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Inde: L’Ashram des enfants esclaves

publié le 04/07/2010 | par grands-reporters

C’est un lopin de terre pelée, perdu au milieu de la campagne du Rajasthan. Une dizaine d’hectares cernés par un muret, où serpentent des rubans de terre battue bordés de cailloux blancs qui relient trois pavillons. Ecole, cantine, dortoir. Dès le matin, le soleil darde le potager étique. A l’horizon, la crête des montagnes oscille déjà sous la chaleur. Au beau milieu de ce carré de désert, une ribambelle de gamins, accroupis autour d’un grand bassin, lavent leurs hardes en plein cagnard.

Ce n’est pas une colonie de vacances. Pas tout à fait une école non plus. Nous sommes au Bal Ashram, le refuge des enfants esclaves. Ici débarquent de tous les coins du continent indien, les gosses à demi démolis qu’on a réussi à arracher au joug de leurs patrons-bourreaux. A l’extérieur, la barbarie d’un monde qui enchaîne 60 millions d’enfants à un métier à tisser ou à un four à briques, et leur brise les jambes pour les empêcher de fuir. A l’intérieur, derrière la barrière bricolée de palettes de bois, le récif salvateur. La respiration. Le lent retour à la vie.

Cette année, le Bal Ashram va fêter son 6e anniversaire. Il est administré par l’association indienne Global March (Against Child Labour), seule ONG au monde à oser mener des campagnes de sauvetage. A force d’écumer les régions du pays où l’exploitation des enfants est monnaie courante,- notamment la “carpet belt’, le tristement célèbre “croissant” du tapis, en Uttar Pradesh, où sont employées plus de 300 000 petites mains -, Global March a déjà secouru 70 000 mineurs. Pour les recueillir il a fallu ouvrir deux autres centres, le Mukhti ashram, pour les filles, et le Balika Ashram, où sont formés les plus âgés. Tous les 6 mois, sous la houlette du directeur, Kailash Sathyarthi, une vingtaine de salariés préparent une opération coup de poing ; repèrent les lieux de l’offensive ; interrogent les voisins ; notent les détails indispensables (horaires d’ouverture, départ des gardiens, portes de sortie, etc.) ; pénètrent dans l’usine, brisent les chaînes s’il le faut, et évacuent les prisonniers au beau milieu de la nuit. Deux fois par an, débarque donc dans le havre désertique du Rajasthan une meute de gamins hagards, faméliques et souvent mutilés.

Immobile sur une balançoire, Atchekouma, 7 ans, est arrivé il y a deux jours. Il est 6h30 du matin. Pendant que les autres s’activent autour du bloc de béton qui sert à la fois de piscine et de lavoir, Atchekouma observe les silhouettes ruisselantes d’eau dans la lumière blanche. Il n’a toujours pas prononcé un mot. Au Bal Ashram, les nouveaux arrivants sont dispensés des travaux domestiques. On leur laisse le temps de s’adapter. Le temps de prendre conscience que leur enfer est fini. Une trêve nécessaire : la première semaine, voire les premiers mois, certains cessent de se nourrir, d’autres de parler, d’autres encore pleurent, sans interruption. Ils ne parviennent pas à comprendre pourquoi : pourquoi eux, pourquoi cette attention, pourquoi ce soudain cessez-le-feu. D’abord – normal – ils se méfient.

Atchekouma tripote les bandelettes qui enveloppent ses mains. Il a les doigts striés de coupures et semés de trous infectés : signe distinctif des tisseur de tapis. Pour les cuiseurs de briques, ce sont les brûlures. Pour les boys, les cicatrices suppurantes. Ramkrapal, le maître d’école, le questionne avec douceur : “combien de temps as-tu passé à tresser des tapis ? Qui t’a emmené là-bas ?” Atchekouma ne tourne pas la tête, ne bouge pas un sourcil. Difficile de dire l’indicible. Au Rajasthan, les enfants passent en moyenne six mois à se refaire une santé. Les plus âgés y apprennent les rudiments d’un métier – charpentier ou tailleur. Après quoi, une majorité d’entre eux retourne dans sa famille, sous le contrôle de l’association qui assure un suivi scolaire. Ceux qui n’ont pas de parents deviennent pensionnaires permanents de l’ashram.

