Israël-Palestine (2) Gaza : une guerre sans fin
Extraits du « Livre noir de Gaza »
Écrire un livre noir de Gaza s’est imposé comme une évidence après les terribles massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas et la violente guerre menée par Israël en réplique. Cela s’est imposé car un blocus complet a immédiatement été instauré, coupant du monde ce petit territoire de 360 kilomètres carrés et ses 2,3 millions d’habitants. Comment, dans ces conditions, savoir ce qu’il se passe, la seule source d’information étant l’armée israélienne elle-même ?
L’accès à la bande de Gaza est interdit aux journalistes, même israéliens, à l’exception de ceux « embedded » par l’armée, et aux travailleurs humanitaires. Ils peuvent toutefois s’appuyer sur le personnel gazaoui qui n’aura de cesse de documenter la réalité sur le terrain dans des conditions périlleuses, extrêmement dangereuses. Début avril, le bilan de l’ONU faisait état de plus de 220 humanitaires tués et Reporters sans frontières (RSF) avance le chiffre de plus de 100 reporters tués depuis le 7 octobre et au moins 27 dans l’exercice de leurs fonctions. Cet ouvrage se base donc sur la collecte de rapports rédigés par les ONG internationales, palestiniennes, israéliennes, ainsi que les agences de l’ONU qui, même si l’accès à l’enclave leur est interdit ou rendu particulièrement difficile, parviennent par leur réseau sur place à obtenir des informations permettant de couvrir ce conflit hors norme.
L’armée israélienne a largué plus d’explosifs que les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki…
Hors norme par le traumatisme vécu par la société israélienne lorsqu’elle découvre l’ampleur du drame avec 1 170 morts (civils et militaires) et quelque 250 personnes enlevées et retenues en otage par le Hamas. Hors norme par le blocus absolu imposé par l’armée israélienne en représailles, privant la population de tout moyen de survie et soustrayant Gaza à tout regard extérieur. Hors norme en raison du ciblage par l’armée israélienne du personnel humanitaire et des infrastructures médicales – seuls 10 hôpitaux sur 36 fonctionnaient encore à la fin avril avec un manque criant de matériel. Hors norme par le déluge de feu qui est tombé sur l’enclave, provoquant le terrible bilan de 38 848 morts au 18 juillet, majoritairement des civils d’après le ministre de la Santé de Gaza, et plus de 10 000 personnes portées disparues sous les décombres d’après l’OCHA et un million de Gazaouis sans domicile.
Selon Euro-Med Human Rights Monitor, l’armée israélienne a largué plus d’explosifs que n’en contenaient les bombes atomiques qui ont décimé Hiroshima et Nagasaki pendant la Seconde Guerre mondiale. L’ONG poursuit en déclarant que l’ampleur et la densité des destructions rivalisent avec les épisodes de guerre urbaine les plus dévastateurs de l’histoire récente, du Blitz de Londres aux décennies de contre-insurrection au Vietnam. Enfin, hors norme par le non-respect du droit humanitaire international.
Le 7 octobre a fait resurgir la question palestinienne de la pire façon et l’attaque du Hamas, aussi horrible soit-elle, ne peut et ne doit pas être déconnectée de l’histoire depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Sans cette contextualisation, qui évidemment ne justifie aucun crime comme certains voudraient le laisser croire, on se condamne à opposer sans fin l’horreur à l’horreur, c’est-à-dire à ne rien savoir ni rien comprendre et ainsi à interdire toute solution. En l’occurrence, la dégradation des conditions de vie des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie, encerclés par le contrôle d’Israël, l’accroissement continu du nombre de colons, un système qualifié par des ONG d’apartheid, sont des éléments qui ne peuvent pas être ignorés. La bande de Gaza, en particulier, vivait sous blocus depuis 2007, et c’est précisément ce qui a permis au gouvernement israélien de resserrer l’étau jusqu’à l’extrême dès le 9 octobre, condamnant les Gazaouis au huis clos avec les forces armées, sans témoin, et livrant au monde l’information quasi exclusive de l’armée israélienne pour seule vérité.
