Intifada: Radiographie d’un échec.
Après quatre ans d’Intifada, 3613 morts palestiniens, 970 israéliens, une économie dévastée, beaucoup de Palestiniens, comme Yasser Abed Rabbo, signataire des accords de Genève, estiment que le recours à la violence contre les civils israéliens a été une erreur majeure
De notre envoyé spécial, Jean-Paul Mari
Il y a un grand soleil d’hiver, une lumière blanche et l’odeur de l’herbe verte qui pousse haut entre les pierres. Il a beaucoup plu récemment. Ici, depuis quatre ans, il pousse régulièrement des tombes. Le cimetière de Ramallah est un chantier permanent. Au plus fort des combats, quelques balles sont venues écorner les pierres tombales, si serrées, qu’il faut les contourner en piétinant. Certaines sont toutes fraîches, la terre encore retournée, plantées d’une jeune tige d’olivier; d’autres sont plus anciennes, bordées de fleurs et d’un petit banc sous un grand pin, à l’époque où il y avait encore de la place et le choix.
Il suffit d’errer, de relever un nom, une date, deux drapeaux croisés, un mot, «martyr», pour relire dans le désordre l’histoire de l’Intifada Al-Aqsa, le deuxième «soulèvement». Il y a les morts historiques et les autres, oubliés. Ici, le premier manifestant tué en l’an 2000 à Ramallah; là, Abou Ali Mustapha, chef du Front populaire de Libération de la Palestine, le premier grand dirigeant palestinien abattu le 27 août 2001, retrouvé assis sur son fauteuil, le corps carbonisé par deux missiles entrés par la fenêtre de son bureau. Plus loin, une mort ordinaire, Aïda Fathia, une femme qui rentrait chez elle un soir d’avant la fête de l’Aïd, les bras chargés de cadeaux, tuée de deux balles dans la poitrine.
Dans un coin, un mort effrayant, Dia Hussein Tawill, jeune homme solitaire, silencieux et trop pieux, kamikaze qui s’est fait exploser dans le quartier de French Hill à Jérusalem et dont le père, furieux, jure qu’il l’aurait ligoté sur son lit s’il avait pu deviner son projet. Il y a les morts absurdes, comme cette tombe de 7 mètres de long, celle d’une femme et des quatre enfants qu’elle conduisait à l’école en empruntant le véhicule de son mari, Abou Kouek, leader du Hamas, visé par le missile tiré de l’hélicoptère. Quatre années d’Intifada de Ramallah à Jérusalem, de Hébron à Gaza, de Jénine à Naplouse, 3600 Palestiniens tués, par conviction ou par hasard. Et si tous ces hommes, femmes, enfants, vieillards, étaient morts pour rien?
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La première Intifada de 1987, la «guerre des pierres», a débouché sur les accords d’Oslo en 1993, un processus de paix, le retour de Yasser Arafat et la création de l’Autorité palestinienne. Mais aujourd’hui Mahmoud Abbas, le nouveau chef de l’OLP, l’homme qui promet d’être le prochain président, affirme: «Le recours aux armes dans l’Intifada actuelle nous a fait du tort et cela doit cesser.» En clair, la militarisation de l’Intifada et notamment les attaques suicides en Israël ont abouti à l’échec.
Au départ, il ne s’agissait pourtant que d’un soulèvement populaire, frère jumeau de l’Intifada des pierres. Le 28 septembre 2000, quand Ariel Sharon pénètre sur l’Esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam à Jérusalem-Est, la visite du chef du Likoud fait l’effet d’une énorme provocation. Elle déclenche une émeute qui fait plusieurs dizaines de blessés. Dès le lendemain, 7 Palestiniens sont tués à Jérusalem. Le surlendemain 30 septembre, la Cisjordanie et Gaza s’embrasent, 16 morts et des centaines de blessés. Les Israéliens envoient des blindés vers Naplouse et tirent des roquettes antichar. A Gaza, la mort filmée de Mohammed al-Dourra, 12 ans, tué dans les bras de son père, devient le symbole de l’Intifada. En Galilée, une manifestation d’Arabes israéliens est durement réprimée: 13 morts. En dix jours, l’Intifada fait une centaine de victimes et pas un seul mort israélien.
