici, même si c’était dur ces derniers mois à cause de la crise. J’ai enlevé la Syrie de ma tête depuis longtemps », dit-il. Fin 2012, les combats entre les différentes factions font rage à Deir ez-Zor.

L’État islamique s’empare au fil des ans de territoires et terrorise les populations. Alaa continue de faire des allers-retours entre Beyrouth, où il s’est installé quelques années plus tôt, et sa ville, théâtre des pires exactions. Les exécutions en public finissent de le convaincre qu’il ne peut plus laisser Nawal vivre loin de lui. « Des Algériens, des Tunisiens, des Allemands sont venus faire la loi chez nous et imposer leur vision de l’islam. Mais c’était tout sauf l’islam », s’insurge Alaa.

Le régime syrien bombarde et largue des barils d’explosifs sur la province qui devient méconnaissable. Après avoir échappé au pire, Nawal et les enfants arrivent enfin à Beyrouth en 2017. C’est là que naît leur petit dernier, Jamaleddine. « Il n’a qu’un an et ma femme l’allaitait. Je donne des biberons la nuit, mais je ne sais pas m’occuper d’un bébé », lâche le père, impuissant.

La petite Farah va et vient de manière compulsive dans l’appartement familial, situé dans un quartier populaire de Sin el-Fil. Elle n’a qu’un an et demi, mais elle semble percevoir que quelque chose ne va pas. « Mon mari avait voulu l’appeler Farah (joie) dans l’espoir que la roue tourne pour nous », raconte Fatmet Blousso. Cette femme de 35 ans, mère de quatre enfants, en paraîtrait dix de moins si seulement des cernes noirs n’entouraient pas ses yeux qui ont versé trop de larmes.

Son mari, Abdelkader, 46 ans, venait de baisser le rideau de fer de la forge dans laquelle il travaille, dans le quartier de la Quarantaine, lorsque les explosions du port ont eu lieu. Il décédera deux heures plus tard à l’hôpital de Bsalim, dans le Metn, faute d’avoir pu être pris en charge dans la capitale. Sur le canapé, ses deux filles aînées restent prostrées. Leur unique fils, Brahim, est resté cloîtré dans la chambre.

Ahed, 16 ans, montre ses esquisses au crayon mine. Des visages de femmes, mais aussi la carte du Liban avec un cœur brisé en deux. Cela fait sept ans qu’ils vivent au Liban, après avoir quitté Alep sous les bombes. Les filles n’ont pas vraiment d’amies libanaises de leur âge. Ici, on ne se mélange pas. Les regards désapprobateurs des voisins suffisent à leur rappeler leur condition. Celle de réfugiés. De « persona non grata ».

Abdelkader travaillait dur pour que sa famille ne manque de rien, se raccrochant à un coup de fil qui aurait pu leur ouvrir les portes vers l’Europe. En fuyant Alep, ils pensaient avoir échappé au pire. Aux privations quotidiennes et au rationnement des denrées. Aux bombardements du régime incessants sur leur quartier, al-Cha’ar, et à la destruction de leur immeuble. Fuir, de ville en ville, avec la peur d’être arrêté par les prorégime comme par les anti.

« Quand nous sommes arrivés au Liban, les petits n’arrivaient pas à dormir la nuit. Au moindre bruit de feux d’artifice, ils étaient terrorisés », raconte Fatmet. « Je fais quoi sans lui moi maintenant ? » lance-t-elle, en allaitant Farah.

 

« Même dans les “moussalssal”, vous ne verrez pas des parcours comme les nôtres »

Les familles el-Abed et Ismaël sont des miraculés. Leur appartement situé en face du jardin public de la Quarantaine, et dans lequel ils s’entassent à 18, a été pulvérisé par le souffle des explosions. Un bénévole venu réparer la porte d’entrée pénètre dans la salle désormais vide. Le bruit du tournevis électrique terrorise les enfants qui se bouchent les oreilles et courent se réfugier sous la abayya de leur grand-mère.

Allongé comme un gisant sur un matelas posé à même le sol, Abdelkhalek el-Abed, 26 ans, a le regard perdu dans le vide. Il remercie le ciel de l’avoir épargné, mais c’est aujourd’hui un homme brisé. Ses neveux l’ont extirpé du tas de ferrailles qui s’est abattu sur lui. Dieu sait quand il pourra se payer une chirurgie pour soigner sa fracture pelvienne. Pour ces familles originaires de Deir ez-Zor, les explosions sont la goutte de trop.