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La tentation du nettoyage ethnique
En attendant, les bombardements qui dévastent la bande de Gaza ne visent pas seulement à toucher les combattants du Hamas, mais bien plus à détruire l’ensemble du territoire. Ou, pour le dire autrement, l’objectif affiché par le gouvernement de Netanyahou est d’éliminer le Hamas, fût-ce au prix de la destruction de toute l’enclave. Or la « victoire totale », c’est-à-dire le démantèlement militaire du Hamas, un des buts de guerre avec la libération des otages, est un leurre et justifie une opération qui pourrait durer, selon les propos du Premier ministre, des mois, voire des années (les combattants du Hamas ont d’ailleurs refait leur apparition dans le nord de l’enclave alors que des responsables militaires israéliens avaient affirmé les avoir « libérés »). Car la réalité à laquelle est confrontée l’armée israélienne est que le mouvement islamiste est non seulement un parti politique mais aussi une milice composée de nombreux civils, et non une armée régulière.
Cette guerre peut alors devenir aussi un nettoyage ethnique, visant, si ce n’est à éliminer physiquement les Gazaouis, du moins à provoquer, et cette fois définitivement, leur départ de leur terre. Mais pour aller où ? À la différence d’autres conflits où des groupes entiers furent spécifiquement persécutés, ils n’ont aucune échappatoire. Les frontières avec Israël et avec l’Égypte sont bloquées, rendant leur sort proprement insupportable. Jusqu’à présent, le président Al-Sissi ne leur ouvre pas le passage pour ne pas être accusé d’être responsable d’une deuxième Nakba. Seuls quelques Gazaouis disposent de suffisamment de moyens pour monnayer très cher la délivrance de permis de sortie en passant par des intermédiaires égyptiens sans scrupules.
Le nettoyage ethnique commence par la déshumanisation de la population palestinienne et le terme « animaux humains » prononcé par le ministre de la Défense, Yoav Gallant, l’illustre tragiquement. Le nombre de victimes avancé par le ministre de la Santé de Gaza est systématiquement remis en cause et minimisé. Le peu d’images de la guerre montrées à la télévision israélienne, en dehors de celles des soldats israéliens qui prennent des positions au Hamas ou maltraitent les prisonniers, vont dans ce sens. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi voulu faire entendre la voix des Palestiniens ordinaires, témoignages recueillis par la presse ou postés sur les réseaux sociaux et dûment vérifiés, en particulier celui de Rami Abou Jamous, qui clôt certains des chapitres de ce livre, où il raconte au quotidien la réalité à laquelle il est confronté. Rami était, avant le 7 octobre, le fixeur régulier de journalistes français ; il continue depuis à envoyer quotidiennement des informations par WhatsApp.
La décision israélienne de fermer la chaîne de télévision qatarienne Al-Jazeera en Israël et de confisquer son matériel est une réaction aux reportages de sa rédaction gazaouie, qu’elle ne cesse de diffuser internationalement depuis le 7 octobre et qui mettent à mal le récit officiel de l’armée israélienne. Quoi que l’on pense de la ligne éditoriale d’Al-Jazeera, c’est le seul canal professionnel par lequel la population de Gaza est visible. Le processus d’invisibilisation des Palestiniens s’est fortement renforcé depuis le blocus imposé en 2007. Les Israéliens ont progressivement « occulté » leur existence et n’éprouvent de ce fait aucune empathie.
L’adoption, le 19 juillet 2018, par la Knesset, de la loi « État-nation juif » définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif participe de cette stratégie vis-à-vis des Palestiniens d’Israël. C’est ainsi que pour beaucoup d’Israéliens, tout Palestinien, y compris les enfants, est responsable des massacres du 7 octobre et qu’à ce titre, la guerre est « légitime », quelle que soit sa démesure. Netanyahou s’appuie sur l’extrême droite, dont il a besoin pour se maintenir au pouvoir et qui milite depuis longtemps pour l’éradication de la « question palestinienne ». Le 2 janvier 2024, Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, a appelé, au lendemain d’un appel similaire du ministre des Finances, Bezalel Smotrich, au retour des colons juifs à Gaza et a encouragé la population palestinienne à « migrer ».