Chez les Palestiniens, vétérans de la première Intifada, c’est la stupeur. Ils n’ont pas d’armes et ont repris les pierres du soulèvement de 1987, mais la réponse cette fois est différente: peu d’arrestations, pas de matraques, pas de consignes de «briser les os», mais des tirs à balles réelles, pour tuer. Devant la colonie de Netzarim à Gaza, à l’endroit où le jeune Mohammed Al-Durra est tombé, les jeunes manifestants qui s’élancent, pierres et drapeaux à la main, se font faucher dans un sinistre ball-trap par les tirs des snipers de Netzarim postés à 500 mètres d’eux. En fin de journée, des cris éclatent: «A quoi bon se faire massacrer? A quoi servent nos pierres? Il nous faut des armes!»
Le 12 octobre, deux soldats israéliens égarés et pris à l’entrée de Ramallah se font happer par la foule à l’intérieur même du commissariat de la ville. Ils sont piétinés, lynchés et défenestrés: les deux premiers morts israéliens. La scène d’horreur, filmée par la télévision, marque un tournant de la crise. Quelques heures plus tard, le commissariat est détruit par deux missiles tirés d’hélicoptère et Israël impose un premier blocus des villes palestiniennes. Et l’escalade continue! Le 20 novembre, un attentat à la bombe contre un bus scolaire tue deux colons israéliens. En représailles, des hélicoptères de combats et des navires de guerre pilonnent la bande de Gaza. Sommet arabe au Caire, conférence à Charm el-Cheikh, négociations de Taba… rien n’y fait, personne ne parvient à arrêter l’embrasement.
Six mois plus tard, Ariel Sharon est au pouvoir quand, le 21 mars 2001, le premier kamikaze se fait exploser au cœur d’Israël. D’un côté, kalachnikovs, mines, roquettes artisanales, ceintures d’explosifs et série d’attentats suicides; de l’autre, tanks, hélicoptères de combat, avions F-16, assassinats ciblés, arrestations massives, bouclages, incursions, siège des villes, réoccupation des territoires et construction du Mur… les quatre années à venir ne sont que douleur, mort et destruction.
«Le résultat? C’est une catastrophe historique! On a subi une terrible hémorragie, développé une culture du sacrifice qui nous était étrangère et nous vivons tous désormais dans une grande prison», dit le Dr Abdulhadi, directeur d’un institut d’études palestinien. Du côté des combattants, Saïd, un cadre des Tanzim, l’unité combattante du Fatah, ne cache pas sa colère: «Rien! On n’a rien gagné! Politiquement, on a reculé.» Du côté des victimes, Jamal al-Durra, gravement blessé et père du jeune Mohammed tué à Netzarim, est amer: «Notre sacrifice n’a servi à rien.» Exténué, un habitant de Ramallah reconnaît: «Au début, on se battait pour Jérusalem et le droit au retour des réfugiés. Aujourd’hui, je rêve de voir disparaître ce check-point en bas de chez moi!»
Les barrages. Ici, ils sont devenus l’obsession du quotidien. La Cisjordanie en compte 703 au total. Trente-neuf sont tenus en permanence par des soldats, dont dix-sept sur la ligne verte et douze dans la seule ville d’Hébron. Ceux-là sont connus, voire célèbres, comme le check-point de Qalandia, véritable caserne de béton et de barbelés, où des centaines de Palestiniens de tous âges piétinent parfois quatre heures, papiers à la main, sous la pluie ou le soleil, pour se voir accorder ou refuser le passage. 700 kilomètres de voies sont ainsi condamnés ou réservés à la circulation des colons. Les bouclages vers Israël et les barrages à l’intérieur des territoires forment une infernale toile d’araignée. Dans certains villages de montagne, les femmes prêtes à accoucher préfèrent une césarienne avant terme plutôt que de voir l’ambulance arrêtée ou refoulée à l’inévitable check-point.
Avant l’Intifada, Ihsan Roukab gérait une flottille de camions qui ravitaillait une cinquantaine de supermarchés à Beït-Hanina, Jénine, Naplouse, Hébron et jusqu’en Israël. Ici, Roukab est la plus grande marque de glaces, un label, un nom que des hommes d’affaires de Tel-Aviv ont proposé d’acheter 6 millions de dollars. A l’automne 2000, les trois frères Roukab gagnaient 1 million de shekels par an et produisaient 8000 pièces par jour, esquimaux ou cornets. Ihsan Roukab est doté d’un passeport américain, d’un master en chimie et ses fils étudient à Boston et à Cleveland, mais cela ne lui donne pas le droit d’aller jusqu’à Jérusalem.
