Israël-Palestine : « Le livre noir de Gaza » (1)
Après un an de guerre à Gaza, que s’est-il réellement passé dans l’enclave palestinienne? Un livre, riche, dérangeant, passionnant, construit à partir des rapports des ONG, d’enquêtes d’experts et d’articles de presse, essaie de combler le vide.
La préface de Rony Brauman
Jusqu’au 6 octobre 2023, à en croire de nombreux commentateurs, la situation était calme. Le conflit israélo-palestinien était, sinon résolu, du moins sous contrôle. Les affaires sérieuses se déroulaient ailleurs, en Ukraine attaquée par la Russie, à Taïwan menacée par la Chine, pour ne citer que ces régions en crise, mettant aux prises les grandes puissances. Certes, des foyers de violence persistaient ici et là, en Syrie, au Yémen, en Irak, mais l’apaisement des tensions l’emportait tendanciellement au point que les chancelleries occidentales, Washington en premier lieu, se félicitaient de la sécurité enfin revenue. Des enjeux plus importants, plus urgents, les appelaient ailleurs. L’occupation de la Palestine, territoire exigu, ne concernant que quelques millions d’habitants, était devenue un détail de la scène internationale, une affaire réglée en somme puisqu’elle avait quitté, depuis longtemps, la une des médias. Si ce n’est quand un attentat venait troubler la quiétude ambiante.
Ce coup d’œil rétrospectif offre un aperçu éclairant sur ce que l’on entend généralement par « période calme » en Israël-Palestine : il s’agit d’une période pendant laquelle il n’y a pas de morts israéliens. Que se passe-t-il quand il ne se passe (médiatiquement) rien ? Tout : harcèlement des paysans palestiniens par des colons protégés par l’armée, destructions de récoltes, d’habitations, expulsions de villages, multiplication de check-points, assassinats, arrestations arbitraires, et l’on en passe. Ce qu’en termes pudiques on nomme le « statu quo », autrement dit la poursuite du grignotage des terres, de la dépossession, de l’épuisement des habitants de Palestine. Tout le monde sait cela, bien sûr, la presse rapporte ces faits de temps à autre dans ses pages intérieures, mais on peut choisir d’ignorer ce que l’on sait.
L’extrême violence de l’attaque du 7 octobre, les atrocités commises, les enlèvements de civils, restent dans les mémoires comme un choc effroyable. Ces horreurs rejoindront d’autres horreurs, commises au nom de la libération, dans d’autres luttes anticoloniales. Ce qui n’excuse rien, ces crimes restent des crimes, mais incite à rejeter le jugement métaphysique qu’ont porté certains, en premier lieu les autorités israéliennes, et derrière elles leurs divers soutiens : le Mal absolu renaît, l’existence des juifs est menacée, la lumière doit triompher des ténèbres. Pourtant, comme l’a sobrement résumé Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères du Parlement français, « la violence du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ».
Remarque de bon sens, bien souvent ignorée, voire criminalisée en tant que justification du terrorisme. Resituer cet événement épouvantable dans une histoire, évoquer les milliers de morts et de blessés de ces dernières années, considérer l’humiliation de vivre dans un camp sous blocus et la colère de se voir privé d’avenir, cela revient en effet, pour les soutiens d’Israël, à justifier a posteriori le nazisme par l’injustice du traité de Versailles. Rien de nouveau, à vrai dire : Sharon comparait en son temps Arafat à Ben Laden, et Netanyahou affirmait que l’extermination des juifs d’Europe était une idée soufflée à Hitler par le grand mufti de Jérusalem.
«Expliquer, c’est déjà justifier», disait Manuel Valls au sujet des attentats en France. « Pire crime antisémite depuis la Shoah», déclarait Emmanuel Macron au sujet du 7 octobre, apparemment oublieux du fait qu’aucun juif n’occupait l’Allemagne nazie, ni ne dépossédait ses habitants de leurs vies. Ce n’est en rien nier l’atrocité de leur sort que d’affirmer que les victimes de l’attaque du Hamas ont été tuées ou enlevées en tant qu’Israéliens et non en tant que juifs. C’est au contraire se couper de la réalité de l’occupation que de se demander d’où vient la haine effrayante et mystérieuse qui s’est donnée libre cours ce jour-là.
Les pères fondateurs d’Israël, tout à leur tâche de chasser la population autochtone de Palestine, n’étaient cependant pas aveugles à la réalité qu’ils créaient. Écoutons Moshe Dayan, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, s’exprimer lors des funérailles d’un jeune homme enlevé et torturé par des Palestiniens dans un kibboutz proche de Gaza, l’un de ceux qui furent attaqués le 7 octobre : «N’accusons pas aujourd’hui les tueurs. Pourquoi devrions-nous nous plaindre de leur haine brûlante envers nous ? Voici huit ans [nous sommes en 1956] que depuis le camp de réfugiés de Gaza, ils nous voient construire notre patrie sur la terre et les villages où ils vivaient, où leurs pères et leurs ancêtres vivaient. » Paroles restées d’actualité, soixante-dix ans plus tard, et pourtant inaudibles de nos jours, tant règne la rhétorique d’intimidation par assignation à l’antisémitisme.
Par Rony Brauman
A suivre…
Le livre
Un an pile après le début de l’offensive israélienne, ce livre voudrait combler ce vide en recensant autant que possible les faits qu’ont pu établir les ONG internationales, palestiniennes et israéliennes (Amnesty International, Human Rights Watch, Médecins Sans Frontières, Reporters sans Frontières, Btselem, Oxfam, Unicef…).
La guerre menée par Israël à Gaza depuis la tuerie perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023 est sans doute la plus meurtrière et destructrice jamais conduite par l’Etat hébreu dans ce territoire palestinien. Et pourtant, le blocus absolu imposé à la presse (y compris la presse israélienne), aux humanitaires et aux observateurs internationaux sur le terrain la rend, malgré les réseaux sociaux, paradoxalement invisible.
Ce livre est construit à partir des rapports des ONG, d’enquêtes d’experts et d’articles de presse, sélectionnés et introduits par la spécialiste du Moyen Orient Agnès Levallois, avec les contributions inédites de consultants indépendants et responsables d’ONG.
L’ensemble est complété par une chronologie précise des événements et leur mise en contexte dans l’histoire longue de la politique israélienne à Gaza, et préfacé par Rony Brauman, ex-
Président de MSF.
Sont ainsi documentés : le sort des victimes civiles, les déplacements de population, la famine, l’empêchement de l’aide humanitaire, la presse sous blocus, la stratégie militaire israélienne et les armes utilisées, les destructions physiques des habitats, hôpitaux, écoles, infrastructures, terres agricoles, et enfin, les questions de droit international. Bilan, hélas provisoire, d’une guerre qui ne peut mener qu’au chaos.