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Faire disparaître la « question palestinienne »
C’est le résultat d’une politique patiemment élaborée par Netanyahou visant à faire disparaître la question palestinienne, et ce en répétant qu’il n’y a pas d’interlocuteur avec lequel négocier et en délégitimant tous les jours un peu plus Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne. La menace que représente l’Iran a été régulièrement brandie pour en faire une priorité par rapport au sort des Palestiniens. Cette stratégie a bénéficié du soutien de Donald Trump lors de son séjour à la Maison-Blanche, qui a, de plus, favorisé le processus de normalisation avec certains pays arabes, là encore pour faire disparaître les revendications palestiniennes.
L’argument avancé était que cette cause ne mobilisait plus le monde arabe, que les jeunes rêvaient de vivre comme à Dubaï et qu’en échange de la normalisation, l’argent coulerait à flots dans les territoires : bien-être économique troqué contre les aspirations nationalistes. La politique d’invisibilisation a été avalisée par les pays arabes qui ont signé les accords d’Abraham en 2020 sans obtenir aucune concession pour les Palestiniens. L’absence de manifestations dans les pays arabes semblait leur donner raison. Ce pourrait ne plus être le cas aujourd’hui. Que se passera-t-il une fois que les armes se tairont ?
Benyamin Netanyahou a toujours fait preuve d’une extraordinaire constance à refuser l’idée même d’un État palestinien. Pour lui, comme pour la droite et l’extrême droite, le moment est venu de mettre en œuvre son rêve, le nettoyage ethnique, c’est-à-dire l’expulsion des Palestiniens aussi bien de Cisjordanie que de Gaza pour réaliser et achever le projet sioniste intégral d’annexion de tout le territoire de la Palestine historique. Mais à la différence de 1948, les Palestiniens savent et ont compris que s’ils partent, ils ne reviendront jamais plus. Se pose dès lors la question de l’avenir politique d’Israël.
Netanyahou donne régulièrement des gages à l’extrême droite pour éviter que ses représentants fassent tomber son gouvernement. D’où sa fuite en avant dans la radicalité de la guerre, et surtout l’absence de plan pour « le jour d’après ». Mais ce serait se leurrer que de croire que le départ de Netanyahou, souhaité par une partie des Israéliens, permettra de trouver une solution politique au devenir des Palestiniens. Selon le sondage de The Israel Democracy Institute, publié le 26 mars 2024, 57 % des Israéliens ont une mauvaise ou très mauvaise opinion du Premier ministre. Et selon le Pew Research Center, 73 % d’entre eux considèrent que la réponse militaire contre le Hamas a été « à peu près correcte » et n’a pas été assez loin.
En lançant l’opération du 7 octobre, il s’agissait pour le Hamas, et sans aucune considération pour le prix humain à payer pour sa population, d’attirer Israël dans la bande de Gaza pour qu’il s’y embourbe. Aussi terrible que soit cette stratégie, elle a, du point de vue du mouvement islamiste, atteint son objectif, en remettant l’existence palestinienne sur le devant de la scène et, par effet miroir, elle a démontré l’aveuglement israélien dans son refus d’un règlement politique.
C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire l’acharnement d’Israël à délégitimer l’agence de l’ONU dédiée aux réfugiés, l’UNRWA. Cette agence de l’ONU a été créée officiellement le 27 décembre 1949 à la suite de la première guerre israélo-arabe de 1948-1949 pour venir en aide aux réfugiés. Elle était censée être temporaire, son mandat devant prendre fin avec le retour négocié des réfugiés chez eux à la suite d’une solution politique. Son mandat est, depuis sa création, renouvelé tous les trois ans par l’Assemblée générale de l’ONU. Elle est présente dans la bande de Gaza mais également en Cisjordanie, au Liban, en Syrie et en Jordanie où vivent toujours des réfugiés de 1948 et leurs descendants, et assure un soutien vital à six millions d’entre eux.
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A suivre…
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