ITW Rémi Kauffer : «gagner la bataille du renseignement n’est pas gagner la guerre… »
Historien reconnu du renseignement et de l’espionnage français ainsi qu’international, Rémi Kauffer vient de publier (*) une somme bourrée de révélations. Pierre Feydel l’a rencontré
GR: Quelle est l’opération ou le réseau qui vous a le plus impressionné lorsque vous avez écrit ce livre très riche ?
Sans vouloir faire de la publicité, je dirais les espions de Cambridge, à qui j’ai consacré mon livre précédent, éponyme. Mais il y a aussi eu l’Orchestre rouge à Berlin, les Trois Rouges en Suisse, ou encore Richard Sorge au Japon. Une panoplie impressionnante de réseaux soviétiques. Du côté britannique, pendant la Seconde Guerre mondiale, on ne peut pas oublier l’étonnant Dudley Clarke, un personnage hors normes qui a initié deux grandes stratégies britanniques contre l’Allemagne nazie : les opérations de commando comme facteur de déstabilisation psychologique de l’ennemi et les manœuvres de désinformation — ce que les Anglais appellent « deception » — qui ont révélé le secret du Jour J, le débarquement en Normandie. Un travail en petits comités, certes, mais une œuvre collective malgré tout, car l’espion qui gagne à lui seul les guerres n’existe pas.
GR: Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de choses ont changé dans le monde du renseignement. Selon vous, en quoi ?
Le monde du renseignement est en perpétuelle évolution. Il dépend de multiples facteurs liés à l’évolution même des sociétés. Marx soulignait déjà qu’à l’époque du télégraphe, la quantité d’informations et d’échanges circulant sur la planète avait considérablement augmenté par rapport à la période précédente. Que dire alors de notre monde où les informations et les échanges explosent de manière exponentielle grâce au numérique ? Au début du XXe siècle, l’information était relativement rare. Nos aïeux vivaient dans un monde de sous-information : seuls quelques initiés connaissaient les dessous des cartes. Dans ce contexte, le rôle des services secrets était de collecter les renseignements « saisissables » dans cette quantité limitée. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde de surinformation. Le rôle des services est donc de trier les éléments utiles parmi cette masse en perpétuelle évolution. Pour cela, ils ont besoin de capacités technologiques — pensons au numérique et à l’intelligence artificielle —, mais aussi d’un indispensable facteur humain. Sans lui, le reste perdrait son sens.
GR: Technologie et facteur humain ne vont jamais l’un sans l’autre, selon vous ?
Exactement. Prenez le personnage d’Alan Turing, brillamment interprété par Benedict Cumberbatch dans le film The Imitation Game . C’était une interprétation époustouflante, mais trompeuse, car elle laisse penser que Turing, génie incontestable, travaillait en solitaire au décryptage de la machine Enigma. Or, je montre dans mon livre que d’autres chercheurs de haut niveau œuvraient également à Bletchley Park, le QG britannique pour le décryptage des messages : Gordon Welchman, par exemple, était le seul à pouvoir travailler en collaboration avec Turing, ce dernier étant autiste ; Maxwell Newman ; ou encore Tommy Flowers, qui a construit « Colossus », un véritable ordinateur, pour casser une autre machine de cryptage allemande, la Lorenz, réservée aux hautes sphères du IIIe Reich. N’oublions pas non plus le travail en amont des mathématiciens polonais, celui du Service de renseignement français et de sa taupe allemande « HE » avant la guerre. Et sans oublier les 9 000 personnes, dont une grande majorité de femmes, qui travaillaient à Bletchley Park. Les Américains ont aussi contribué à cette phase de la guerre secrète du décryptage, avec leur capacité à envisager les choses sous un angle industriel. Pour en revenir à Turing, sa théorie de « machine universelle », conçue avant le conflit, fait de lui un des pères de l’intelligence artificielle, dont les services secrets actuels se servent déjà.
GR: Justement, les services de renseignement d’aujourd’hui sont-ils à la hauteur de ceux d’autrefois ?
Établir un hit-parade est difficile. La Seconde Guerre mondiale a grandement contribué à l’accélération du renseignement technologique que nous connaissons aujourd’hui. Mais j’insiste : le facteur humain reste essentiel, ne serait-ce que lorsqu’il est croisé avec les éléments techniques. Dans quelle proportion ? C’est comme pour une bonne sauce : tout est dans le dosage. Le renseignement n’est d’ailleurs pas nécessairement l’apanage des professionnels, même si ces derniers prédominent aujourd’hui. Entre 1940 et 1945, les réseaux de renseignement de la Résistance française étaient composés à 90 % d’amateurs sans formation préalable. Des amateurs, hommes, mais aussi très souvent femmes, incontournables comme leurs camarades des réseaux d’exfiltration des soldats alliés en Europe, dont je parle également dans mon livre.
GR: Le rôle de l’espionnage n’est-il pas survalorisé ?
Dans l’imaginaire des romans, des films et des séries, si. Je le répète : l’espion qui gagne les guerres à lui tout seul est un mythe. En revanche, beaucoup d’historiens s’entêtent à nier que le renseignement, qu’ils ne peuvent pas bien connaître, ait un quelconque poids sur les événements. Tant mieux pour moi, si j’ose dire, car cela me laisse le champ libre pour démontrer son rôle dans l’Histoire. Moins omniprésent que ce que croient certains complotistes dans leurs délires, mais tout de même important. Un exemple : si Staline avait écouté ses services secrets, qui l’avaient prévenu de l’attaque nazie en préparation contre l’URSS en juin 1941, au lieu de se fier à son intuition, l’Histoire aurait pris une tout autre tournure.