Roukab venait à peine d’acheter à crédit une machine d’un demi-million de dollars capable de fournir 5000 pièces à l’heure quand Ariel Sharon a pénétré sur l’Esplanade des Mosquées. Depuis, ses camions doivent s’arrêter aux barrages, décharger la marchandise, la faire transporter de l’autre côté et la recharger sur un autre camion réfrigéré, en moins de dix minutes, sous peine de perdre sa marchandise. Il y a deux ans, une rafale de mitrailleuse a crevé son freezer géant: «A l’intérieur, on pataugeait dans une épaisse bouillie qui empestait la fraise et le chocolat.» Écœuré, l’industriel, qui a perdu les deux tiers de son chiffre d’affaires, pense à ouvrir un magasin à Prague ou à Milan: «Ici, en Palestine, l’économie est en ruines.»
John Wetter, expert et coauteur d’un rapport de la Banque mondiale, ne dit pas autre chose: «En termes d’économie, l’Intifada est un désastre.» En deux ans, le PIB a chuté de 40% et les revenus sont inférieurs d’un tiers par rapport à la première Intifada. Le chômage touche 27% de la population, contre 10% autrefois, essentiellement des jeunes. Dès la signature des accords d’Oslo, Israël avait commencé à boucler les territoires. Les 150000 ouvriers sous-payés qui travaillaient sur les chantiers ou dans les champs d’Ashdod ou de Tel-Aviv n’étaient plus que 120000 à l’automne de l’Intifada, mais ils assuraient encore un cinquième des revenus. Ils ne sont plus qu’un millier à peine.
Aujourd’hui, un Palestinien sur deux vit au-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 1,6 euro par jour et 16% ont des problèmes de malnutrition. Sur l’échelle du développement des Nations unies, Israël est au 22e rang et les Palestiniens au 102e. Ici, on vit sept ans de moins et les enfants meurent quatre fois plus nombreux, en attendant le mur de séparation qui mettra la touche finale à l’enfermement. Aujourd’hui, seuls le réseau familial de solidarité et le milliard de dollars annuel de l’aide internationale permettent d’empêcher l’effondrement du système palestinien. Mais les experts préviennent que l’aide ne sert à rien sans la levée des barrages: «Pauvreté, désespoir, violence et extrémisme… le lien est direct, dit John Wetter. Si le bouclage continue, tous les territoires seront atteints du syndrome de Gaza.»
Pas besoin d’aller si loin. Il suffit de marcher dans les rues de Naplouse ou de Bethléem pour constater que l’Intifada a changé le visage des villes, le visage des hommes, jusqu’à l’intérieur d’eux-mêmes. Dans Ramallah, capitale intellectuelle de la Palestine, un psychiatre a lancé une enquête sur l’état psychologique des jeunes de 15-20 ans, soit 35% de la population. «J’ai trouvé partout des désordres post-traumatiques, de l’angoisse, des phobies, de la paranoïa et beaucoup d’agressivité, dit le docteur Sahwill. Un tiers des jeunes souffrent d’un vrai syndrome dépressif.» Un homme sur deux a été arrêté et emprisonné une ou plusieurs fois et les femmes passent leurs journées au téléphone à essayer de savoir si le fils ou le mari est arrivé au collège ou au travail.
Professeur, médecin ou notable, un Palestinien fouillé et humilié au check-point par un jeune soldat n’est plus rien face au regard de ses enfants. Mustapha Bargouthi, candidat en campagne pour la présidentielle, interpellé à l’entrée de Naplouse, a dû rester assis une heure dans l’herbe à côté de son assistante. Sortir, travailler, se déplacer, tout est porteur de risque et de frustration. Du coup, le cabinet du docteur Sahwill reçoit beaucoup d’appels de mères ou de jeunes femmes qui se plaignent de violences domestiques. Les effets de la deuxième Intifada sont beaucoup plus dévastateurs que ceux de la première guerre des pierres; cette fois les bouclages, les bombardements mais aussi les attentats suicides – la barbarie de l’acte, moralement injustifiable contre des civils innocents – ont affecté profondément l’image que les Palestiniens avaient d’eux-mêmes.
Qui est responsable de cet énorme gâchis? L’Intifada ou la façon dont elle a été menée? Beaucoup ici sont convaincus que le soulèvement était inévitable. L’application des accords d’Oslo exigeait de la bonne volonté et, après l’assassinat de Rabin, le nouveau Premier ministre Benjamin Netanyahou, hostile à ces accords, a passé son mandat à claquer toutes les portes entrouvertes. Oslo s’embourbait, les colonies augmentaient, la logique sécuritaire faisait office de politique, les leaders palestiniens perdaient leur crédit et la rue grondait, autant contre la paralysie du processus que contre l’inertie, l’archaïsme et la corruption avérée de l’Autorité palestinienne. Face au soulèvement populaire, le gouvernement d’Ehoud Barak a réagi en militaire en ouvrant le feu. Quelques mois d’escalade et plusieurs centaines de morts plus tard, l’Intifada s’était transformée en guérilla. Et avec Sharon au pouvoir, l’escalade était sans limite. «Nous saignons. Il faut qu’ils souffrent aussi!»: cet argument, désespoir et vengeance, mille fois entendu dans Gaza pour justifier les attentats suicides, a engendré une politique de kamikazes au cœur d’Israël. Bus, écoles, cafés, restaurants… le terrorisme aveugle tue, choque Jérusalem, Haïfa ou Tel-Aviv, mais ne fera pas craquer le pays. Bien au contraire.