La journée est réglée au cordeau. Dès 5h30, les 60 élèves sont à pied d’oeuvre : il faut arroser les plantes, nourrir les oies, bêcher le potager, faire la lessive, balayer le dortoir. Participer à l’entretien et au fonctionnement de l’ashram est un impératif : la rigidité de l’emploi du temps aide les enfants à se reconstruire. “Ils doivent découvrir le sens du partage, l’autonomie, la responsabilité”, explique Ramkrapal le maître d’école. “En fait, on leur apprend à s’armer”. Cet objectif central sous-tend toute la pédagogie de l’ashram. Le maître Ramkrapal sait de quoi il parle : ancien enfant esclave, il arbore lui même sur le visage une profonde cicatrice, dont il refuse aujourd’hui encore de dévoiler l’origine. A l’ashram, chacun de ces rescapés porte en lui comme un mystère, l’ombre de sa douleur.

“Les Tigres du Bengale en voie de disparition…Vague d’empoisonnements à l’eau potable à Bombay…” D’une voix enrouée, Ramkrapal égrène les gros titres. La classe commence, toujours, par une lecture commentée du journal. A neuf heures tapantes, les élèves, tous âges confondus, sont assis en tailleur sur la natte poussiéreuse. C’est à l’ashram que la plupart a franchi pour la première fois le seuil d’une salle de classe. “Alors, qui sait me dire où se trouve Bombay ?” Silence dans les rangs. “Il faut apprendre la géographie !”, se désespère le maître. “Autrement, si vous avez un problème, comment allez-vous vous en sortir ?” Petite leçon de géo indienne utilitaire : “Bombay, Etat du Maharastra, Commissariat central de Police – avenue Cuffe Parade.” Les élèves répètent en chœur. Ramkrapal les relance : “et quel est le grand problème, pour les enfants à Bombay ?”

Au troisième rang, immense sourire aux lèvres, Kinshu lève très haut la main. A 9 ans, c’est l’une des plus brillantes recrues de l’ashram. “La mendicité, la mendicité !”, s’exclame-t-il. “Là-bas, on trouve le plus grand bidonville d’Inde”. Il y a trois ans, Kinshu a été tiré des griffes d’un riche bourgeois d’Amristar, qui l’a esclavagisé deux ans durant, sous prétexte d’éponger les dettes de son père, un ouvrier alcoolique et violent. 100 roupies la semaine (à peine 2 euros), un seul repas quotidien, 18h de travail par jour, 7 jours sur 7, bien entendu. Quand il est arrivé ici, le garçon souffrait de dysenterie chronique et n’avait que la peau et les os. Aujourd’hui, Ramkrapal le professeur en est convaincu : Kinshu le surdoué sera le premier élève du Bal Ashram à entrer à l’université. En attendant il faut qu’il file à la cuisine, car il est de corvée.

“Qu’est-ce que c’est que ces chapatis ovales ?” Ghansiam, le cuistot tibétain de l’ashram, gronde ses petits mitrons qui étalent de travers leur pâte à pain. A chaque repas, cinq enfants l’épaulent aux fourneaux. Pas du luxe : il faut cuire 20 kilos de riz, presqu’autant de lentilles et des piles de chapatis. A 13h30, la cantine est bondée. D’un geste agile, les gamins engouffrent le contenu de leur assiette – une platée de riz baigné de daal (soupe de lentilles). Concert de succions. Ils sont voraces. Comme si c’était leur tout premier repas. Une vraie faim de crève-la-dalle.