GR: D’autant que vous révélez dans votre livre qu’il a été alerté par 80 sources différentes !
Oui. De même, si les services de décryptage américains et leurs commanditaires politiques et militaires avaient pu anticiper l’assaut japonais sur Pearl Harbor en décembre 1941…
GR: Vous parlez de commanditaires politiques et militaires. Pourquoi les Israéliens se sont-ils laissés surprendre le 7 octobre de l’année dernière ?
Pour les mêmes raisons qu’en 1973, ils avaient déjà été pris de court par le déclenchement de l’offensive syro-égyptienne du Kippour. À l’époque, ils se concentraient sur la traque des auteurs du massacre des JO de Munich et, après leur victoire éclair lors de la guerre des Six-Jours en 1967, ils sous-estimaient le niveau d’organisation de leurs adversaires, qu’ils considéraient à tort comme des « ploucs » — passez-moi l’expression. Le complexe de supériorité qui, dans le renseignement comme ailleurs, peut mener aux pires erreurs. Concernant le 7 octobre, il faut y ajouter la certitude fallacieuse que quinze ans de politique du gouvernement israélien avaient littéralement anesthésié les Arabes. Une certitude contradictoire avec les renseignements montrant comment le Hamas avait construit un complexe souterrain très élaboré. D’accord, il est plus difficile de repérer des tunnels avec des satellites, des avions ou des drones — la suite laborieuse des opérations le prouve. On savait néanmoins, mais sans véritable volonté politique de savoir.
C’est un problème aussi ancien que l’espionnage : qui a écouté le Service de renseignement français en 1940, lorsqu’il évoquait l’hypothèse d’une percée allemande à travers les Ardennes? Quant aux intentions précises du Hamas — assaut d’une extrême brutalité de nouveau au moment du Kippour et prise massive d’otages —, il aurait sans doute fallu davantage d’agents israéliens infiltrés, donc plus de renseignement humain, pour les anticiper.
GR: Les récents piégeages des bippers ou des talkies-walkies du Hezbollah révèlent quand même une opération israélienne de grande envergure qui allie solutions technologiques et, probablement cette fois, infiltration humaine…
C’est apparemment un succès technologique. Mais au-delà du bilan humain, est-ce aussi un succès politique et stratégique ? Seul l’avenir le dira. La réussite tactique d’une opération de services secrets ne garantit jamais la réussite stratégique, jamais à elle seule du moins. Quant aux modalités de ces piégeages, telles qu’elles ont filtré dans les médias — américains en particulier —, elles peuvent être exactes, mais elles peuvent aussi être biaisées, de manière à protéger le secret d’un modus operandi tout différent qui pourrait être utilisé dans un autre contexte, voire sur un autre front. Soyez certains que les services secrets de tous les pays du monde essaient à présent d’en savoir plus.
GR: Les services russes sont-ils aujourd’hui à la hauteur de ceux légendaires d’autrefois, comme le KGB ?
Jusqu’à la fin de l’ère stalinienne, la motivation des « collaborateurs secrets » des services soviétiques était très largement idéologique. Des gens — pardon de renvoyer encore une fois à mes espions de Cambridge — pouvaient trahir leur pays parce qu’ils croyaient à « l’avenir radieux » du communisme. À partir de l’ère khrouchtchévienne, cette motivation a décliné. En parallèle, la communauté soviétique du renseignement accentuait une stratégie indirecte d’attaque des pays « capitalistes » par la désinformation. La Russie actuelle de Poutine amplifie ces techniques, en y introduisant des facteurs d’accélération tels que les réseaux sociaux ou le recours à l’intelligence artificielle. Rien ne se perd tout à fait, donc.
Un autre élément de continuité : les « opérations mouillées » — de sang, sous-entendu. En termes crus, les assassinats. Le service de renseignement de l’Armée rouge, renommé GRU en 1942, était initialement chargé de former les détachements armés insurrectionnels des partis communistes. Naturellement, on lui a confié certaines opérations mouillées. Aujourd’hui, il reste le bras armé de Poutine à l’extérieur. Sans motivation idéologique réelle, la Russie actuelle étant gouvernée par une sorte de conglomérat mafieux entre dirigeants des services de sécurité (les fameux « siloviki ») et milieux financiers proches du pouvoir. Ceux qui prétendent jouer un jeu personnel en dehors de cette structure meurent : pensez à Prigojine et à tant d’autres victimes « d’accidents ».
GR: Dans le conflit russo-ukrainien, qui marque le plus de points du point de vue du renseignement ?
Comme les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, les Ukrainiens ont adopté une utilisation très intelligente des opérations de commando pour déstabiliser l’adversaire et affaiblir son moral. C’est l’une des armes du faible contre le fort. Cependant, même très inventifs, ils ne disposent pas d’un appareil technologique comparable à celui des Russes. De plus, les Ukrainiens sont contraints de respecter certaines limites que leurs adversaires de l’Est, eux, n’ont aucun scrupule à franchir.
Dans une certaine mesure, le renseignement des pays qui soutiennent l’Ukraine — les États-Unis bien sûr, mais aussi la France — compense cette asymétrie. Notons qu’en février 2022, la communauté américaine du renseignement a inauguré une nouvelle méthode. Là où les services secrets gardent généralement leurs informations sensibles pour leurs propres gouvernements, eux ont choisi d’annoncer urbi et orbi l’agression russe à l’avance.
En France, certains ont crié rituellement à la « provocation de l’impérialisme américain » pour déclencher une guerre. L’ennuyeux pour eux, et malheureusement pour les Ukrainiens, c’est que l’information américaine était exacte. La guerre de Poutine était bel et bien là…
(*) « La guerre mondiale des services secrets » , Editions Perrin 1939-1945.
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