Israël-Iran. Marc Lefevre : « Les bombes seraient moins efficaces que les liquidations des experts nucléaires… »
Israël peut-il vraiment frapper les sites nucléaires iraniens ? L’avis de Marc Lefevre, expert nucléaire et membre du parti israélien Meretz

– Quand le programme nucléaire de Téhéran a-t-il été lancé ?
Bien avant les mollahs, l’Iran avait un programme ambitieux de construction de plusieurs centrales nucléaires civiles pour la production d’électricité. À l’époque du Shah, un premier contrat avait été signé avec Siemens en 1975 pour la construction de la centrale de Busher ; un deuxième contrat était prévu avec Framatome mais a été annulé suite à la destitution du Shah.
Ce programme de développement du nucléaire civil s’est appuyé, en 1975, sur une participation financière iranienne dans la construction à Pierrelatte de l’usine Eurodif d’enrichissement par diffusion gazeuse.
Le contentieux financier avec le régime des mollahs, suite au refus de la France de livrer de l’uranium enrichi après la destitution du Shah, ne s’est résolu que dans les années 1990. Ce différend était en arrière-plan des nombreux attentats et enlèvements subis par la France dans les années 1980, à Beyrouth et ailleurs.
– Quelles sont les installations nucléaires qu’Israël pourrait frapper en Iran ? A-t-on une idée du nombre de sites possibles ?
Il y a d’autres sites que les installations d’enrichissement d’uranium profondément enfouies dont on parle tout le temps.
Pour enrichir de l’uranium, il faut d’abord le convertir sous forme gazeuse en hexafluorure d’uranium (UF6). Cette étape de conversion se fait sur le site d’Ispahan, sans doute moins protégé que les installations enfouies d’enrichissement de l’uranium par centrifugation de Natanz et de Fordow, près de Qom, et aurait l’avantage de bloquer en amont tout le processus d’enrichissement.
– Le complexe militaire de Parchin n’est pas défini comme un site proprement nucléaire, mais il avait été identifié dans le passé comme un site d’étude et de mise au point de l’environnement mécanique et détonique d’une possible future arme nucléaire iranienne.
– Le réacteur de recherche d’Arak avait fait l’objet, à l’initiative de la France, d’une attention particulière lors des négociations de 2015 sur l’accord-cadre multilatéral sur le nucléaire iranien. Ce réacteur utilise du combustible hautement enrichi pour des objectifs déclarés de production d’isotopes à usage médical, mais son emploi pourrait être détourné pour la production de plutonium à usage militaire.
Les accords de 2015 prévoyaient sa restructuration pour éviter ces dérives potentielles. La dénonciation de ces accords par les États-Unis sous Donald Trump, encouragée à l’époque par le gouvernement Netanyahou, a créé un vide sur l’utilisation détournée de ce site à des fins militaires.
– On imagine qu’elles sont profondément enterrées, les frappes pourraient-elles être efficaces ou s’agit-il de gesticulation ?
À titre d’exemple, on sait que le grand site d’enrichissement de plus de 50 000 m² de Natanz est construit à 8 mètres sous terre, protégé par une double enceinte de béton de plusieurs mètres, puis recouvert de plusieurs dizaines de mètres de terre. Il semble raisonnable de penser que les bombes à forte pénétration, utilisées récemment pour décimer l’état-major du Hezbollah, ne causeraient que des dégâts marginaux.
Les Américains disposent bien, dans leur arsenal, de l’obus nucléaire tactique B61-11, la seule arme capable de détruire des installations profondément enfouies. Mais son emploi leur est réservé, et sa mise en œuvre créerait un précédent en tant que premier usage d’une arme nucléaire depuis Hiroshima et Nagasaki, sans compter les risques de contamination nucléaire.
– Quel serait l’effet de frappes réussies ?
Sur des sites profondément enfouis, les effets des bombes à forte pénétration actuellement disponibles seraient limités et certainement moins efficaces que les liquidations ciblées d’experts nucléaires ou le piratage informatique par le virus Stuxnet, qui avait bloqué les opérations d’enrichissement pendant plusieurs mois.
En l’absence de consensus et de concertations internationales, des frappes ciblées sur des sites moins protégés pourraient paradoxalement se révéler contre-productives, en donnant aux mollahs un prétexte pour accélérer leur programme et dépasser un seuil qu’ils s’étaient gardés jusqu’à maintenant de franchir.
– La fin d’une éventuelle bombe iranienne ? Un simple retard ?
Comme l’a souligné encore hier Anthony Blinken, les capacités d’enrichissement en uranium de l’Iran lui permettent de disposer rapidement de la quantité de matière fissile nécessaire pour réaliser une bombe nucléaire à l’uranium et en faire la démonstration par un essai. Si les mollahs préfèrent ne pas le faire, c’est qu’ils jugent plus confortable et utile de rester un État du seuil, d’agiter et de se protéger par cette menace plutôt que de s’attirer les représailles internationales en passant à l’acte.
D’un point de vue opérationnel, une bombe A à l’uranium est relativement facile à produire (les Américains ont lancé leur bombe A à l’uranium sur Hiroshima sans avoir eu besoin de faire des essais préliminaires de validation).
L’avantage pour l’Iran serait d’entrer dans le club des pays nucléaires, mais cela ne lui donnerait aucun avantage stratégique militaire car les étapes seraient encore longues pour parvenir à la mise au point d’engins suffisamment miniaturisés pour être embarqués sur des missiles de longue portée.
– D’ailleurs, l’Iran est-elle vraiment sur le point d’avoir cette bombe ?
Sur le modèle de la Corée du Nord, l’Iran a toujours été tentée de pérenniser son régime en entrant dans le club des pays nucléaires. La communauté internationale s’est résignée à une Corée du Nord protégée par son arsenal nucléaire. Il n’est pas certain que la communauté internationale réagirait de la même manière pour un régime de fanatiques religieux. C’est la peur des représailles mondiales qui fait reculer les mollahs, qui jugent plus sage de se protéger en continuant à agiter une menace.
Par Marc Lefevre
Propos recueillis par Jean-Paul Mari