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Islam: la maladie de l’Apocalypse

publié le 17/04/2008 | par Jean-Paul Mari

Une littérature inquiétante sur la fin des temps déferle dans les pays musulmans. Explication de texte


Une littérature inquiétante sur la fin des temps déferle dans les pays musulmans. Explication de texte

Comment avez-vous découvert l’explosion d’une littérature «islamo-apocalyptique» ?
Jean-Pierre Filiu. – J’ai été frappé par l’abondance sur les trottoirs des capitales musulmanes, devant les mosquées ou dans les librairies islamiques de revues aux couvertures criardes. Ces pamphlets côtoient les best-sellers traditionnels sur «l’équilibre moral du bon musulman». Soudain, j’ai vu apparaître ces couvertures effrayantes illustrées de créatures infernales portant des cornes, des ongles longs et crochus, de champs de bataille jonchés de cadavres, d’hommes-marionnettes, de dragons transpercés par des épées dégoulinantes de sang. Il y a beaucoup de sang, tout est gore et tranche avec l’imagerie naïve traditionnelle. Des dizaines d’auteurs et d’éditeurs, surtout égyptiens, produisent le même genre de littérature du Liban au Golfe, de la Malaisie au Canada. Ainsi que sur des sites internet en arabe, en anglais et en français.

– Quelle est l’ampleur de la production ?

J.-P. Filiu. – Nous parlons de plusieurs millions d’exemplaires. J’ai travaillé sur des dizaines de milliers de pages avant de sélectionner 172 brochures de 60 à 700 pages. Dans le grand magasin saoudien Obeikan, à Riyad, la littérature apocalyptique figure en tête de gondole. A Jérusalem, les brochures sont à peine dissimulées sous le comptoir. Cette littérature nourrit un énorme marché où les patriarches parrainent de jeunes talents. Parmi les best-sellers : «La dernière heure approche», dont la couverture montre un Coran ouvert face aux deux tours du World Trade Center, et «l’Antéchrist gouverne-t-il le monde ?», où la Terre est serrée entre des doigts crochus.

– Quel est le message de cette littérature ?

J.-P. Filiu. – Le terme «apocalypse» ne peut pas se traduire en arabe. Il s’agit plutôt d’une vision musulmane de la fin des temps et du jugement dernier développée à partir du Coran et de la tradition. Depuis trente ans, un courant récupère les apocalypses chrétiennes en les recouvrant d’un vernis pseudo-musulman, comme pour combler une angoisse face aux troubles que vivent les musulmans. Le but est de se rassurer sur la certitude de la victoire de l’islam contre tous ses adversaires coalisés. Et les défaites actuelles deviennent les «signes» mêmes de la garantie du succès.

Ce sont des récits hauts en couleur, dramatiques, mettant en jeu des populations entières autour des Lieux saints avec trois personnages-clés. D’abord l’Antéchrist (1), chef des forces du Mal, à la tête d’armées immenses qui veulent éliminer l’islam de la surface de la terre. Face à lui, deux champions de l’islam : Jésus (Issa), qui tuera l’Antéchrist en Palestine. Et le Mahdi, le douzième imam, caché depuis le IXe siècle, qui guidera l’armée musulmane à la victoire. «Apocalypse» vient du grec apokalupsis («dévoilement») .

Les récits déroulent une vérité que les forces du Mal veulent masquer. L’histoire révèle des secrets, annonce l’avenir et dévide des scénarios cachés du futur. C’est un discours aux accents prophétiques, une littérature de dénonciation, vindicative et très violente. Dans les années 1980, les essais visaient à mettre en lumière le «complot sioniste mondial», façon «Protocoles des sages de Sion». En épilogue, les Juifs vaincus disparaissaient au cours d’une ultime bataille entre Jésus et l’Antéchrist, ou se convertissaient à l’islam. Depuis le 11-Septembre et l’invasion de l’Irak, les textes enflammés mettent en scène les «signes» du calendrier apocalyptique : attentats de New York (Babylone), combats en Irak pour «l’or de l’Euphrate» et levée des troupes dans le Khorasan, c’est-à-dire en Afghanistan. Avec une seule conclusion : la fin des temps a commencé.

– Est-ce une littérature délirante ?

J.-P. Filiu.- J’ai souffert à m’immerger aussi longtemps dans ce genre d’élucubrations qui sont une insulte permanente à la pensée. Délirante ? Oui. D’abord un délire de persécution qui récrit l’histoire. Le premier comploteur est saint Paul, qui trahit le message de Jésus en envoyant les apôtres dans le monde pour qu’ils abandonnent la Palestine aux Juifs. Et Luther, qui se passionne pour l’hébreu. Puis Bonaparte, autre grand ami du sionisme; Karl Marx, qui réduit l’homme à la matière; Atatürk le laïque, agent du sionisme ! L’Antéchrist est un Juif dont la trace se retrouve à chaque moment de l’histoire… avant même que le sionisme existe !