Le grand tournant se produit avec un fait majeur du XXIe siècle, un événement dont la direction palestinienne sera incapable de tirer la leçon: les attentats suicides contre le World Trade Center. «Jusqu’au 11 septembre 2001, tout était encore possible, dit Saïd Zedani, philosophe à l’université de Bir-Zeït. L’Intifada avait atteint son but: dire au monde que les Palestiniens ne renonceraient pas à un véritable État. En fait, elle aurait dû s’arrêter ce jour-là. Le reste, inutile, n’a été que souffrance et malheur.»
Parmi ceux qui ont senti le danger, il y a Yasser Arafat, qui convoque aussitôt une réunion de toutes les factions. Yasser Abed Rabbo, un des négociateurs des accords d’Oslo, se souvient de la discussion. Arafat propose deux mesures, l’une purement symbolique, offrir son sang pour les victimes de New York, l’autre, capitale, mettre un terme à la militarisation de l’Intifada. Mais les jeunes combattants au sein du Fatah s’inquiètent de perdre du terrain par rapport au Hamas, Arafat lui-même est obsédé par un risque de guerre entre Palestiniens, il veut jouer l’équilibre entre les courants; il ne prend pas de décision nette et progressivement va perdre une partie du contrôle des choses.
Le reste est écrit: George Bush déclare solennellement la «guerre à la terreur», Sharon montre du doigt ses terroristes locaux et accuse systématiquement Arafat après chaque attentat du Hamas, les bombes humaines qui se multiplient et le fanatisme, l’horreur et la répulsion qui transforment l’image des Palestiniens: les «victimes» du début de l’Intifada ne sont plus que des «terroristes» fanatiques islamistes. «Notre erreur majeure a été d’attaquer des civils en Israël! Une erreur que Sharon a su exploiter au maximum, dit Yasser Abed Rabbo, qui ne décolère pas. Si le but de l’Intifada était d’attirer l’attention du monde, le résultat est démesurément bas par rapport à nos pertes: la destruction de toute une génération! Et ceux qui continuent à parler de « résistance absolue par les armes » jouent avec le sang des Palestiniens.»
Au sein de l’Autorité palestinienne, des cadres du Fatah, des combattants Tanzim ou des simples citoyens, on ne remet pas en cause la légitimité d’une lutte, même armée, dans la limite des territoires: «J’ai le droit de me battre contre des soldats qui occupent mon pays depuis trente-sept ans, dit Saïd, militant impressionnant de solidité, vingt ans de lutte, deux fois emprisonné et torturé, devenu un cadre influent des Tanzim, mais personne ne peut justifier moralement l’assassinat de civils innocents.» Ne lui parlez pas d’échec, ni même d’erreur de l’Intifada! Ces mots lui écorchent les lèvres. Comme beaucoup d’autres, universitaires ou combattants, il croit que l’Intifada a tracé des lignes rouges sur les questions de l’État palestinien, de Jérusalem, des lieux saints et des colonies qui n’ont jamais cessé de croître. Et qu’elle démontre qu’aucun des deux adversaires, palestinien ou israélien, ne peut vaincre l’autre par la force.
Il n’empêche, entre les deux communautés s’est creusé désormais un énorme fossé de sang, de haine, de rage, de méfiance et de vengeance. Les dégâts sont immenses. Et l’erreur historique: «Je ne peux pas dire que l’Intifada soit un échec. Résister est légitime. Mais nous n’avons pas le droit d’aider l’occupant à nous maintenir en esclavage, enrage Yasser Abed Rabbo. Nous n’avons pas le droit d’ajouter la stupidité à l’oppression!» Pendant la campagne électorale, le nouveau chef de l’OLP, Mahmoud Abbas, a condamné le recours aux armes et aux attentats contre les civils: «C’est courageux, dit Yasser Abed Rabbo, mais nous sommes en retard, très en retard sur l’histoire… On a perdu dix ans.»
JEAN-PAUL MARI
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