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Inde – La revanche des intouchables

publié le 09/03/2009 | par Olivier Weber

C’est un petit étang où les hommes de bonne volonté se donnaient la main pour taquiner le goujon. Dans cette campagne reculée, les hautes castes, les « dieux sur terre », et les intouchables, les « derniers des humains », ne se croisaient pas, sauf pour la pêche. Là, devant l’étang de Barampur, près des terres brûlées par trop de soleil, on oubliait son rang, on riait, on rêvait de pêche miraculeuse pour nourrir les deux villages. Puis la mousson est venue, la grande mousson, celle qui enfle les rus, qui abreuve les champs, calme les nerfs et réchauffe les coeurs après une si longue attente. Lorsque la pluie a cessé, Ram Prasad, paria au royaume des ombres, s’est rendu avec son bout de bois et son hameçon vers l’étendue d’eau. Où lancer sa canne ? L’étang avait débordé. Dans les champs inondés se mélangeaient les deux mondes, les purs et les impurs, expression du Bon Ordre de l’Univers.

Avec ses camarades du village, Ram, 23 ans, humble parmi les humbles, un profil d’homme volontaire, des cheveux bouclés, est resté plusieurs heures au bord de l’étang, les pieds dans l’eau, riche d’une pêche généreuse. Avec ces poissons, Ram espère manger à sa faim durant toute la semaine, lui qui ne gagne que 30 à 40 roupies par jour (5 à 6,50 francs) à suer corps et âme dans les sillons. Mais Ram n’avait pas vu que d’autres nuages s’amoncelaient dans les cieux voisins, ceux du village des purs, les thakurs, les hautes castes, les « deux-fois-nés ». La nuit approche et Ram ne se soucie pas des ténèbres alentour. Nul besoin de chercher dans les parages le message du mahatma Gandhi, la « Grande Ame » de l’Inde : cette lande de l’arrogance, où les impurs ne peuvent croiser l’ombre des purs et se pencher sur le même puits, reste d’abord celle de la violence et du châtiment.

Brusquement surgit une escouade de villageois, les thakurs. « Vous n’avez rien à faire ici, on va vous donner une leçon ! » hurle une voix. Dans la pénombre, Ram Prasad et ses camarades reconnaissent Paras Singh, 26 ans, qui n’a qu’une main, et ses frères. Ils sont armés de triques et de pistolets. Alors l’enfer commence, les coups pleuvent, sans que Ram et les siens aient le temps de se défendre, et comment y songerait-il quand se révolter équivaut à souiller le pur, et ainsi à mettre en péril son karma, la somme des actes passés ? Ram parvient cependant à clamer que ces terres appartiennent aux parias depuis trois générations et que pêcher dans ces eaux débordantes est leur droit le plus strict. Mais nul ne lui répond, sauf par les coups, qui tombent avec une régularité de métronome.

Comment le manchot Paras Singh, celui que l’on croisait souriant dans le bus qui mène à la ville, peut-il plonger dans tant de haine? Meurtris, Ram et ses cinq camarades ne voient pas venir une autre vague de thakurs : ceux-là portent des bidons à la main. Ram comprend aussitôt : ce liquide que les hautes castes s’apprêtent à jeter, c’est de l’acide, celui qui sert dans la coopérative à fabriquer de l’engrais. Un nouvel enfer commence. Ram et ses amis hurlent, l’acide leur ronge la peau. Puis le ciel chavire, la nuit étoilée disparaît, les yeux brûlent…

Aveuglés, Ram et ses camarades se traînent à tâtons jusqu’à leur hameau, à quelques centaines de mètres. Les villageois leur portent secours, les emmènent au poste de police voisin, à Mati. Mais les policiers les refoulent. « Allez ailleurs, en enfer si vous voulez ! » A l’autre poste, même scène. Les policiers ont peur, et leur chef est précisément de haute caste. Alors les blessés sont ramenés au village, baignés dans l’eau, et l’acide ronge davantage leurs chairs et leurs yeux.

Deux jours plus tard, à Lucknow, la paisible capitale de l’Etat de l’Uttar Pradesh, la cité aux larges avenues des anciens nababs mongols, la ville où le Lyonnais Claude Martin bâtit en 1795 un magnifique palais qui ressemble à un gâteau rose, devenu le collège La Martinière, un haut fonctionnaire intouchable aux épaisses lunettes apprend la nouvelle en lisant le Hindustan Times. Il bondit sur son siège, dans le bureau d’où il gère la Commission des basses castes et des minorités pour l’Uttar Pradesh, 160 millions d’habitants, l’un des Etats pauvres de l’Inde. Son sang ne fait qu’un tour : quelle injustice sévit encore dans les campagnes alentour !

A 66 ans, Swarn Dass Bagla, une voix de basse qui traverse les murs, des yeux en constant mouvement, n’a jamais cessé de se révolter contre la condition des siens. Fils d’un paysan sans terre, intouchable de la sous-caste des chamars, les manoeuvres du cuir, il était destiné au travail forcé à 8 ans et demi mais se rebella et décida d’entrer à l’école communale. Premier de sa classe, il bénéficia d’une bourse et finit étudiant la nuit à l’université de Delhi, après une journée de labeur dans les bureaux d’un comptable et sept kilomètres de marche. Aujourd’hui, Bagla n’a pas perdu la foi : « Je suis fier d’être dalit, et j’ai bien l’intention de faire cesser notre esclavage. » Désormais, S. D. Bagla symbolise le nouveau combat des parias qui ont dit non à leur condition de sous-êtres, immuable depuis trois mille cinq cents ans que le système socio-cosmique des castes existe. « Les dalits ne veulent plus courber le dos, payer pour leur naissance. Pourquoi, sur cette terre, ne naît-on pas égaux en droits ? Qu’on cesse de nous exploiter ! » clame le porte-parole des gueux face à ses pairs qui lui demandent audience dans un défilé incessant. Grâce à son poste au gouvernement provincial et à sa connaissance du droit, il peut ordonner aux pouvoirs publics une enquête, rétablir la justice, plaider la cause des inférieurs au tribunal. Bagla, c’est un mélange de Saint Louis sous son chêne et de Robin des Bois dans la plaine du Gange.

