Inde : Quand la dot continue de tuer les femmes
Malgré son interdiction légale depuis 1961, la dot continue de causer des violences contre les femmmes, des meurtres et des suicides forcés
Un drame familial révélateur d’une pratique persistante
Mamta, Kalu et Kamlesh Meena, trois sœurs, étaient mariées à trois frères. Victimes de sévices infligés par leur belle-famille, qui réclamait une augmentation de leur dot, elles se sont suicidées avec les deux fils de Kalu (l’enfant à droite sur la photo, âgé de quatre ans, et un nourrisson de 27 jours). Leurs corps ont été découverts dans un puits le 28 mai 2022 à Dudu, dans le Rajasthan.
En Inde, la pratique de la dot est interdite depuis 1961. Pourtant, le nombre de crimes liés à la dot ne cesse d’augmenter, aggravant la précarité et la vulnérabilité des femmes. La persistance de cette pratique met en lumière la résistance de la société indienne à l’interdiction d’un système qui relève moins de la tradition que de la marchandisation croissante de la société, où tout, même le corps des femmes, devient un enjeu économique.
35493…c’est le nombre de femmes tuées entre 2017 et 2022 en Inde
Trente-cinq mille quatre cent quatre-vingt-treize (35 493) : c’est le nombre de femmes tuées entre 2017 et 2022 en Inde à la suite de conflits liés à la dot, selon le Bureau national des registres criminels. Ces chiffres officiels sont sans doute sous-estimés : de nombreuses dowry deaths (morts pour cause de dot) sont déguisées en suicides ou en accidents domestiques. Au-delà, bien d’autres formes de violences sont exercées contre les femmes et les filles à cause du système de la dot. Pourtant, cette pratique est interdite depuis plus de soixante ans.
Est-ce la loi qui est mal conçue ou son application qui fait défaut ? Comment protéger les femmes et les filles indiennes face à une législation et une justice défaillantes ?
La prohibition de la dot depuis 1961
Selon Le Robert, la dot est « un bien qu’une femme apporte en se mariant ». En Inde, la dot est majoritairement payée par la famille de la mariée. Toutefois, cette pratique est illégale depuis l’adoption de la loi sur l’interdiction de la dot (The Dowry Prohibition Act – DPA) en 1961, votée grâce aux efforts du Mouvement indien des femmes.
Cette loi, amendée à deux reprises au milieu des années 1980, définit la dot comme « tout bien ou toute valeur mobilière donné ou convenu d’être donné, directement ou indirectement, par l’un des époux à l’autre, à la belle-famille ou à toute autre personne avant, au moment ou après le mariage » (Section 2, DPA 1961). Les « cadeaux » offerts entre époux ou à la belle-famille au moment du mariage restent autorisés s’ils ne sont pas exigés. La loi ne s’applique pas non plus au mahr (dons du fiancé ou de sa famille à la future mariée ou à sa famille) lorsque les époux sont soumis au droit islamique.
En Inde, en l’absence d’un Code civil unifié, le mariage est régi par les lois des communautés religieuses auxquelles appartiennent les époux.

Voir : Trois femmes
Des sanctions pénales limitées
La dot est sanctionnée civilement et pénalement. Sur le plan civil, toute convention relative à une dot est nulle (Section 5, DPA 1961). Sur le plan pénal, la remise, l’acceptation, l’exigence, l’incitation ainsi que la publicité d’une dot en vue d’un mariage sont passibles de sanctions.
Les peines encourues varient de six mois à cinq ans d’emprisonnement, assorties d’une amende de 10 000 à 15 000 roupies (environ 105 à 160 euros), ou d’un montant proportionnel à la valeur de la dot lorsque celle-ci dépasse 15 000 roupies (Sections 3, 4 et 4-A, DPA 1961).
Sous l’impulsion des féministes indiennes, le Code pénal a été amendé deux fois pour inclure des infractions spécifiques à la dot, avec l’introduction des notions de dowry cruelty en 1983 et dowry death en 1986.
- La dowry cruelty, passible de trois ans d’emprisonnement et d’une amende, désigne tout acte de cruauté infligé à une femme par son mari ou sa belle-famille en lien avec une demande de dot. Il peut s’agir de blessures graves, de mise en danger de sa vie, de sa santé mentale ou physique, de harcèlement moral ou de tout autre comportement susceptible de la pousser au suicide (Section 498-A du Code pénal indien).
- Le crime de dowry death est puni d’une peine d’emprisonnement de sept ans à la perpétuité, assortie d’une amende. Ce crime est caractérisé lorsque :
« la mort d’une femme est causée par des brûlures ou des blessures corporelles, ou intervient dans des circonstances anormales au cours des sept années suivant le mariage, et qu’il est démontré que, peu avant sa mort, la victime a été sujette à des actes de cruauté ou de harcèlement de la part de son mari ou de la famille de son mari, en relation avec une demande de dot » (Section 304-B du Code pénal indien).
Depuis 2005, le harcèlement d’une femme pour exiger une dot peut également être sanctionné en vertu de la loi sur la protection des femmes contre la violence domestique (Section 3-b).

Voir : Inde la malédiction d’être une femme
Une pratique en expansion malgré l’interdiction
Malgré les efforts législatifs, la pratique de la dot persiste dans toutes les classes sociales et tend même à se développer.Les chercheurs Gaurav Chiplunkar et Jeffrey Weaver expliquent que plusieurs facteurs économiques favorisent la perpétuation et la hausse du phénomène. La « qualité du mari » joue un rôle clé : plus un homme est considéré comme de « qualité supérieure » (en fonction de son niveau d’éducation et du prestige de sa profession), plus la dot exigée est élevée. Cela pousse les familles des futures mariées à payer sous peine de devoir marier leurs filles à des prétendants jugés de moindre qualité.
Par ailleurs, les maris ont un intérêt économique à accepter une dot, notamment pour compenser les investissements réalisés dans leurs études ou financer, à leur tour, la dot du mariage de leurs propres filles. D’autres chercheurs soulignent que l’exigence de la dot permet aux familles des maris d’acquérir des biens de consommation (moto, téléphone, voyage, appartement, voiture, etc.). Ce consumérisme renforce l’assujettissement des femmes et des filles, créant un contexte propice aux violences.
Une menace pour les femmes et les filles
La dot est l’une des principales causes de violences conjugales et familiales en Inde. Chaque année, des milliers de femmes sont tuées par leur mari et/ou leur belle-famille pour une dot jugée insuffisante ou impayée.Selon une étude publiée dans The Lancet, le nombre de dowry deaths officiellement recensé est largement sous-estimé. De nombreux crimes liés à la dot sont maquillés en accidents domestiques. Le cas des trois sœurs du Rajasthan en 2022 illustre tragiquement cette réalité.
Par Allane Madanamoothoo. Associate Professor of Law, EDC Paris Business School
Crédit photo : Xavier Galiana/AFP
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