« Même dans les moussalssal (séries TV) vous ne verrez pas des parcours comme les nôtres », souffle la matriarche. « Notre rêve à tous est de rentrer chez nous, mais nous n’avons plus rien », dit-elle. « Tu imagines maman, depuis le temps, notre maison à Deir ce serait un château aujourd’hui », lance Abdallah pour tenter de lui faire décrocher un sourire.C’est l’histoire de propriétaires terriens syriens contraints de tout vendre pour une bouchée de pain afin de trouver refuge dans un taudis de la Quarantaine.

L’histoire de jeunes hommes contraints d’abandonner leurs études de littérature arabe ou d’ingénierie pour venir ramasser les poubelles des Beyrouthins pour quelques centaines de milliers de livres. Abdallah Ismaël, lui, est encore une fois passé entre les mailles du filet. Il s’en est sorti avec quelques égratignures, mais le moral est en berne. Après avoir échappé aux bombes au début de la guerre syrienne, il a dû fuir son pays parce que ses nouveaux occupants imposaient leur loi.

« Daech m’a fait arrêter parce que je portais un tee-shirt qui n’était pas à leur goût. Après une nuit en cellule, j’ai compris que je ne pouvais plus rester là », raconte-t-il. Il quitte tout, sans un sou, et court en claquettes de ville en ville : Raqqa, Tell Abyad, Idleb, avant de gagner la Turquie. Durant un an, il trime dans une usine jour et nuit pour amasser assez d’argent afin d’exfiltrer sa famille vers le Liban. Mais il déchante vite. « Ici, on ne nous considère pas comme des humains », lâche-t-il, avant de regretter d’en avoir trop dit.

Aref el-Ali plonge sa main au milieu des débris de verre. Il en retire un protège-passeport et un récépissé en lambeaux du paiement de la mécanique. « C’est à Mohammad ça ! » dit-il. L’homme au visage buriné s’accroupit, le regard vide, face aux baies vitrées désormais nues. Le port de Beyrouth n’est qu’à 300 mètres à vol d’oiseau. Son frère, Mohammad, 31 ans, a été foudroyé par la double explosion alors qu’il regardait l’incendie de ce même appartement inoccupé situé au 12e étage de l’East Village à Mar Mikhaël. Étage après étage, la cage d’escalier laisse deviner la panique et l’horreur dans lesquels les occupants ont été plongés. Une trottinette jetée dans un coin, un ours en peluche couvert d’une poussière blanche et des traces de sang séché sur les marches.

Au rez-de-jardin, près de la loge du concierge, des tasses de café sont encore posées sur une table en plastique rose couverte de gravats. C’est de là que Mohammad el-Ali s’est précipité vers les étages pour essayer de comprendre ce qu’il se passait. Trois autres personnes décéderont dans l’immeuble, dont son architecte, le Français Jean-Marc Bonfils. Avant d’en devenir le concierge, Mohammad était ouvrier sur le chantier de ce building ultramoderne. « Tout le monde l’appréciait ici. Les habitants lui avaient même confié les clés de chez eux.

C’était quelqu’un de souriant, de chaleureux. Il n’y en avait pas deux comme lui », confie son frère. Issu d’une famille de paysans originaire d’al-Sukkariah al-Koubra, une bourgade proche d’al-Bab, dans la province d’Alep, Mohammad n’a jamais voulu rejoindre les forces révolutionnaires qui se sont progressivement emparées de sa région. Comme beaucoup, il est séduit par la vague du changement, mais refuse de porter les armes pour un camp comme pour un autre.

Alors il s’enfuit, se cache de village en village, et parvient enfin à entrer au Liban en 2014 avec son épouse. Il ne remettra plus jamais les pieds en Syrie. « Tu penses que je mourrai ici (au Liban) ? » avait-il dit un jour à Aref, qui avait souri. Il laisse derrière lui une fille de 6 ans et deux garçons de 3 et 1 an. « Il ne se faisait pas d’illusions sur sa vie au Liban, et il ne vivait que pour que ses petits reçoivent une bonne éducation.

Un jour, il est revenu bouleversé. Il s’était vu refuser l’entrée d’un jardin public avec ses enfants sous prétexte qu’il était syrien », raconte Aref el-Ali. Une blessure vive pour son frère qui ne parvient plus à retenir ses larmes.


TOUS DROITS RESERVES