Dans certaines versions, l’Antéchrist vit dans le triangle des Bermudes, un sanctuaire qu’il ne quitte qu’en soucoupe volante pour faire ses mauvais coups, fomenter la Révolution française matérialiste, favoriser les croisades faites par les Templiers, membres du «complot judéo-maçonnique». Evidemment, il contrôle les esprits de son esclave l’Amérique par le cinéma de Hollywood. Quant à la France, son agent principal est Alain Delon, qui renonce à être président de la République et devient acteur pour mieux contrôler les esprits… Ouf !


– Et le public croit à ces fables ?

J.-P. Filiu. – C’est une spirale de décomposition intellectuelle en compétition avec l’explication délirante. Chaque nouveau livre fournit une interprétation du monde. Pour le lecteur, c’est tout sauf un divertissement !
N. O. – D’autant que certains événements politiques confortent cette vision…
J.-P. Filiu. – Tout commence vraiment avec le soulèvement de La Mecque en novembre 1979. Au pied de la Kaaba, la Pierre noire sacrée, le Saoudien Qahtani, un Mahdi autoproclamé, déclenche une insurrection millénariste. Ensuite il y a eu la guerre en Afghanistan, le 11-Septembre et l’invasion de l’Irak. En janvier 2007, un soulèvement messianique à Nadjaf, en Irak, est noyé dans le sang – entre 500 et 1000 morts – par les armées irakienne et américaine.

Aujourd’hui, certains chefs politiques tentent de surfer sur la vague apocalyptique. Le Hezbollah libanais présente son leader, Hassan Nasrallah, comme F avant-garde du Mahdi apparue l’été 2006 pour contribuer à la défaite d’Israël. En Iran, le président Ahmadinejad, convaincu que la période actuelle est celle où apparaîtra le Mahdi, a fait plusieurs fois état de messages qu’il reçoit de l’imam caché !

– Quelle est la différence entre les visions sunnite et chiite de l’apocalypse ?

J.-P. Filiu. – Pour les sunnites, la figure centrale est Jésus, qui apparaîtra à Damas au sommet d’un minaret blanc et traquera l’Antéchrist jusqu’à Lod, l’actuel aéroport de Tel-Aviv. Pour les chiites, le personnage essentiel est le Mahdi. Les deux traditions croient à l’Antéchrist, le faux Messie à la fois chef des forces du Mal et grand manipulateur, ainsi qu’aux peuples maudits Gog et Magog, dont les hordes se sont jetées sur les musulmans : au xiir siècle, les Mongols ont dévasté Bagdad; en 2003, les Américains envahissent l’Irak. Les «signes» sont donc là : le «combat pour l’or de l’Euphrate», le «renversement des valeurs», le «développement des épidémies», le sida, et le «temps des catastrophes», le tsunami en 2004.

Sans compter la numérologie, qui s’attache à évaluer la durée de vie de l’Etat d’Israël : si l’occupation de la mosquée Al-Aqsa, en 1967, doit durer quarante-cinq ans selon les textes, Israël sera donc détruit en 2012. Le discours, truffé de dates de victoires et de l’apparition d’un sauveur, est à la fois millénariste et messianique. La bataille finale, effroyable, s’achèvera par l’écrasement des ennemis de l’islam, et Jésus brisera la croix, bannira le porc et instaurera la charia dans le monde.

– Ce discours apocalyptique en rencontre un autre : celui de certains fondamentalistes protestants.

J.-P. Filiu. – Mieux, il s’en nourrit ! Le thème de l’Armageddon, absent de la littérature islamique, est devenu courant pour décrire la bataille du jugement dernier. Dans le Coran, «la bête» porte le bâton de Moïse; mais aujourd’hui c’est la bête à dix cornes de l’Apocalypse des protestants. Pour les télévangélistes américains, le retour du peuple juif enterre d’Israël et la réunification de Jérusalem sont les conditions pour l’apparition du Messie : 59% des Américains croient dur comme fer à la bataille finale d’Armageddon, et 25% pensent que la Bible a prévu le 11-Septembre ! Le président Reagan a affirmé : «Nous sommes la génération qui verra l’Armageddon !» Et l’un des prêcheurs préférés de George Bush n’est autre que Franklin Graham, un champion de l’apocalypse ! Du coup, pour les islamistes, l’ennemi principal n’est plus le sionisme juif, mais bien le sionisme chrétien, avec à sa tête l’Antéchrist suprême.

– Une partie non-négligeable de la planète est en plein délire, non ?

C’est très dangereux. Cela participe à la réduction du monde à des catégories en conflit, musulmans contre juifs-chrétiens, chiites contre sunnites, croyants contre non-croyants. Un cycle de guerres qui ne peut s’achever que… par la destruction de l’autre.

(1)Ennemi du Christ qui, selon l’Apocalypse, viendra prêcher une religion hostile à la sienne un peu avant la fin du monde.

Jean-Pierre Filiu


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