Ce matin-là, quand il apprend l’horreur de Barampur et le sort des vitriolés, défigurés, à moitié aveugles, bandés de mauvais pansements, la poitrine lacérée, Bagla hurle dans son combiné. Il exige que la police enregistre la plainte. Et demande instamment aux médecins de l’hôpital de Lucknow, qui avaient refusé les blessés, de soigner les intouchables de l’étang de Barampur, dont trois sur cinq ont déjà perdu un oeil, et de leur procurer une escorte afin de protéger Ram et les siens des senas, les milices privées, qui écument les campagnes pour que règne l’ordre des nantis. Surtout, Bagla a persuadé les victimes de porter plainte.

Les dossiers consultés pendant deux jours, les rapports de police, du gouvernement provincial, de l’hôpital, ne démentent pas Bagla : ces impurs avaient le droit de pêcher, ils se trouvaient sur leurs terres, fussent-elles inondées par cette eau que veulent contrôler les purs. Aujourd’hui, Ram et ses amis ont le visage défiguré, le sourire effacé à jamais sous leurs lèvres tordues. La peur au ventre, ils redoutent d’approcher le village des thakurs, distant d’un kilomètre à peine. Là, nul ne parle : dans les demeures des purs, le silence vaut approbation des assaillants, tous jetés en prison dans l’attente d’un procès, grâce au combat de Bagla, sauf un, Govind Singh, écarté de la geôle en raison de ses 15 ans. Les regards sont durs. Rien n’a véritablement changé depuis le voyageur Le Gentil, qui, en 1768, lors d’un périple « fait par ordre du roi », écrivait : « Les brahmes [brahmanes, les hautes castes] ne se prêtent aux questions qu’on leur fait que de la plus mauvaise grâce et les accompagnent souvent du plus grand mépris. » Le village entier est chargé de haine, comme si l’on n’attendait qu’une seule occasion pour venger cet affront, la révolte des parias dans les campagnes face à l’ordre ancestral.

Dans l’Uttar Pradesh, les 22 millions d’intouchables ont désormais trouvé un porte-parole. Mais un long chemin reste à parcourir, même si le mahatma Gandhi avait promis aux harijans, les « créatures de Dieu », appellation jugée péjorative par les intouchables, une rédemption et des postes dans la fonction publique. Certes, le président indien, K. R. Narayanan, est lui-même un paria. Mais le vrai pouvoir reste entre les mains des hautes castes. « L’économie, les médias, la politique, la culture sont tous des secteurs contrôlés par les brahmanes, comme 98 % des postes d’enseignants », estime dans son jardin à l’abandon l’avocat Vaidya Nath Rawat, qui défend lui aussi les exclus, et non sans mal, face à un parterre de juges de noble extraction. Sur les 50 000 avocats de l’Uttar Pradesh, seuls 3 000 sont issus de basses castes.

A Delhi, un homme volubile de 40 ans et qui déborde d’énergie reprend le flambeau de Bagla. Ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances, Ram Raj, qui a conquis de haute lutte son doctorat en droit, s’est lancé dans la politique afin de fonder un parti des pauvres et défendre les 150 millions d’intouchables de l’Inde et les 200 millions de membres des minorités tribales, de même rang. Paria, il s’est converti au bouddhisme pour échapper à sa condition de serf. « Pendant des années, dit-il, on nous a battus, on a confisqué nos terres, on a violé nos femmes. Maintenant, nous relevons la tête, plus rien ne sera comme avant. »

Apôtre de la non-violence mais partisan de la politisation des basses castes, Ram Raj en a assez du fatalisme, du système du jati, fondement d’un ordre social immuable, de l’apartheid millénaire entre bien-nés et mal-nés. Maintes fois, il a été menacé pour avoir fondé un parti, la Confédération des castes et tribus répertoriées, et des gardes du corps l’entourent désormais. Il bataille dans deux directions : pour qu’intouchables et basses castes aient accès aux mêmes emplois que les autres et utilisent pleinement le système de « réservation » des postes du secteur public prévu par la loi ; et pour que change ce qu’il appelle « l’esclavage mental », le fait que les intouchables paient pour leurs incarnations antérieures. « Naître comme dalit est un enfer. Mais un jour viendra où tout sera balayé. Cela demande beaucoup de travail. Mais il ne faut plus qu’il y ait de viols et de meurtres en raison du rang à la naissance. C’est trop injuste. »

Ce rêve que le mahatma Gandhi n’a pu concrétiser de son vivant, celui d’une société sans discrimination, Swarn Dass Bagla et Ram Raj veulent le réaliser, et même parvenir à un monde sans castes. Sur leur route, on croise des miliciens adeptes de la bastonnade, des brahmanes qui entendent ne pas reculer d’un pouce, et l’immense peuple des déshérités, damnés des étangs et soumis des champs. Ceux-là ne demandent qu’à relever la tête, et que leur ombre ne soit plus bannie du chemin ensoleillé des purs.

Par Olivier Weber
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