La cantine se réveille soudain. Les enfants se poussent du coude en riant : Badram fait son entrée. Arrivé il y a un mois à peine, ce gamin de onze ans ne parle pas l’hindi. Seulement le dialecte d’un coin perdu de l’Andra Pradesh. Alors, il fait le pitre. Mains sur les reins, démarche en canard, il avance en caressant un ventre rebondi imaginaire, grognant des ordres dans un charabia hilarant. Derrière ses fourneaux, Ghansiam le gros cuisinier rigole de bon coeur – la caricature, c’est lui, évidemment. Mais le numéro préféré de Badram, c’est son ancien patron : le boss de l’usine de pâtisseries où il a vécu enchaîné pendant 3 ans. La parole lui manque pour raconter son enfer. Alors, il mime : la moue hautaine, le regard mauvais. Les coups de bâton, qui pleuvent sur son dos pour un oui ou pour un non. Le coup de couteau, dans son tibia, la lame, retournée avec une précision sadique. Pour que la plaie ne se referme pas. Pour qu’il ne puisse pas s’enfuir. Quand Badram mime son ancien patron, les autres se taisent, pétrifiés.

Une chaleur sèche balaie l’ashram en début d’après-midi. Les enfants baillent. En classe, Manosh, le psychologue et co-directeur, remplace Ramkrapal, pour le “programme pédagogique” : deux heures de jeux libérateurs, qui permettent aux garçons de raconter leurs souffrances, sans honte. En cercle, chacun apprend par coeur l’histoire de son voisin. “Allez, toi, dis-nous ce que tu sais sur Pradeep.” Debout, mains derrière le dos, le gamin débite d’une voix appliquée : “Pradeep est né à Pankhakata. Etat : Rajasthan. District : Jaipur”. Le psychologue l’encourage d’un hochement de tête. “Ses parents étaient fermiers. Le chef du village a dit que Pradeep était un enfant-diable. Alors ils l’ont drogué pour l’offrir en sacrifice”. Terrible récitation, déclamée comme une comptine. On apprivoise la mémoire comme on peut. Trois rangées plus loin, Pradeep, le regard fier, se redresse. Son camarade sèche, alors Pradeep écarte une mèche de ses cheveux en bataille et désigne l’épaisse cicatrice qui traverse son crâne. “Ah oui… Il s’est réveillé au moment où le prêtre allait le décapiter”, reprend l’autre précipitamment, “et la machette lui a entaillé le crâne. La déesse avait refusé le sacrifice.”

Applaudissements enthousiastes. A l’ashram, tous les enfants connaissent l’histoire de Pradeep le môme maudit. Laissé pour mort dans une fosse, ce miraculé a passé 6 mois à l’hopital. Puis s’est échappé, avant d’être rattrapé par un hôtelier d’Ajmer qui l’a enfermé dans son arrière cuisine. “Quand nous l’avons sauvé, Pradeep était un enfant sauvage”, se souvient le psychologue. Il a fallu lui réapprendre à parler, l’empêcher de mordre, le rattraper quand il fuguait. Aujourd’hui, le sans-famille est devenu la mascotte de l’ashram et défile en tête des manifs contre l’exploitation des enfants. Plus tard, il veut devenir “travailleur social, pour sauver d’autres enfants”. Enfin, peut-être. Il aimerait aussi être capitaine de l’équipe indienne de cricket. Car en attendant de grandir, Pradeep dispute à Kinshu le poste de meilleur lanceur. Le cours se termine à 17h. Malgré la chaleur écrasante, les élèves se précipitent sur le grand terre-plein poussiéreux pour une nouvelle partie de leur sport favori.

C’est une bande de mômes crasseux qui débarque, deux heures plus tard, pour le dernier moment clé de la journée : le “programme culturel”. Une session de chants et de danse, une heure et demie de pur défoulement. On a sorti le tambour sur le perron de l’école. C’est l’heure de gloire de Badram. Entouré de ses camarades qui l’acclament, le garçon se lance. Regard provocant, déhanchement ensorceleur, c’est un danseur né. Une heure durant, ruisselant, il chaloupe, sautille et tourbillonne passionnément. Malgré sa jambe blessée. Sans jamais se lasser.

Plus tard, les yeux mis-clos, Kinshu entonne une mélopée interminable – un hit de Bollywood, une histoire d’amour comme en raffolent les indiens. De trilles en envolées aigües, la voix blanche berce l’assemblée des enfants. Mains entremêlées, épaule contre épaule, les gamins ne se lâchent plus. Atchekouma sussure ses premiers mots à l’oreille de son voisin. Une nuit d’encre tombe sur l’ashram.


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